La droite américaine a détourné la colère - TopicsExpress



          

La droite américaine a détourné la colère populaire Impuissant face au chômage et au gouffre de la dette publique, M. Barack Obama sort affaibli de son premier mandat. Les conservateurs, bien placés pour remporter l’élection présidentielle de 2012, peinent à trouver un candidat crédible. Mais ils sont d’ores et déjà parvenus, après une mauvaise passe, à faire oublier le naufrage idéologique que constitue pour eux la crise financière. Un candidat, M. James Richard (« Rick ») Perry, incapable de se souvenir du nom des ministères qu’il entend supprimer. Un autre, M. Herman Cain, qui semble tout ignorer de la stratégie américaine en Libye ( M. Herman Cain a décidé de retirer sa candidature le 3 décembre 2011.). Un troisième, M. Newton Gingrich, n’hésitant pas à qualifier le peuple palestinien d’« invention ». Le spectacle offert par le Parti républicain dans sa recherche d’un candidat suffisamment « authentique » pour satisfaire sa base électorale ressemble parfois à un lent suicide. Mais on aurait tort de prononcer trop tôt l’oraison funèbre des conservateurs américains. A maintes reprises, ils ont démontré leur capacité à se sortir de l’ornière. Désarçonnés par l’échec flagrant de l’idéologie néolibérale après l’effondrement boursier de 2008, ils semblaient alors avoir un pied dans la tombe. Deux ans plus tard, lors des élections de mi-mandat, ils s’emparaient de la Chambre des représentants. Sans faire le moindre compromis idéologique. Redoublant d’enthousiasme à l’égard des principes qui avaient conduit le monde au bord du gouffre. Le climat politique de 2008 n’augurait pourtant rien de bon pour les conservateurs. A l’époque, les commentateurs n’en doutaient pas : la nation allait s’engager sur une voie nouvelle. Dès avril, le journaliste Sidney Blumenthal prédisait la « mort de l’Amérique républicaine ». Quant à l’analyste politique Stuart Rothenberg, il pronostiquait un an plus tard : « Les chances pour que les républicains prennent le contrôle d’une des deux Chambres en 2010 sont de zéro. Pas proches de zéro. Pas minces ou faibles. Zéro. » Cette radicalisation en réponse à une crise du capitalisme constitue un événement unique dans l’histoire américaine. En règle générale, le « scénario des temps difficiles » ressemble à celui des années 1930 : les marchés chavirent, les licenciements explosent, les saisies commencent. Et puis les gens descendent dans la rue, s’angoissent, désespèrent, se rebellent ; ils demandent à l’Etat d’agir, de punir les coupables, de secourir les victimes. De leur côté, les conservateurs paniquent et redoutent une révolution. Ils voient dans le moindre signe de contestation une menace communiste : « Le New Deal tente d’imposer en Amérique un gouvernement totalitaire », tempêtait en 1936 Jouett Shouse, président de l’American Liberty League ( Rassemblement de riches industriels américains créé en 1934.) et ancien député du Kansas. Mais le chiffon rouge du totalitarisme s’avère inefficace : grâce au soutien massif des ouvriers, des paysans et des petits employés, le président démocrate Franklin D. Roosevelt est réélu en 1936 avec plus de 61 % des suffrages. A partir de 1937, les démocrates occupent les trois quarts des sièges de la Chambre des représentants. Le parallèle avec les années 1930 — et le bon sens ! — suggérait que le krach de 2008 allait relancer le script habituel. C’est d’ailleurs ce qui s’est produit dans un premier temps. D’abord, les républicains ont perdu la Maison Blanche. Les démocrates ont relevé le salaire minimum, créé une commission d’enquête sur la crise financière et adopté un plan de relance de 787 milliards de dollars. Le président Barack Obama fit même voter une loi en faveur de l’assurance-maladie universelle. Tout le monde se plaisait à comparer la période avec celle de la Grande Dépression et à parler de « New Deal vert ». Puis les choses ont pris une tournure différente… M. Charles Koch, magnat de l’industrie pétrolière et influent bailleur de fonds d’organisations libertariennes, fut l’un des premiers à sonner le tocsin, en janvier 2009 : « Confrontés à la plus grande perte de liberté et de prospérité depuis les années 1930 », les Etats-Unis commettent « les mêmes erreurs » que par le passé, analyse-t-il alors. Agitant la menace d’une augmentation des impôts, le magazine Forbes prévient ses lecteurs fortunés : « L’Oncle Sam veut votre argent, et, derrière la porte, la foule veut votre tête. » De fait, en mars 2009, la colère populaire atteint des sommets : les dirigeants d’American International Group (AIG), un supermarché de la finance secouru par l’Etat, viennent d’annoncer des bonus faramineux (165 millions de dollars) pour le service qui avait inventé les produits dérivés à l’origine de la faillite de l’entreprise. Le dégoût de la population est volcanique : le 18 mars, l’hebdomadaire Bloomberg constate que « les Américains veulent voir des têtes rouler ». En avril, M. Obama lui-même avertit les banquiers de Wall Street : « Mon administration est le seul rempart entre vous et les fourches. » Pourtant, les républicains opèrent leur rétablissement et remportent triomphalement les élections législatives de novembre 2010. Comment ? En détournant le mécontentement populaire de Wall Street vers Washington, et en transformant la colère contre les banquiers en soulèvement contre l’Etat et les impôts. Longtemps, les succès de la droite ont été imputables aux mystifications de la « guerre culturelle » (culture war). Des années 1970 aux mandats de M. George W. Bush, les grandes questions économiques ne s’étalaient pas sur la place publique : elles se réglaient à Washington, avec un large consensus entre les deux partis. Pendant ce temps, le débat public se focalisait sur l’avortement, l’immigration ou encore la théorie de l’évolution La doctrine du mauvais voisin Le renouveau conservateur, en 2009, est d’une nature très différente. La droite veut désormais débattre publiquement d’économie. Le brouillard de la guerre culturelle semble — temporairement — dissipé. Sur le forum de discussion en ligne des Patriotes du Tea Party, l’une des principales organisations de la droite revigorée, « les discussions sur les sujets de société ne sont pas autorisées ». Les participants doivent se limiter aux thématiques suivantes : « La diminution de l’Etat, la rigueur budgétaire et le libre-échange. » De même, le « Contrat avec l’Amérique » publié par le Parti républicain en 2010 ne mentionne aucun des thèmes qui constituaient le cœur des polémiques des décennies précédentes. La droite n’a pas renoncé pour autant aux vertus de la mystification. Bien au contraire : elle est parvenue à défendre le modèle capitaliste, mais sans évoquer le capitalisme réel, les crédits subprime ou la dérégulation. Le problème, répètent sans relâche ses porte-parole, c’est la liberté, bafouée par un plan de sauvetage aux accents socialistes. L’appel aux armes vint d’une harangue télévisée du journaliste Rick Santelli, explosant de colère dans la salle des marchés de matières premières de Chicago. Santelli avait déjà critiqué bien des aspects du plan de sauvetage au cours des mois précédents ; mais, en ce jour de février 2009, alors qu’il a l’oreille de la nation, sa colère vise un dispositif précis : celui qui prévoit d’aider les propriétaires endettés à modifier les termes de leur emprunt, afin de rendre leurs mensualités plus abordables et donc de prévenir les saisies. C’est la seule partie qui devait bénéficier directement aux emprunteurs individuels, et non aux acteurs institutionnels. Selon Santelli, ces mesures « encouragent les mauvais comportements » en « subventionnant les crédits des perdants » avec de l’argent public. Or, « qui accepterait de payer les crédits d’un voisin qui a une salle de bains extraordinaire, mais qui n’est pas capable de régler ses factures ? ». La diatribe fit grand bruit et les conservateurs saisirent l’occasion pour redéfinir les termes du débat. « Laissons les ratés faire faillite », clame le Tea Party. Ce slogan, qui s’affiche lors des rassemblements républicains, constitue la clé du succès de la droite. Des banques au voisin de Santelli qui dilapide son argent, que tout le monde fasse faillite ! Dans un chapitre du « Manifeste du Tea Party », MM. Richard Armey et Matthew Kibbe écrivent : « Nombre d’entre nous savions instinctivement que le plan de sauvetage était une mauvaise chose. Pour que le capitalisme fonctionne, nous comprenions qu’il fallait être capable d’engranger les profits de ses prises de risques, mais aussi d’accepter la possibilité de perdre sa mise. Nous avons tous un voisin, nous avons tous entendu parler de quelqu’un qui vit au-dessus de ses moyens, pendant trop longtemps. Et nous nous demandons pourquoi nous sommes obligés de payer pour lui. » Ce sont ces « assistés »-là qui doivent faire faillite ; en général des individus, rarement des multinationales. Un masque pour les privilèges Ce n’est guère surprenant, tant l’idéologie entrepreneuriale joue un rôle déterminant dans le renouveau conservateur. Les membres du Tea Party parlent de « cœur de compétence » pour décrire leur militantisme, d’« entrepreneurs politiques » pour désigner les dirigeants, d’« acheteurs précoces » pour nommer les militants de base. La figure du petit patron est constamment valorisée. M. Don Crist, l’un des idéologues du mouvement, auteur d’une brochure intitulée What Can I Do ? After the Tea Party, se présente comme un « consultant pour petites entreprises », tandis que M. James (« Jim ») DeMint, sénateur de la Caroline du Sud, explique à ses groupies que ses convictions anti-Etat ont été forgées par son expérience de « petit entrepreneur ». En campagne pour remporter le siège de sénateur de l’Illinois, en novembre 2010, le républicain Mark Kirk proposait quant à lui de promulguer une « Déclaration des droits des petites entreprises ». Selon une étude du New York Times sur les élections de mi-mandat de 2010, 40 % des nouveaux élus républicains à la Chambre des représentants sont des petits patrons. « Ce n’est pas l’Etat qui crée des emplois, c’est vous ! », lançait Mme Nan Hayworth, députée de New York, aux chefs d’entreprise de sa circonscription. C’est ce type de discours qui a permis à la droite d’échapper au « scénario des temps difficiles ». Car, aux Etats-Unis, le petit entrepreneur est traditionnellement drapé des vertus de l’héroïsme. Comme le fermier avant lui, il est perçu comme sacré ; il est l’individualisme incarné, le courageux combattant qui permet depuis toujours à l’économie américaine de prospérer. En 1983, dans un discours célébrant la Semaine de la petite entreprise, le président Ronald Reagan se faisait lyrique : « Toutes les semaines devraient être celle de la petite entreprise. Parce que l’Amérique, c’est la petite entreprise (…). Les entrepreneurs sont des héros oubliés » ; ils sont les « fidèles qui aident nos églises, nos écoles, nos communautés ». La renaissance conservatrice de ces dernières années a été rendue possible par l’hostilité historique des petits entrepreneurs envers les banques, ces institutions « trop grosses pour faire faillite » qui aspirent l’argent des contribuables. Mais cette hostilité ne se traduit pas par une demande de régulation. Au contraire : « La plupart des membres du Tea Party que j’ai rencontrés sont de petits commerçants, raconte le journaliste Matt Taibbi. Ils tiennent des magasins de matériel informatique ou des restaurants. Ils assimilent la régulation à un inspecteur de l’hygiène qui viendrait les déranger et leur infligerait des amendes pour des broutilles. Voilà leur expérience de la régulation. Donc, quand ils pensent à JPMorgan Chase, à Goldman Sachs, à l’idée de réguler ces banques, pour eux, c’est la même chose. » Et le Parti républicain encourage la confusion entre ces deux types de pratique. Le petit entrepreneur incarne le visage du conservatisme parce que son acrimonie contre les multinationales et leurs relais politiques épouse l’air du temps. Cela n’empêche pas les élus républicains d’accorder toujours leurs faveurs aux mêmes, en s’opposant au relèvement des impôts des plus riches ou en réclamant qu’on taille dans les services sociaux. Dès les années 1950, le sociologue Charles Wright Mills observait que le « fétichisme du petit entrepreneur américain » ne provenait pas de ses succès économiques, mais plutôt de l’« utilité de son image pour les intérêts politiques des patrons plus puissants ». Le petit entrepreneur « est devenu l’homme qui rend l’utopie capitaliste séduisante ». Les droits de succession doivent donc être supprimés, non pas parce qu’ils déplaisent aux riches, mais parce qu’ils menacent les familles d’agriculteurs ; il faut conserver les réductions d’impôts décidées par M. Bush, car les petites entreprises couleraient sans elles ; la déréglementation des banques avait pour but d’aider les petits commerçants à obtenir des crédits ; l’Accord de libre échange nord-américain (Alena) constitua avant tout une aubaine pour les petites start-up... Un jour, sans doute, on conclura de tout cela qu’il n’y a pas de différence entre les intérêts des banquiers et ceux de M. Tout-le-Monde. Adil Nostradamus.
Posted on: Wed, 19 Jun 2013 20:00:30 +0000

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