La morale peut-elle se passer dun fondement religieux - TopicsExpress



          

La morale peut-elle se passer dun fondement religieux ? Introduction Si lon en croit les travaux de lhistorien Jean Bottéro portant sur la figure de Moïse, la grande nouveauté introduite par lAncien Testament, cest davoir présenté des préceptes moraux (les fameux « dix commandements ») comme autant dexpressions de la volonté divine : désormais, on nhonorera plus les dieux par des sacrifices et des libations, mais en rendant conforme notre action à certaines prescriptions éthiques qui trouveraient en Dieu lui-même leur origine. Alors que les religions antiques (grecques ou romaines par exemple) étaient avant tout des pratiques sociales destinées à signifier lappartenance commune à une cité, en sadressant en premier lieu au citoyen, les trois grandes religions monothéistes vont intérioriser toujours davantage le discours religieux : désormais, Dieu parle au cœur de chaque homme, et cest chaque homme quil jugera, sur sa foi et sur ses actes. Ainsi donc, de pratique civique, la religion est devenue exigence morale (celle du Dieu qui « sonde les reins et les cœurs », et à qui rien nest caché), au point quon peut se demander si nos systèmes moraux survivront longtemps à ce que Nietzsche nommait la « mort de Dieu ». La question est bien la suivante : si lautorité du commandement moral provenait de la nature supposée divine de son auteur, lhomme acceptera-t-il encore de sy soumettre, maintenant quil ne croit plus à lexistence de cet auteur même, maintenant du moins que cette existence pour lui ne va pas de soi ? Davantage : navons-nous pas, des siècles durant, accepté de brider nos désirs et de mettre un frein à nos satisfactions en cette vie non par pur respect pour ce que la morale prescrit, mais par crainte dune punition ailleurs et plus tard, parce que la faute morale nous avait été présentée comme un péché à lencontre du Créateur ? Que deviendra alors la morale, si elle ne peut plus se fonder sur une transcendance et si elle ne peut plus nous inciter au respect par la crainte dun châtiment auquel nul coupable ne saurait se soustraire ? Peut-être alors que la crise du dogmatisme qui caractérise nos sociétés modernes vient effectivement menacer la moralité des mœurs ; peut-être aussi est-elle loccasion de leur donner un autre fondement et détablir un système du devoir qui ne soit (comme le disait Kant) ni simplement terrestre et fondé sur le fait, ni céleste et fondé sur une autorité divine que nous ne pouvons désormais admettre que dans la seule mesure où nous y croyons, sans plus pouvoir en faire lobjet dun savoir certain. I. De la fondation religieuse de la morale à son renversement 1. La religion ne fonde pas les morales antiques On la dit : la grande nouveauté des religions du Livre, ce nest pas tant linvention du monothéisme que lidée selon laquelle on honorait Dieu en suivant un certain nombre de prescriptions dordre éthique (tu ne voleras pas, tu ne tueras pas…), et non par des rites propitiatoires ou des sacrifices. Cela revient-il à fonder lexigence morale sur la religion ? Mais, en ce cas, faut-il en conclure quun homme qui ne croirait ni à Dieu ni à diable serait incapable de mener une vie juste ? Que faire alors de la figure de « lathée vertueux », selon lexpression employée par Kant à propos de Spinoza ? À lévidence, de telles questions ne se posaient pas à lhomme grec, pour qui la conduite vertueuse était une affaire humaine et seulement humaine, sans plus de rapport avec les volontés divines, et dont les dieux eux-mêmes nétaient pas précisément des modèles de vertu. On en trouvera sans doute lillustration la plus frappante dans lépicurisme : lhomme vertueux est celui qui se contente des désirs naturels et nécessaires, celui qui ne laisse pas la crainte de la mort et la peur des dieux corrompre ses appétits et les faire sombrer dans lillimité. Cest parce que jai peur quaprès la mort les dieux me punissent et me châtient que je cherche à mattirer leur faveur par des conduites superstitieuses et stupides, qui jamais ne suffisent à me rassurer. Cest parce que je crains la mort que je me prends à vouloir la fortune ou la gloire, afin quil reste quelque chose de moi, afin que les vivants continuent à honorer mon nom. Or ces désirs sont non naturels, ils nont pas la sensation pour principe, cest-à-dire quils ne sont désirs daucun plaisir, puisquils sont illimités et de ce fait toujours insatisfaits (quelque gloire que jobtienne, ce ne sera jamais assez pour men trouver quitte). La vraie morale alors se fonde non sur la religion, mais sur la physique : il ny a que le vide et les atomes, en sorte quil ne restera rien de moi après ma mort, par laquelle les corpuscules qui me constituent se délient et se dispersent. De même, les dieux ne sont pas à craindre : sils existent, ils demeurent dans les intermondes, et leur félicité parfaite leur interdit de se préoccuper seulement de notre conduite. Ainsi donc, dire que lhomme sage vivra « comme un dieu parmi les hommes », selon la formule dÉpicure à Ménécée, ce nest justement pas fonder la morale sur la religion : les dieux nattendent rien de nous, ils ne sinquiètent pas de notre sort, ne réclament pas quon soccupe deux et ne sont un modèle quen tant quils présentent lidéal dune vie sereine. Vivre comme un dieu, en dautres termes, cest précisément ne pas plus se soucier deux quils ne se soucient de nous : la seule morale qui tienne (celle qui doit nous conduire à donner au plaisir la durée dune vie bienheureuse) réclame que nous nous déprenions des craintes de la superstition. 2. Le fondement moral des religions La question en revanche se pose à nouveau pour les trois grandes religions monothéistes, qui prétendent bien fonder le commandement moral sur la volonté divine. Faudra-t-il alors admettre que les préceptes moraux qui simposent encore à nous (y compris sous leur forme la plus indéterminée, celle dun « ne pas faire à autrui ce quon ne voudrait pas quil nous fît ») ne sont que les restes danciennes croyances religieuses sécularisées ? Mais, en ce cas, comment comprendre que ces préceptes nous semblent encore respectables (même si de fait nous ne les respectons pas toujours), alors même que pour la plupart, sinon pour tous, nous ne croyons plus quils ont un Dieu pour origine ? Peut-être est-ce là lindice que nous prenons ici le problème proprement à lenvers. Se pourrait-il que, loin de fonder la morale, la religion fût au contraire fondée par elle ? Telle est du moins la thèse avancée par Nietzsche, et selon laquelle nos religions et leurs « arrière-mondes » sont en fait des créations destinées à favoriser en nous certains comportements, certains instincts, certaines valeurs. Dans les cités de type aristocratique en effet, la « vertu » navait rien de moral : elle était dabord virtu au sens propre, courage au combat. Celui qui remportait la victoire était « bon », celui qui perdait était « mauvais » et comme tel réduit à lesclavage : telle était la morale primitive, fondée sur la domination brute de la force. Lorsque les esclaves ainsi soumis se sont révoltés, ils ont selon Nietzsche pris le pouvoir à la faveur dune inversion des valeurs : sera bon désormais celui qui précisément ne tyrannise personne, celui qui justement na pas fait usage de sa force. De force physique, la bonté devient pureté morale : il ne faut pas mentir, il ne faut pas soumettre autrui à soi-même, il vaut mieux subir linjustice que la commettre, etc. Or, précisément, les grandes religions morales sont contemporaines de cette inversion des valeurs : Dieu désormais passe du côté des faibles, il promet mille morts au méchant (lancien maître) et sauvera lesclave. Lidée est bien la suivante : si je suis bafoué et humilié en cette vie, alors je suis du côté des « bons ». Et le bonheur terrestre que je naurai pas pu goûter par la faute des méchants, Dieu me le donnera ailleurs et plus tard, comme il punira mon persécuteur de lentièreté de ses crimes. Ainsi donc, nous dit Nietzsche, les religions monothéistes et leurs arrière-mondes sont des inventions dictées par le ressentiment, cest-à-dire par un secret désir de se venger : elles se fondent en dernière analyse sur les morales ascétiques des anciens esclaves qui se sont emparés du pouvoir, en faisant de leur faiblesse et de leur incapacité à endurer lâpreté de la vie autant de vertus. 3. Les morales ascétiques et la « mort de Dieu » Voilà ce qui peut expliquer pourquoi nous sommes encore persuadés de lautorité des commandements moraux, alors même que « Dieu est mort », alors même autrement dit que nous ne croyons plus de façon absolue et inconditionnée à son existence. Dieu est mort en un sens, parce que nous navons plus besoin dy croire : nous avons à ce point intégré les prescriptions des morales ascétiques (tu dois faire ton devoir quoi quil ten coûte, tu dois dominer ton corps et tes désirs, et si du moins tu ne le fais pas, tu dois ten sentir coupable) que nous navons plus besoin désormais de la caution divine pour nous plier à de tels commandements. En ce sens, leffondrement de la pratique religieuse nest pas le signe dun retour à la « grande santé » de lesprit, bien au contraire : cest plutôt lindice que nous sommes à ce point affaiblis et débiles (au sens médical du terme) que nous continuons à nous soumettre à des prescriptions qui ont pourtant au fond perdu à nos propres yeux toute justification et toute légitimité. II. La morale comme autonomie de la volonté 1. Retournement de la perspective : lindépendance de la morale La thèse nietzschéenne est radicale, en ceci précisément quelle inverse lordre de la fondation et quelle rend raison par cela même de ce fait en apparence inexplicable : que des commandements formulés par les religions monothéistes puissent voir leur autorité leur survivre. On peut cependant interpréter le même phénomène dune tout autre façon : après tout, le fait que le commandement moral nous oblige encore (nous avons tous à lintérieur de nous la certitude que le mensonge nest pas bon en soi, ou quil est mal de tuer son prochain), même lorsque nous ne croyons plus en Dieu, cela est peut-être lindice que la morale ne se fonde pas sur la religion, et que les religions monothéistes ne font en fait quexprimer un commandement que chaque homme porte par-devers lui. Telle est du moins la thèse de Kant, selon laquelle la loi morale, ce « fait de raison », simpose à tout être raisonnable par cela même quil est raisonnable. Or ce que la loi morale commande, ce nest précisément pas simplement de ne pas faire à autrui ce que je ne voudrais pas quil me fît (cette maxime est au fond celle de légoïsme), mais plus rigoureusement de massurer de luniverselle validité de ma maxime. Une intention est moralement pure lorsquelle pourrait avoir sans contradiction la même universalité quune loi de la nature (la loi de la gravitation par exemple) : jagis moralement en dautres termes, lorsque ce que je veux peut être voulu par tout être raisonnable sans aucune exception. 2. Le commandement moral comme inconditionné véritable La morale ne se fonde donc pas sur la religion, car elle ne se fonde que sur elle-même : ce nest pas Dieu qui commande de ne pas tuer mon prochain, de ne pas le voler, de ne pas lui mentir, bref, de ne pas le traiter comme un moyen, cest ma propre raison. Ce qui parle alors, cest le respect pour lhumanité en moi comme en autrui. Et si la voix de la conscience qui minterpelle et me rappelle à ma propre culpabilité peut prendre des inflexions divines, ce nest pas parce que le commandement aurait Dieu pour origine, mais parce que lexigence infinie dont il est porteur dépasse toute condition et tout donné. Les hommes, en quelque sorte, se sont trompés de transcendance : confrontés à la verticalité absolue de lappel de la conscience, ils ont cru que lorigine de cet appel ne pouvait se tenir quau-delà du monde. Mais linfini nest pas dans le ciel : il est en mon propre cœur, parce que dans la loi morale, la raison mordonne de faire mon devoir de façon inconditionnée. 3. Agir par crainte et agir par pur respect De ce point de vue, il est faux de croire que les religions ont aidé les hommes à faire leur devoir en redoublant la voix de la raison de la promesse de récompenses ou de punition outre-monde : celui qui fait son devoir par peur dêtre puni, ou dans lespoir dêtre récompensé (fût-ce par un Dieu juste et bon), celui-là agit encore par intérêt et non par pur respect pour ce que la loi morale commande. Il sombre ainsi dans lhétéronomie, où cest encore la sensibilité (la peine et le plaisir) qui dicte ses impératifs à la volonté. Or, pour agir moralement en vérité, il faut agir par pur respect pour la loi, il faut que la raison détermine seule ma maxime, il faut que ma volonté soit absolument autonome (cest-à-dire quelle ne soit en rien déterminée par des motifs issus de la sensibilité). Par conséquent, la crise des religions ne vient pas compromettre la validité du système des devoirs, bien au contraire : en privant la morale dun appui divin, cette crise la rendue à sa pureté propre. Certes, lhomme vertueux peut bien espérer que sa vertu sera un jour la condition de son bonheur, alliance impossible sur cette terre ; il peut bien espérer que lâme soit immortelle et quil existe un Dieu juste et bon ; mais il ne sagit là que de postulats de la raison pratique, cest-à-dire dune espérance rationnelle nous invitant à ne pas désespérer de nous : la foi nest ni un savoir (lexistence de Dieu ne peut pas et ne pourra jamais être démontrée), ni le fondement de lexigence morale. Conclusion Deux choses remplissent dadmiration le cœur de lhomme, disait Kant : le ciel étoilé au-dessus de nos têtes et la loi morale au-dedans de nous. Cherchant Dieu, les hommes ont en fait cherché linconditionné, la cause première elle-même causée par rien. Mais cet inconditionné, ils le cherchaient au mauvais endroit, car il parle en fait au cœur de chaque homme. Ce qui est véritablement inconditionné, cest le commandement moral : agis de telle sorte que ta maxime puisse être érigée en loi universelle de la nature, voilà ce que la raison nous ordonne, et cet ordre nest soumis à aucune hypothèse ou condition. Je dois faire mon devoir, quand bien même je serais le seul, quand bien même cela devrait me coûter dhumilier en moi mes désirs et mes appétits : la morale ne se fonde quen elle-même, parce quelle est une exigence absolue qui, en tant que telle, ne saurait être rapportée à rien dautre quà soi.
Posted on: Wed, 30 Oct 2013 10:20:53 +0000

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