13 Il regardait tourner le carrousel au pied de la butte - TopicsExpress



          

13 Il regardait tourner le carrousel au pied de la butte Montmartre, le Sacré Cœur dans le dos. Généralement distante et autoritaire, Greta était d’humeur maussade ; la mort de Marc qui compliquait. Elle le sondait, voulait savoir où il en était, employait un ton adoucit. -L’homme n’est pas fait pour travailler, lui dit-elle : et une femme encore moins ! comme pour le confirmer : nous sommes toujours des chasseurs-cueilleurs au fond, seuls les moyens ont changés mais regardes, l’homme se sert de l’homme comme de l’animal. Depuis toujours une poignée asservit les plus faibles dans tous les pays du monde, sur toute la planète, à plus ou moins grande échelle et avec plus ou moins de brutalité. -Ultra gauche hein ? C’est ta cause ou ton excuse de moralité ? -J’ai l’air d’avoir une cause ? ou une moralité ? c’est vrai que tu ne me connais pas et c’est bien comme ça. -Compartimentation hein ? -Exactement. -Ouais… -C’est pas comme si je travaillais pour une banque à vendre de la téléphonie mobile, des alarmes pour des maisons, des assurances qui ne protègent pas réellement et tous les autres produits dérivés en même temps que je refuserais des crédits à de pauvres gens ou à d’autres qui ont juste des fins de mois un peu difficiles. Ceux-là même à qui j’essayerais de vendre des trucs inutiles qui mineraient leur budget et ça pour un salaire de misère qui serait la preuve de ma condition d’esclave ultra soumise au système. -Eh ben dis-moi ! Il n’attendait pas Greta sur un terrain socio-économique, sur aucun autre d’ailleurs que celui pour lequel ils étaient en affaire. -C’est toi le boss de tout ça alors ? reprit-il sarcastique : enchanté ! L’homme au visage carré était né de parents inconnus. Il était le fruit de quelque chose qui n’avait pas pris, pas solidifié entre deux êtres ; sauf la vie qui avait pris en lui. Enfant, il avait toujours compensé l’absence de l’arbre, l’absence de racines et de branches, par une rêverie nourrie de combats entre chevaliers et c’était plutôt un idéaliste. -Je ne suis pas soumise Peter, même si je ne suis pas à la tête du réseau, j’en suis un rouage essentiel et je préférerais mourir pour l’ultra gauche plutôt que de vivoter du système. Mais ce que je fais… ce que je fais est beaucoup mieux payé que de mourir pour l’ultra gauche ! Elle partie dans un rire discret : et toi ? vas-y, c’est l’heure de vérité ! dévoile un peu, comment t’es arrivé là ? Il fit une moue et regarda un instant Greta qui scrutait le moment où il allait ouvrir la bouche. Ce n’était pas une conversation à son goût car le vaillant Zorro de sa jeunesse imaginaire avait fait place à un bien curieux Bernardo, muet sur ce qu’il faisait et aveugle à ce qu’il voyait. Aucune conversation n’était à son goût d’ailleurs ; il voulu s’abstenir mais se ravisa. -Quand je me suis engagé dans les paras c’était par idéalisme et quand j’ai vendu au plus offrant ce que les paras m’avaient appris, c’est parce qu’au fond je suis un solitaire. J’aime pas les conversations stériles… ni les autres… Il observait les enfants autour du carrousel. Les parents qui les tenaient par la main. D’autres qui ne les regardaient même pas, les laissant s’éloigner plus que de raison. -Tu vois ces marmots, dit-il à Greta en désignant le manège du menton : on pourrait en prélever deux ou trois sans problème… On se fait un petit bonus ? -Tu ne saurais même pas quoi en faire. -Compartimentation… -Voilà… Tu disais ? -L’armée c’était pas pour moi finalement. Risquer ma peau pour la patrie n’entre pas dans les critères qui pourraient faire de moi un idéaliste. Mon idéal c’est moi. Si je peux me mettre au service de quelqu’un qui a besoin de cet idéal ça me va. Le carrousel déchargeait un wagon d’enfants ; d’autres prenaient leur place pour un nouveau départ. -Enfin, jusqu’à ce que j’aille en Irak… L’après Saddam c’était vraiment la foire. Je me suis fait pas mal de potes là-bas. Des potes qui avaient le même idéal que moi. Je les ai vus se faire descendre les uns après les autres. Il alluma une cigarette. -Quand j’ai rencontré Marc - c’était à Bagdad - il m’a dit qu’il ne resterait pas dans cet enfer pour les quelques milliers de dollars qu’il se faisait. Moi là-bas je triplais ma solde, opérations extérieures comprises. Ça faisait à mes yeux un joli pactole. A quoi bon ? m’avait-il dit :on peut se faire bien plus, bien plus peinard. On est des spécialistes. T’es un para ça ce voit tout de suite. Moi aussi j’ai servi, mais ça, ce merdier qu’il y a ici… On vaut pas plus qu’une caissière dans un hyper et moi je ne suis pas de la viande, j’ai pas un code barre sur les couilles, je vais pas me faire descendre pour des mecs qui viennent piller des miettes à des gens qui ont moins que des miettes. -T’es un idéaliste ! je lui avais répondu : à l’époque Marc me faisait bonne impression, ce qu’il disait tenait la route. Quand il m’a proposé ce job il s’apprêtait à l’accepter lui-même : on ferait une super équipe, il disait. Il voulait me présenter, martelait que j’aurais tout à y gagner. Il m’a expliqué le job en deux mots, dit que c’était sans risque et très bien payé. Greta l’écoutait. -Dans le fond il n’avait pas tout à fait tort lorsqu’il présentait l’affaire comme un transfert de richesse, une entreprise de prédation pas différente qu’en Irak après tout. Les cris des enfants montaient depuis le carrousel. -Quelques semaines après l’Irak - c’était un peu plus de trois mois après notre retour du Moyen-Orient - Marc s’est mis à déconner. Il avait dû voir pas mal de saloperies et en faire. Il hurlait la nuit quand nous étions en planque et quand je lui demandais ce qu’il avait il ne répondait pas, sauf un : ça roule, mais il ne répondait pas vraiment, jamais. Un jour j’ai insisté, je lui ai dit qu’il devenait grave, que ses crises nous mettaient en danger. Il m’a dit : t’as pas été en Chine mec, t’as pas été en Chine... N’y va pas. S’ils te demandent d’y aller n’y va pas… Raccroche, barre-toi… loin. Sois toujours prêt à le faire. Greta tressailli. -J’ai rien compris à ce qu’il disait, j’ai insisté mais il n’a plus rien dit, que ça, et il n’a plus jamais reparlé de la Chine. Y a quoi en Chine ? -Des chinois ? -Ouais... quoi d’autre ? -Des milliards de Chinois… -Ok, compartimentation… Il buvait et il prenait pas mal de trucs chimiques - des bleues, des vertes, des rouges, plein de petites pilules - mais il était toujours là quand il fallait agir, jamais vraiment défoncé mais jamais vraiment net non plus et il a sombré dans un caractère très noir, irascible, il venait aux limites de la violence et de l’affrontement avec moi. Le combat lui manquait peut-être : le sang. Il répétait souvent : quand t’as goûté au sang y a rien de meilleur… mais tu le payes, c’est le prix du sang… et il se marrait.
Posted on: Mon, 24 Jun 2013 19:12:51 +0000

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