ALEXANDRIE. Voici ce que racontait Hareth, fils de - TopicsExpress



          

ALEXANDRIE. Voici ce que racontait Hareth, fils de Hammam: Emporté par le feu de la jeunesse et le désir de faire fortune, je parcourus tout lespace qui est entre Fergana et Gana. (41); je me plongeais dans les gouffres les plus profonds pour cueillir quelques fruits, et jaffrontais tous les dangers pour atteindre lobjet de mes vœux. Javais recueilli avidement cet avis sorti de la bouche des savants (42), et je métais bien pénétré de cette maxime des sages, quun homme instruit et adroit, en entrant dans une terre étrangère, doit avant tout se concilier le juge de la contrée, et sassurer ses bonnes grâces, afin davoir en lui un appui dans les contestations qui peuvent survenir, et de se mettre à labri, dans les lieux où il est étranger, de loppression des gouverneurs. Javais pris cette sage maxime pour règle de ma conduite, et elle était le guide de toutes mes démarches. Jamais je nentrais dans une ville, jamais je nabordais un lieu suspect (43), que je ne contractasse avec celui qui y exerçait lautorité, une liaison aussi intime quest celle de leau avec le vin, et que je ne me fisse de sa faveur un renfort aussi puissant que celui que le corps trouve dans son union avec lâme. Un jour donc, comme je me trouvais chez le magistrat dAlexandrie, pendant une soirée très froide, au moment où cet officier se faisait apporter largent recueilli des aumônes des fidèles, pour le distribuer aux indigents, on vit entrer un vieux matois (44) que traînait une jeune femme (45). Seigneur, dit-elle, en adressant la parole au kadi, que Dieu vous assiste de son secours, et quil vous emploie toujours à concilier les intérêts respectifs des plaideurs (46) ! Je suis une femme dune naissance illustre; jappartiens à une race pure (7), aussi noble du côté paternel que du côté maternel; jétais distinguée par le soin que mes parents ont pris de ma pudeur; la douceur de mes mœurs faisait mon ornement ; javais toutes les qualités propres à être dun grand secours (48), et il y avait une extrême différence entre moi et mes voisines. Toutes les fois quil sétait présenté, pour me rechercher en mariage, des hommes considérables par lillustration de leurs familles ou par leurs richesses, mon père leur avait imposé silence, et les avait rebutés durement. Il avait toujours rejeté leur alliance et leurs dons, sous prétexte quil avait promis à Dieu, avec serment, de ne donner pour époux à sa fille quun homme qui sût quelque métier. Pour mon malheur et mon tourment, le destin voulut que le fourbe que voilà vînt se présenter dans lassemblée de la famille de mon père, et jurât devant tous les parents quil remplissait les conditions de lengagement que mon père avait contracté. Il prétendit que depuis longtemps son métier était dassembler une perle avec une autre, et quil en avait vendu un couple pour une grosse somme dargent (49). Mon père fut dupe de ses mensonges, et lui accorda ma main sans prendre aucune information sur son compte. Lorsquil meut tirée du séjour de mon enfance, emmenée loin de ma famille et transportée dans son domicile, et quil me tint une fois dans ses fers, je ne trouvai en lui quun paresseux, un fainéant, toujours étendu sur son lit, toujours livré au sommeil. En le suivant, javais emporté avec moi un riche trousseau, des parures précieuses, des meubles et un équipage brillant (50); mais il ne cessa de vendre peu-à-peu à vil prix (51) tout ce que je lui avais apporté, et den consommer largent pour satisfaire son appétit (52). II a si bien fait, quil a dissipé tout mon bien, et que dans son besoin il a dépensé tout ce qui mappartenait. Depuis que sa mauvaise conduite ma fait oublier jusquau goût du repos dont je jouissais auparavant, et quil a rendu ma demeure aussi nette que la paume de la main (53), je lui ai dit : Il ne faut plus user de réserve, quand on est tombé dans lindigence, et il ny a plus de parfums après la perte dArous (54) : lève-toi donc, mets tes talents à profit, et fais-moi recueillir le fruit de ton industrie. Que ma-t-il répondu! que son métier est absolument tombé, depuis les troubles qui ont porté la désolation et le ravage dans ce pays. Cependant jai eu de lui un fils aussi maigre quun cure-dent (15) ; il laisse mourir de faim la mère et l’enfant, et le besoin nous arrache des larmes qui ne tarissent jamais. Je lai amené devant vous, seigneur, et conduit en votre présence, afin que vous examiniez ses excuses prétendues (16), et que vous jugiez entre nous suivant que Dieu vous linspirera. Le kadi sapprochant alors du vieillard, lui dit: « Tu as entendu le récit de ton épouse; justifie-toi de ce quelle timpute, sinon jexposerai au grand jour ton hypocrisie (17), et je te ferai mettre en prison. » Le vieillard, dun air confus et embarrassé, baissa les yeux comme fait un reptile (58) ; puis rassemblant ses forces pour un genre de combat qui nétait pas nouveau pour lui (59), il dit : « Ecoute (20) mon aventure ; elle est vraiment surprenante : on ne saurait lentendre sans éclater de rire, et sans verser en même temps des larmes amères. . . » Je suis un homme dont les talents et le mérite ne sont » souillés par aucune tache, dont la gloire nest sujette à aucun doute. » Saroudj est ma patrie, le lieu qui ma vu naître; si je nomme mes ancêtres, je nomme la famille de Gassan. » Mon occupation est létude : pénétrer dans les profondeurs de la science, voilà lobjet de mes travaux; en est-il un plus excellent! » Mes capitaux et le fonds de mes revenus, cest la magie de la parole (61), cet art dont les travaux façonnent les beaux vers et les discours éloquents. » Je plonge dans les gouffres de lart oratoire ; jy choisis à loisir les perles les plus belles. » Je cueille les fruits les plus mûrs qui couvrent larbre de léloquence, tandis que les autres ne font que ramasser le menu bois qui tombe de ses branches. » Les mots, quand je les prends pour mon usage, ne sont que de largent ; façonnés par mes mains, ils semblent être convertis en or. » Autrefois les talents que javais acquis par mon travail, étaient pour moi une source abondante de richesses et de biens (62) ; » La plante de mes pieds foulait orgueilleusement les degrés les plus élevés, et je voyais tout ce quil y a de plus » grand, au-dessous de moi. » Pendant longtemps les présents et les dons affluèrent chez moi de toute part (63), et je nhonorais pas toujours dun accueil favorable ceux qui sempressaient de me les offrir ; » Mais aujourdhui il nest aucune marchandise moins précieuse que les lettres, aux yeux de ceux sur qui lon pourrait fonder lespoir dun bienfait. » Lhonneur des hommes qui les cultivent, nest plus à labri des outrages ; leurs droits les plus sacrés ne sont point respectés » Abandonnés dans leurs demeures, on dirait que ce sont des cadavres quon repousse loin de soi à cause de leur puanteur, et quon évite avec soin. » Victime des traits du sort, mon esprit en est comme stupéfait ; et certes, les vicissitudes du sort sont bien dignes quon sen étonne ! » Lindigence de mes mains a paralysé mes talents (25), et de toute part les chagrins et les soucis sont tombés en foule sur moi. » La fortune injuste envers moi ma contraint à des démarches que lhonneur désavoue. » Jai vendu jusquau dernier de mes effets : il ne me reste plus ni un morceau de serge, ni un feutre grossier, sur lequel je puisse me jeter. » Accablé des dettes que jai contractées pour fournir à mes besoins, leur poids, sous lequel je courbe la tête, est plus lourd pour moi que le trépas. « Mes entrailles, repliées sur elles-mêmes, ont souffert la faim pendant cinq jours entiers : tourmenté de ses cruels aiguillons, » Je nai plus vu dautre marchandise que je pusse exposer en vente, et dont il me fût possible de trafiquer, que le trousseau de cette femme. » Jen ai donc disposé, en dépit de mon âme, lœil baigné de larmes, le cœur rongé de chagrin. » Lorsque je me suis ainsi joué de son bien, je ne lai point fait sans son consentement, en sorte que jaie mérité par là de sa part une juste colère. » Si son dépit vient de ce quelle sest imaginé que mes doigts fourniraient à ma subsistance, en travaillant à enfiler des perles, ou de ce quelle croit que, quand jai recherché son alliance, jai eu recours au mensonge pour assurer le succès de ma demande ; » Jen jure par celui dont la Kaaba est le rendez-vous des troupes saintes de pèlerins qui y viennent de tous côtés, » guidés par des chameaux excellents qui accélèrent leur marche, » Jamais je nai usé dartifices perfides pour séduire les femmes dhonneur (26) ; le mensonge et une odieuse dissimulation (67) sont bien éloignés de mon caractère. » Depuis que jai vu le jour, mes mains nont manié que les roseaux taillés pour écrire les livres. » Cest mon esprit et non mes mains qui enfilent des perles : et les bijoux qui sortent de mon atelier, sont des pièces de poésie et non des colliers de graines aromatiques (68). » C’est de cet art que jai voulu parler ; cest par ce travail n que je gagnais ma subsistance et que jamassais des richesses (69). » Écoute donc mon récit, comme tu as écouté les plaintes de celle-ci, et rends sans partialité le jugement convenable. » Hareth ajoutait : Quand le vieillard eut établi sa défense et fini de chanter ces vers, le kadi, qui en avait été touché jusquau cœur, se tournant vers la femme, lui dit : « C’est une chose connue de tous ceux qui exercent lautorité et qui rendent la justice, que la race des hommes généreux a cessé, et que notre siècle ne produit plus que des âmes basses et dégradées. Il me semble que votre époux na rien dit que de vrai, et quil ne mérite aucun reproche. Il vous a tout simplement avoué sa dette ; il a dit franchement la pure vérité; il a fait voir quil possédait effectivement le talent de mettre en œuvre, comme il sen était vanté ; et cest une chose claire quil na que la peau sur les os. Tourmenter celui qui fait valoir une excuse légitime, cest une bassesse ; et mettre en prison un homme réduit par lindigence à limpossibilité de payer, cest une action criminelle. Cacher sa pauvreté, est une œuvre de dévotion, et cest un acte de religion dattendre patiemment linstant du soulagement. Retournez donc chez vous, et ne rejetez pas les excuses du premier objet de votre amour (30) : mettez fin à la violence de vos plaintes, et résignez-vous aux volontés de votre souverain maître. » Ensuite le kadi leur donna part aux aumônes ; et leur présentant quelques pièces dargent (71) prises sur ce fonds sacré, il leur dit : « Prenez toujours ceci pour adoucir vos malheurs ; profite de cette goutte deau, et supportez avec patience les rigueurs de la fortune : peut-être Dieu vous procurera-t-il bientôt un sort plus heureux ou quelques secours (72). » Ils se levèrent alors pour sen aller. Le vieillard paraissait aussi joyeux quun homme auquel on vient dôter ses fers; il tressaillait comme celui qui vient de passer de lindigence à une opulence inespérée. J’avais bien reconnu, continuait Hareth, que ce vieillard nétait autre quAbou-Zeïd, du moment où sa figure avait frappé mes regards (73) et où sa femme avait commencé à parler contre lui : peu même sen était fallu que je neusse dit ce que je savais de la variété de ses talents et des productions de son savoir; mais je fus retenu par la crainte que le kadi ne découvrît son mensonge et la fausseté de ses discours, et que, quand il le connaîtrait, il ne voulût pas lui donner part à ses libéralités (74). Je retins donc mes paroles comme celui qui nest pas assuré de la vérité de ses conjectures ; et je gardai le silence sur ce que je savais de lui, comme lange qui tient registre des actions des hommes cache les secrets dans les plis de son livre (75): seulement, quand il fut parti et quil se fut retiré où bon lui sembla, je dis: « Si nous avions quelquun par qui on pût faire suivre ce vieillard, on nous apporterait la fin de son histoire (76), et nous saurions quelles sont les étoffes quil déploie (77). » Alors le kadi le fit suivre par un homme de confiance, à qui il recommanda de sinformer de son aventure. Celui-ci ne tarda pas à revenir avec précipitation (78), en riant. « Quas-tu appris, Abou-Maryam (79), lui dit le kadi ? Ah, dit-il, jai vu une chose bien surprenante; ce que jai entendu ma beaucoup amusé. Eh bien ! reprit le kadi, quas-tu donc vu, quas-tu donc entendu ? » Cet homme dit alors : « Jai vu le vieillard qui, dès linstant quil est sorti de devant vous, na cessé de battre des mains, de sauter en dansant (80) et de chanter à gorge déployée: « Peu sen est fallu quune femme impudente et adroite nattirât sur moi un malheur ; » Peu sen est fallu que je nallasse faire un tour en prison, si ce neût été le magistrat dAlexandrie (41). » Le kadi se mit à rire avec une telle violence, que son bonnet (82) tomba de dessus sa tête, et que la dignité de sa place en souffrit : quand il eut repris sa gravité, il demanda pardon à Dieu de lexcès auquel il s’était laissé aller ; puis il dit : « Mon Dieu, par les mérites de vos serviteurs les plus chers, ne permettez pas que je condamne à la prison ceux qui cultivent les lettres. » Après quoi il ordonna à ce même homme quil avait déjà envoyé après Abou-Zeïd, de lui amener le vieillard. Le messager partit aussitôt en grande hâte pour chercher Abou-Zeïd ; mais au bout dun temps assez long, il revint annonçant que le vieillard avait disparu. Si on me leût amené, dit alors le kadi, il naurait couru aucun risque; loin de là, je lui aurais fait des présents dignes de son mérite, et je lui aurais fait voir que la fin eût été meilleure que le commencement (83). Lorsque je vis, disait Hareth en finissant son récit, que le kadi avait conçu de lintérêt pour Abou-Zeïd, et que celui-ci avait manqué de recueillir le fruit de lavis que j’avais donné ace magistrat, jéprouvai un repentir pareil à celui de Férazdak, quand il eut répudié Néwar, ou aux regrets de Cosaï, quand le jour lui eut fait apercevoir son erreur (85).
Posted on: Sun, 01 Dec 2013 02:12:54 +0000

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