Chapitre 13 Chez Maryse Saltivoire La maison de Tommy - TopicsExpress



          

Chapitre 13 Chez Maryse Saltivoire La maison de Tommy Saltivoire était une petite bâtisse blanche, isolée dans la campagne. Elle avait une grande cour ombragée. Alexandre et son grand-père s’y étaient rendus avec le van noir. Ils avaient à peine pu discuter une heure. Il lui avait raconté tout ce qu’il savait des grands chamanes, notamment leur origine étymologique sibérienne signifiant « l’homme qui a la connaissance » ou encore « l’homme qui s’agite ». Il avait par la suite esquissé un sourire en le découvrant tout à cet opposé : endormi, suite à l’étrange nuit blanche passée et les informations assommantes qu’il avait dû assimiler. Il avait encore tant à apprendre. Il s’était stationné à l’entrée de la demeure. La tête de ce jeune médium prenait maladroitement appui sur la ceinture qui lui traversait l’épaule. Il était calme et son souffle reposé soulevait doucement sa poitrine. Rémy culpabilisait à l’idée de devoir le réveiller, mais il fallait faire vite. ─ Alex, s’il te plaît, réveille-toi ! Son épaisse main lui effleura à peine l’épaule que son petit-fils ouvrit les yeux et s’étira. Lorsqu’il recouvra ses esprits, l’agacement marqua ses traits. ─ Je ne suis vraiment pas sûr qu’on doive y aller… ─ Tu sais mon grand, il ne faut jamais rester sur une ignorance. Si ça se trouve, tu vis sur un terrible malentendu. ─ J’en doute. A mon avis, quand il va m’ouvrir il va salement m’accueillir. ─ Viens, tentons l’expérience… Sous le perron de bois, Rémy appuya sur la sonnette. Alexandre restait en retrait. Quelques secondes passèrent puis la porte s’ouvrit. La personne qui se présenta avait le visage abîmé par une ancienne acné tenace et il portait des lunettes noires en masque de timidité. Emacié, sa pomme d’Adam avait un terrible relief. Il nageait dans un T-shirt beaucoup trop grand. Le timide Tommy Saltivoire, celui qui était salement surnommé au collège « Toto sale-t’ y-voit-rien », n’avait pas changé. La surprise le rendait béat devant Rémy et lui donnait un air stupide : ─ Vous êtes ? marmonna-t-il. Puis Alexandre se présenta sur la droite de Rémy en disant un « C’est moi » feignant une mine complice et amusée. ─ Tu viens pourquoi ? bégaya Tommy, sans même dire bonjour non plus. ─ Je voulais te poser des questions, tu sais… c’est curieux ce qui nous était arrivé et… je ne sais pas… à vrai dire… ─ J’ai beaucoup hésité à te rappeler aussi… Rentrez si vous voulez. Ma mère me pose souvent des questions sur toi, depuis qu’elle s’est réveillée. Il les invita à s’installer dans le salon. Il éteignit la télévision de sa main aux longs doigts, où un jeu vidéo sanglant avait été mis en pause. Ses poignets étaient très fins. « Cassants », pensa même Rémy. Il débarrassa la table basse des quelques boîtes de jeux-vidéo. ─ Vous voulez peut-être un café ? ─ Volontiers, répondit Rémy. ─ C’est pas grave si je vous réchauffe celui d’hier ? Vu que je suis le seul à en prendre, la cafetière est encore pleine d’hier matin… ─ Ca sera parfait. Au fait, je m’appelle Rémy, répondit-il. Je vous laisse discuter tous les deux… ─ Oh, vous savez, je sais jamais trop quoi dire, moi. C’est plus ma mère qui a plein de questions… Il s’éclipsa, puis revint deux minutes après avec un petit plateau et des tasses qu’il leur servit avec une application féminine. ─ Avant d’aller vous chercher maman, il faut que je vous dise… Ils restèrent silencieux et réceptifs. ─ … qu’elle a eu un accident de la route… Elle est restée des mois et des mois dans le coma. Elle a pris beaucoup de temps à bien se rappeler de tout, tu sais, beaucoup de temps. Nous, on avait toujours pensé, enfin, je veux dire, surtout moi, que tu avais lancé comme un sort… et… je voudrais m’excuser, tu sais Alex. Vraiment te dire pardon… J’ai toujours eu peur de te rappeler… ─ Pourquoi me dis-tu ça ? ─ On s’est rendu compte que son accident s’est produit le matin quelques heures avant que tu m’en parles. Et ça, on s’en est rendu compte vraiment très tardivement… Quand j’étais rentré le midi, elle n’était pas à la maison. Je l’ai appelée… et c’est moi qui l’ai retrouvée dans le fossé, dans le petit raccourci qui passe derrière la bibliothèque, comme tu l’avais dit. Personne ne prend jamais ce petit chemin… je ne sais même pas comment tu as pu être au courant. C’est un mystère… J’espère que tu pourras nous le dire… Il termina de servir la tasse. Il tremblait presque. Alexandre ne sut pas vraiment comment en parler. ─ Tu sais, c’est pas grave… Je n’ai pas vraiment compris grand-chose à cette histoire, non plus. ─ Tu sais, je t’ai toujours accusé d’être coupable. J’y ai cru pendant très longtemps… Si on y réfléchit bien, tu lui as sauvé la vie, au contraire… ─ Ah bon ? ─ Oui, Alex, ce que tu m’avais dit m’a permis de savoir où elle s’était accidentée. Sinon, on aurait pu mettre des heures à la sauver… et, vraiment, je te présente mes excuses… car je t’ai accusé, alors que sans toi, peut-être j’aurais perdu ma mère… ─ Tes excuses ne peuvent qu’être acceptées, Tommy… ─ Je t’en prie, quand elle sera là, ne lui dis pas ce que je t’ai accusé, elle m’en voudrait, c’est sûr… Alexandre acquiesça. Une voix féminine, forte, se porta derrière eux. Elle venait du fond du couloir. ─ Tommy, qui est avec toi ? Tu ne me fais pas venir ? Il se crispa sur cette voix qu’il se sentait obligé d’écouter. ─ Si, cria le jeune homme. Je viens te chercher, Maman ! Il leur fit signe d’attendre puis disparut dans le couloir. ─ Je reviens…, leur chuchota-t-il. Lorsqu’il refit apparition, il poussait une petite chaise roulante, avec de grandes roues. Sa mère s’y tenait, replète, les yeux vifs, la tête droite. Sa tenue était simple : un petit chemisier blanc et une légère couverture rose pâle couvrant ses jambes, un peu froissée. L’après-midi, elle adorait s’allonger dans son lit à bouquiner. Son fils venait à l’instant de l’aider à se réinstaller dans le fauteuil pour l’accompagner dans le salon. On pouvait encore percevoir la marque de son oreiller, sur sa joue gauche. Madame Saltivoire jetait un œil en biais, attendri vers son grand fils, tandis qu’il l’amenait à gauche du canapé : ─ Tu ne m’avais pas dit que tu recevais des gens aujourd’hui, mon Tommy. J’aurais pu me mettre plus en beauté. Rémy se leva et serra délicatement la main que la dame lui tendait. Elle avait une poigne ferme, démontrant une force de caractère particulière. ─ Disons que nous n’étions pas invités, s’excusa Rémy, nous sommes passés à l’improviste, mais si jamais nous gênons… ─ Je m’appelle Maryse. Vous êtes ? ─ Appelez-moi Rémy, je suis le grand-père d’Alexandre, que voici. Il glissa sa main droite derrière le dos du jeune homme, pour le faire s’approcher de la dame. Son visage s’ouvrit quand elle l’aperçut. Puis, elle échangea avec Tommy un regard profondément interrogatif, mais soulagé. Un acquiescement empathique en réponse lui suffit alors à lever son dernier doute : Oui, c’est bien lui. Cet Alexandre dont je t’ai parlé et qui m’a indiqué les lieux du drame. Cet ado qui t’a sauvée. Elle n’eut besoin d’aucun mot, d’aucune explication. Elle tendit vers ce garçon à la figure d’ange sa main droite. Il comprit alors qu’elle ne voulait pas le saluer mais caresser ses joues, saisir son visage pour l’approcher du sien. Elle le toucha. Elle contempla ses yeux mystérieusement sombres et amandés, son large front droit, comme devait certainement l’être son esprit, et son teint légèrement mat. Gêné, il se libéra de cette curieuse emprise, recula d’un pas, sans jamais lâcher son attention sur cette dame qui semblait vivre une intense rencontre. Lui ne comprenait pas et son expression la fit réaliser que sa conduite n’était pas normale. ─ Excusez-moi, lui dit-elle. Vous me faites penser à une rencontre extraordinaire que j’ai faite…. J’aimerais tant en savoir plus sur vous… ─ Je suis Alexandre Rey, madame. Je voulais passer parce que… ─ … Cette magnifique femme a un message à me délivrer ? C’est ça ? Que vous a-t-elle dit de me dire ? ─ La femme ? ─ Oui, c’est pour ça que vous venez, je me trompe ?... ─ En fait, je ne vois pas de qui vous parlez… Cette réponse froissa la mère handicapée et son visage s’assombrit d’un doute. Ses yeux bleus, humides, se détournèrent de lui. De quelques petits gestes sur les roues, elle se rapprocha de la table, parvint à se saisir une des tasses, qu’elle lui tendit par la suite. ─ Je vous en prie, rasseyez-vous et prenez votre café avant qu’il ne refroidisse. Elle se força un sourire. ─ Et vous venez pour quoi, au juste ? ─ Vous savez que c’est moi qui ai donné à votre fils le lieu de votre accident… ─ Oui, j’aimerais tant qu’on puisse en parler… Comment avez-vous su ? ─ Je ne pourrais pas vous dire tant de choses que ça, Madame. Je n’ai pas vraiment d’explications et, en venant ici, je me suis dit qu’en discutant, nous pourrions peut-être comprendre… je veux dire, comprendre ensemble… Rémy les regardait l’un et l’autre, dans un étonnant mutisme. Ses pensées le travaillaient. Si Alexandre l’avait dévisagé à ce moment-là, il l’aurait compris, car il mordait sa lèvre inférieure, comme à son habitude dans ses moments d’inquiétude. Mais Alexandre était très concentré sur la conversation : ─ Vous me parliez d’une femme. De qui s’agissait-il ? ─ Le jour de mon accident, j’étais en retard et inquiète. Je n’étais pas vraiment à ma route. J’ai voulu emprunter un raccourci derrière la bibliothèque. C’est un chemin sinueux, avec des virages horribles. Je n’ai jamais aimé cette route. Là, j’étais trop en retard et j’ai fait l’erreur de ma vie : je l’ai empruntée. Elle pencha son regard sur ses jambes et y posa ses mains. Elle ferma les yeux avant de reprendre. Son fils l’écoutait. Il était blême. ─ Sur ce chemin, un sanglier a surgi. J’ai eu peur ; j’ai contre-braqué et j’ai dévalé le fossé. La voiture a fait plusieurs tonneaux avant de s’immobiliser en contrebas. Mes souvenirs s’arrêtent là. Je suis tombée dans le coma. Il faisait sombre et j’avais d’horribles pensées… Je sais que cela pourrait te paraître surprenant mais les douleurs aussi, mon corps était un amas de douleurs, mes pensées les plus noires me submergeaient. Ma rancœur, ma haine, mon désespoir. Dans cette obscurité, j’ai vu un point de lumière que j’ai regardé. C’était une lumière pure, tellement pure qu’elle en était bleutée aux pourtours… Elle s’interrompit et regarda son fils. ─ Mon grand, comment j’avais appelé cela déjà ? J’avais mis tellement de temps à pouvoir le décrire… Cette expérience, je l’ai écrite sur papier, il faudrait que je le retrouve… ─ Une aura, maman, tu as appelé cela une aura… ─ Oui, c’est cela. Une aura blanche, d’une pureté presque bleue, qui m’a attirée et qui a projeté et dressé autour de moi, comme des ombres formant un long tunnel dans lequel je me déplaçais. C’est une sensation étrange à expliquer, vois-tu. Très étrange. Je me sentais bien et j’y allais, me libérais de tout… des douleurs, des mauvaises pensées et, plus j’y allais, mieux je me souvenais des bons moments passés, je ne voulais pas faire demi-tour, je ne voulais plus retrouver ce corps atrocement douloureux, je ne voulais pas retrouver ce stress oppressant de la vie de tous les jours. Et j’avançais… Alexandre reposa sa tasse. Il n’avait pas bu une goutte de son café. Ce qu’elle racontait était sidérant et, pour autant, il ne voyait pas encore où elle voulait en venir. Elle fit une nouvelle pause et le contempla. Elle cherchait ses mots. ─ Tu sais, Alexandre, j’adore les cygnes… J’ai toujours trouvé ces animaux majestueux. ─ Je ne comprends pas. ─ Et, quand je te vois, tu me rappelles cette femme… et ce cygne. ─ Je ne… Je… Elle se repositionna un peu mieux dans son siège et se pencha vers lui. ─ La lumière m’apaisait. Peut-être était-ce un rêve, ou la réalité, ou un mélange des deux, je ne sais pas si tu vois ce que je veux dire… …Si, je vois bien pensa-t-il, je vois très bien… ─ Et bien, raconta-t-elle… Comment dire ? La lumière s’est comme liquéfiée au sol auprès de moi. J’ai observé cette rivière qui s’élargissait, s’élargissait… Je m’étais donc retournée et, le simple fait de penser à un retour me faisait mal. Alors, j’ai poursuivi le même chemin, toujours vers cette belle lumière le long de la rivière… Elle était belle, brillait, elle était pure…J’ai vu arriver un cygne blanc. Il était splendide. Il est passé devant moi. Il retournait vers l’arrière, vers mon point de départ. Je n’avais jamais vu un si bel animal, alors, j’ai décidé d’affronter mes douleurs et d’aller en marche arrière essayer de le retrouver. Il allait vers l’obscurité, il ne fallait pas !! Il ne fallait pas !! Il devait rester… La voix de Mme Saltivoire tremblait sous l’émotion. ─ Et à ce moment-là, j’ai vu un visage, sous des flashs successifs. Un visage serein. La femme dont je vous parlais. Elle a les mêmes yeux profondément noirs et bridés que toi, un large front et des cheveux noirs et de très longues mèches blanches. Elle avait la peau un plus foncée, un peu comme une indienne, et trois petits grains de beauté, juste-là… Elle passait ses doigts au coin de son œil gauche et glissa son index le long de son nez. Le parcours d’une larme. ─ Elle me disait : «Suis le cygne et reste en vie. Tu n’es pas seule. Affronte la douleur, on va venir te sauver. Ne lâche pas, ne lâche pas… Suis le cygne… suis toujours le cygne… Ne laisse pas ton fils seul, ce n’est pas le moment, courage… » Derrière la distance affichée, Rémy était sous le choc. Il l’interrompit par une phrase, prononcée plus à lui-même qu’aux autres. ─ Ses grains de beauté, là… Elle les appelait ses « trois tristes ». Elle disait qu’ils symbolisaient les trois seules personnes qui pouvaient la réconforter. Moi, son mari ; Jade, sa fille ; Jacky, son fils. Alexandre était atterré de découvrir que son esprit-guide était sa grand-mère, Sagane. Comment avais-je pu ne pas y penser avant ? Depuis quand Rémy était-il au courant ? pensa-t-il. Madame Saltivoire encouragea Rémy à lui en dire plus. Il acquiesça avant de raconter : ─ Sagane était une puissante chamane. Elle avait une capacité de guérison infinie. Autrefois, on l’appelait la passeuse d’âme car elle guidait les âmes perdues… et, comme chaque chamane, elle avait un animal totem… Pour elle, c’était un cygne… Ce qui doit expliquer votre rencontre avec l’animal… Selon leurs traditions, chaque chamane s’attache à un animal qui devient leur source d’inspiration pour leur art et leur donne beaucoup d’indications sur leur avenir… Rémy ouvrit le pan gauche de sa veste, puis, avec émotion, en sortit son portefeuille, qu’il défit délicatement. Alexandre connaissait mal sa grand-mère, faute de n’avoir jamais su s’intéresser à elle auprès des siens. Pourtant, quelques questions à ses proches, ou des moments d’écoute plus appuyés auraient pu lui permettre d’en savoir plus sur elle, et sur ses secrets. Il regretta d’avoir accusé sa mère de lui avoir caché ses dons. N’avait-il pas aussi quelque part fermé les yeux ? Il se posait la question, tandis que Rémy donnait la photo à la mère de Tommy, avec un triste sourire de compassion. ─ Est-ce bien elle ? lui demanda-t-il. Alexandre se leva légèrement pour examiner la photo, qui tremblait dans les mains de Maryse. ─ C’est bien elle… marmonna-t-elle. Ca me fait bizarre de la voir en photo… Un chamane vous me dites ? Elle m’a aidée à tenir dans l’obscurité. Si elle ne m’avait pas tant encouragée, je ne suis pas sure que j’aurais survécu à l’accident. Savez-vous si je peux la rencontrer ? Je lui dois tant… ─ Vous savez, cela fait des années que je la recherche. J’ai parcouru le monde. Elle est partie alors qu’Alex avait à peine quatre ans…. Elle ne m’a jamais plus donné de nouvelles, plus aucun signe. J’ai tellement espéré. Alexandre était trop jeune pour avoir des souvenirs précis de sa grand-mère. Il se leva et regardait la photo, par-dessus l’épaule de Maryse : Sagane s’y tenait debout, en contre-plongée, mal cadrée, sur la terrasse de la chambre orange ; il reconnaissait la fine balustrade derrière elle. Elle dévisageait la personne qui prenait la photo dans un éclat de rire. Elle devait avoir une cinquantaine d’années. Elle était magnétique. Il ne la lâcha pas du regard en écoutant son grand-père d’une oreille : ─ Je pense que si vous l’avez vue dans votre coma, expliquait-il, c’est qu’elle… c’est qu’elle doit être décédée. Ce que malheureusement je commençais à craindre… Rémy s’ouvrait devant cette femme brisée en quête elle aussi de vérité sur Sagane et sa voix en vacillait. ─ Papy, fit Alex, elle était rayonnante sur la photo. Elle te regardait avec tendresse… amoureusement… Alexandre dressa sa tête vers Rémy. Ses paroles, qu’il avait voulues réconfortantes, troublèrent davantage encore le vieil homme. ─ Tu sais mon grand, ce n’est pas moi qui ai pris cette photo… ─ Je suis désolé… ─ Non, tu n’as pas à l’être. C’est toi qui as pris la photo. La vérité, c’est que c’est la photo la plus récente d’elle que je possède. Sagane t’avait laissé la photographier pour que tu apprennes. Tu voulais être journaliste, prendre des photos et enquêter. Peut-être ne t’en souviens-tu pas, mais tu passais des heures entières avec elle. C’est le lendemain que Sagane est partie de la maison. Elle m’avait dit qu’elle nous reviendrait vite, mais elle a disparu. Alexandre ne répondit pas. Il s’en souvenait si peu. Il se détourna, gêné par l’attention portée par Rémy, qui poursuivit : ─ Ne te souviens-tu pas ce qu’elle t’a laissé à ce moment-là ? Il saisit la photo pour mieux la regarder. Le moment qui avait été ainsi capturé s’anima dans son esprit. Il repensa à l’enfant qu’il avait été, accroupi avec l’appareil photo un peu lourd dans ses petites mains. Elle lui avait offert un crayon avant de rejoindre son mari. Un petit crayon dont il n’était pas sûr qu’il écrive encore, un petit gris-gris auquel il s’était affectivement attaché, pour de curieuses raisons qu’il n’expliquait pas. Un crayon qui avait été taillé dans du bois et qui semblait rare. Elle en avait une collection complète pour faire ses tableaux, de toutes les teintes. Il en était fasciné. Elle lui avait laissé le noir, celui avec le motif du renard qui lui plaisait tant. Il avait toujours su qu’il appartenait à sa grand-mère, mais il ne se rappelait plus comment il avait reçu ce cadeau. « Tiens lui avait-elle dit, prends ce crayon. Il te portera chance. Je dois partir voir ma famille assez loin. Mais je reviendrai vite. Ce renard te ressemble : magnifique, rusé, rapide, un bon chasseur… mais trop solitaire, instinctif, craintif avec les autres, mais que tout le monde rêve d’apprivoiser. Il est vraiment comme toi. ─ Il me servira à faire des reportages, alors ? lui avait-il répondu. ─ Oui, il te servira à enquêter… » ─ Tu t’en souviens Alex de ce qu’elle t’avait donné ? répéta Rémy d’une voix portante, qui le fit revenir à lui. ─ Au moment où j’ai touché la photo, j’ai eu comme un flash… Maryse ne quittait plus Alexandre des yeux. ─ Tu semblais ailleurs, s’enquit-elle. ─ J’étais avec Sagane, un instant. Elle m’avait offert, ce jour-là, le crayon qui me porte chance, que j’emmène en exam… c’est avec ce crayon que j’ai dessiné ce portrait, en classe… ─… que Sagane a dessiné le portrait, Alex… corrigea Rémy… Avec tes mains. Mais c’est elle qui l’a dessiné… Maryse attrapa le poignet d’Alex, à lui en laisser quelques traces blanches par la suite. Elle le ramenait vers lui : ─ Alexandre, c’est aussi par sa voix que tu aurais averti Tommy ?? Tu es son messager ? Remercie-la pour moi si tu la revois, je t’en prie. Il s’apercevait en reflet dans les prunelles noires de Maryse et saisissait alors toute l’importance de son rôle de chamane. Aider les autres, toujours aider les autres. Rémy lui avait dit que l’esprit-guide permet au chamane d’aider son prochain, pas lui-même… Le lapsus qu’il avait involontairement glissé à Tommy avait sauvé sa mère… le fantôme du couloir n’était-elle pas Sagane ? Ne voulait-elle pas, par son intermédiaire, aider Rémy à faire un deuil ? Mais le crayon et ce portrait, si cette prédiction n’était pas destinée à Alexandre, à qui la destinait-elle ? Pour qui avait-elle fait ce dessin ? Si ses prédictions étaient de Sagane, avait-elle cherché à le faire changer de collège ? Pourquoi l’a-t-elle dessiné en pleine classe devant tout le monde ? Et sa sœur dans tout ça, en quoi cela l’aiderait-il à la retrouver ? Il sentait que Sagane avait tout préparé, minutieusement… Qu’un plan se déliait peu à peu, mais pourquoi ? Et comment ?
Posted on: Tue, 12 Nov 2013 18:52:25 +0000

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