De la dictature à la démocratie : Fiche d’analyse Dossier - TopicsExpress



          

De la dictature à la démocratie : Fiche d’analyse Dossier : Gene Sharp - Trois livrets pratiques pour la non-violence Gene Sharp, Boston, Massachusetts, 2002 Un cadre conceptuel pour la libération. Lutte pacifique de libération politique | Renverser un régime autoritaire par des moyens non violents | Respect du pluralisme politique | Résistance non armée à la répression militaire | Résistance à une tyrannie | Sopposer à limpunité | Résistance civile non violente | La responsabilité des autorités politiques à légard de la paix | La démocratie, facteur de paix | Démilitarisation du pouvoir | Respect des droits humains | Les difficultés dune culture de paix dans une population ayant vécu la guerre | Militaires | Société civile | Rechercher et accepter le compromis | Mener des négociations politiques pour rechercher la paix | Mettre en place des gouvernements de transition | Travailler pour la transition démocratique | Travailler pour la démocratisation du pouvoir Depuis plusieurs années, la manière dont les peuples peuvent prévenir ou détruire les dictatures a été l’une de mes principales préoccupations. Elle s’est en partie nourrie d’une confiance dans l’idée que les êtres humains ne doivent pas être dominés et détruits par de tels régimes. Cette foi a été renforcée par des lectures sur l’importance de la liberté humaine, sur la nature des dictatures (d’Aristote aux analyses du totalitarisme), et sur l’Histoire des dictatures (spécialement celle des systèmes nazis et staliniens). Au fil des ans, j’ai eu l’occasion de connaître des gens qui ont vécu et souffert sous le joug nazi, et qui ont survécu aux camps de concentration. En Norvège, j’ai rencontré des gens qui ont résisté aux lois fascistes et qui ont survécu, et j’ai entendu l’histoire de ceux qui ont péri. J’ai parlé avec des juifs qui se sont échappés des griffes des nazis et avec des gens qui les y ont aidés. Les connaissances relatives aux politiques de terreur des régimes communistes de plusieurs pays m’ont plus souvent été apportées par des livres que par des contacts personnels. La politique de terreur exercée par ces systèmes m’apparaît spécialement poignante, étant donné que ces politiques furent imposées au nom de la libération de l’oppression et de l’exploitation. Au cours des dernières décennies, lors de visites de personnes venant de pays dictatoriaux, comme le Panama, la Pologne, le Chili, le Tibet, et la Birmanie, les réalités quotidiennes des dictatures devinrent pour moi plus prégnantes. Grâce à des Tibétains qui s’étaient battus contre l’agression de la Chine communiste, à des Russes qui avaient fait échouer le coup d’État de la ligne dure du parti en août 1991, et à des Thaïlandais qui avaient fait obstacle de manière nonviolente au retour du régime militaire, j’ai acquis de troublantes perspectives sur la nature insidieuse des dictatures. La conscience du caractère pathétique et outrageux des brutalités, en même temps que l’admiration pour le calme héroïsme de ces hommes et de ces femmes incroyablement courageux, furent parfois renforcées par des visites sur place, là où les dangers étaient encore grands et où la défiance des peuples déterminés continuait : au Panama sous Noriega ; à Vilnius en Lituanie alors que le pays était soumis à la répression soviétique. Mais aussi à Pékin, place Tienanmen durant l’explosion festive de la liberté, jusqu’à l’entrée des premiers blindés dans cette nuit tragique ; et dans la jungle, au quartier général de l’opposition démocratique de Manerplaw en « Birmanie libérée ». Quelquefois, j’ai visité des lieux de combats, comme la tour de la télévision et le cimetière à Vilnius, le jardin public à Riga où des gens ont été fusillés, le centre de Ferrare au nord de l’Italie où les fascistes alignaient et abattaient les résistants, et à Manerplaw, un simple cimetière rempli de corps d’hommes morts beaucoup trop tôt. Il est triste de réaliser que toute dictature laisse un tel sillage sur son passage. De ces considérations et de ces expériences monte l’espoir résolu que la prévention de la tyrannie est possible, que des combats victorieux contre des dictatures peuvent être menés sans massacres mutuels massifs, que des dictatures peuvent être détruites et qu’il est même possible d’empêcher que de nouvelles ne renaissent des cendres de celles qui sont tombées. J’ai tenté de réfléchir soigneusement aux solutions les plus efficaces pour désintégrer les dictatures au moindre coût en termes de souffrances et de vies humaines. Pour cela, j’ai, pendant plusieurs années, étudié et tiré les enseignements des dictatures, des mouvements de résistance, des révolutions, de la pensée politique, des systèmes de gouvernement et porté une grande attention aux luttes nonviolentes réalistes. Ce livre est le résultat. Je suis certain qu’il est loin d’être parfait. Mais peut-être offrira-t-il un guide pour assister à la réflexion et à la planification de mouvements de libération qui deviendront ainsi plus puissants et plus efficaces. Par nécessité et par choix délibéré, cet essai est centré sur la question fondamentale : comment détruire une dictature et empêcher qu’une nouvelle ne vienne la remplacer ? Je ne suis pas compétent pour produire une analyse détaillée et des prescriptions concernant un pays en particulier. Cependant, je souhaite que cette analyse générique puisse être utile à ceux qui, malheureusement en de trop nombreux pays, ont aujourd’hui à faire face aux réalités d’une dictature. Ils pourront vérifier la validité de cette analyse pour les cas particuliers et juger dans quelle mesure ces recommandations s’appliquent à leur combat de libération. En écrivant cet essai, j’ai contracté plusieurs dettes de gratitude. Bruce Jenkins, mon remarquable assistant, a apporté une contribution inestimable par son identification des problèmes de contenu et de présentation, par d’incisives recommandations pour une présentation plus claire et rigoureuse des idées difficiles (spécialement sur la stratégie), pour une réorganisation structurelle et des améliorations éditoriales. Je dois aussi remercier Stephen Coady pour son assistance éditoriale. Le Dr. Christopher Kruegler et Robert Helvey ont offert des critiques et avis très importants. Le Dr. Hazel McFerson et le Dr. Patricia Parkman m’ont respectivement donné des informations sur les luttes en Afrique et en Amérique latine. Bien que mon travail ait grandement bénéficié de ces aides agréables et généreuses, ses analyses et ses conclusions restent de ma responsabilité. Je ne prétends nulle part dans cet essai que défier des dictateurs soit une entreprise aisée et sans coûts. Toute forme de lutte a un coût et des complications, et combattre les dictateurs fait, bien sûr, des victimes. Cependant, mon souhait est que cette analyse incite les dirigeants de mouvements de résistance à considérer des stratégies qui augmenteront leur efficacité en réduisant les pertes humaines. De même, cette analyse ne doit pas être interprétée comme l’affirmation que la fin d’une dictature fait disparaître tous les autres problèmes. La chute d’un régime ne mène pas à l’utopie. En fait, elle ouvre la voie à des travaux difficiles et à des efforts soutenus pour construire une économie, des relations politiques et une société plus juste, et éradiquer les autres formes d’injustice et d’oppression. Mon espoir est que ce bref examen de la manière de désintégrer une dictature puisse être utile partout où des peuples vivent dominés et désirent être libres. Chapitre 1 : Faire face avec réalisme aux dictatures Ces dernières années, différentes dictatures – d’origine nationale ou installées par intervention étrangère – se sont effondrées face à une population défiante et mobilisée. Souvent considérées comme solidement ancrées et invincibles, certaines de ces dictatures se sont révélées incapables de résister à une défiance sociale, politique et économique concertée par le peuple. Grâce à des défis populaires principalement nonviolents, depuis 1980 des effondrements semblables se sont produits en Estonie, en Lettonie, en Lituanie, en Pologne, en RDA, en Tchécoslovaquie, en Slovénie, à Madagascar, au Mali, en Bolivie et aux Philippines. La résistance nonviolente a fait progresser la démocratie au Népal, en Zambie, en Corée du Sud, au Chili, en Argentine, en Haïti, au Brésil, en Uruguay, au Malawi, en Thaïlande, en Bulgarie, en Hongrie, au Nigeria et dans différents pays de l’ancienne Union Soviétique – en jouant un rôle important dans la défaite de la tentative de coup d’État d’août 1991. De plus, des mouvements de défiance politique massifs se sont développés en Chine, en Birmanie et au Tibet ces dernières années. Bien que ces luttes n’aient pas mis fin aux dictatures en place ou aux occupations, elles ont exposé à la face du monde la nature répressive de ces régimes et ont apporté aux populations une précieuse expérience de cette forme de lutte. L’effondrement des dictatures dans les pays cités ci-dessus n’y a certainement pas éradiqué tous les autres problèmes : la misère, la criminalité, l’inefficacité bureaucratique et la destruction de l’environnement, qui sont souvent l’héritage des régimes brutaux. Néanmoins, la chute de ces dictatures a réduit au moins la souffrance des victimes de l’oppression et a ouvert le chemin vers la reconstruction de ces sociétés avec plus de démocratie politique, de liberté personnelle et de justice sociale. I. Un problème persistant Ces dernières décennies il y a certainement une tendance vers plus de démocratie et de liberté dans le monde. Selon Freedom House, qui réalise chaque année une enquête sur l’état des droits politiques et des libertés civiles, le nombre de pays du monde classés comme « libres » a sensiblement augmenté ces dernières années. Année Libres Partiellement libres Non libres 1983 55 76 64 1993 75 73 38 2009 89 62 42 Néanmoins, cette tendance positive est tempérée par le nombre important de peuples vivant encore sous le joug de tyrannies. En janvier 2009, 34 % des 6,7 milliards d’êtres humains vivaient dans des pays et des territoires indiqués « non libres », c’est-à-dire des régions où les droits politiques et les libertés civiques sont limités à l’extrême. Les 42 pays de la catégorie « non libres » sont dirigés par une série de dictatures militaires (comme la Birmanie et le Soudan), des monarchies traditionnelles (comme l’Arabie saoudite et le Bhoutan), des partis politiques dominants (la Chine, la Corée du Nord), des occupants étrangers (comme le Tibet et le Sahara occidental) ou se trouvent en état de transition. De nombreux pays sont aujourd’hui sujets à des changements politiques, économiques et sociaux rapides. Même si le nombre de pays « libres » a augmenté ces dernières années, le risque est grand que plusieurs d’entre eux, confrontés à ces changements rapides et fondamentaux, évoluent en direction inverse et se dirigent vers de nouvelles formes de dictatures. Des cliques militaires, des individus ambitieux, des officiels élus et des partis politiques doctrinaires chercheront inlassablement à imposer leur volonté. Les coups d’État sont et resteront des évènements courants. Les droits de l’Homme et les droits politiques continueront à être refusés à un grand nombre de personnes. Malheureusement, le passé nous accompagne toujours. Le problème des dictatures est profond. Dans de nombreux pays, les gens ont vécu des décennies et même des siècles d’oppression, qu’elle soit d’origine interne ou étrangère. Une soumission inconditionnelle aux symboles et aux détenteurs du pouvoir y a souvent été inculquée depuis longtemps. Dans des cas extrêmes, les institutions sociales, politiques, économiques et même religieuses de la société – hors du contrôle de l’État – ont été délibérément affaiblies, subordonnées et même remplacées par de nouvelles institutions inféodées à l’État ou au parti en place afin de contrôler la société. La population a souvent été atomisée, c’est-à-dire transformée en une masse d’individus isolés, incapables de travailler ensemble pour développer des libertés, une confiance mutuelle ou même de faire quoi que ce soit de leur propre initiative. Le résultat est prévisible : la population s’affaiblit, n’a plus confiance en elle-même et se trouve incapable de résister. Les gens ont souvent trop peur de partager leur haine de la dictature et leur soif de liberté, même en famille et entre amis. Ils sont terrifiés à l’idée même de résistance publique. À quoi cela servirait-il ? Au lieu de cela ils vivent une souffrance sans but et envisagent l’avenir sans espoir. De nos jours, les conditions de la dictature peuvent être encore pires que par le passé. Autrefois, des peuples pouvaient tenter de résister. De courtes protestations ou manifestations de masse pouvaient se produire. Des espoirs temporaires jaillissaient. Parfois des individus ou des petits groupes pouvaient avoir des gestes courageux bien qu’insuffisants, affirmant certains principes ou simplement leur défiance. Si nobles que soient leurs motifs, ces actes de résistance ont souvent été insuffisants pour vaincre la crainte et l’habitude d’obéissance, ce qui serait un préalable nécessaire pour renverser la dictature. Hélas, ces gestes ont probablement augmenté le niveau de souffrance plutôt que les possibilités de victoire ou même l’espérance. II. La liberté par la violence ? Que faire dans de telles circonstances ? Les solutions évidentes paraissent n’aboutir à rien. Les barrières légales et constitutionnelles, les décisions judiciaires et l’opinion publique sont généralement ignorées des dictateurs. En réaction aux brutalités, à la torture, aux disparitions et aux meurtres, on a souvent conclu, de manière compréhensible, que seule la violence pouvait abattre une dictature. Les victimes en colère se sont parfois organisées pour combattre les dictateurs brutaux en ayant recours, envers et contre tout, à n’importe quel pouvoir de nuisance violent, ou même à des moyens militaire. Ces gens se sont souvent battus courageusement, au prix de souffrances et de pertes humaines élevées. Leurs réussites furent parfois remarquables mais ils ont rarement obtenu la liberté. Les rebellions violentes peuvent déclencher une répression brutale qui laisse fréquemment le peuple plus impuissant qu’auparavant. Quelle que soit la valeur de l’option violente, une chose est certaine : en plaçant sa confiance dans les moyens violents, on choisit le type même de lutte dans lequel les oppresseurs ont presque toujours la supériorité. Les dictateurs sont équipés pour appliquer une violence insurmontable. Aussi longtemps que les démocrates résistent, de dures réalités militaires sont inévitables. Les dictateurs ont presque toujours la supériorité en équipement militaire, en munitions, en moyens de transport et en forces disponibles. Malgré leur bravoure, les démocrates ne sont quasiment jamais un adversaire à la hauteur. Lorsque la rébellion militaire conventionnelle est reconnue comme irréaliste, certains dissidents choisissent la guérilla. Pourtant, la guérilla ne bénéficie que rarement, voire jamais, à la population opprimée et conduit encore plus rarement à la démocratie. Elle n’est pas la solution qui s’impose étant donné le nombre énorme de victimes qu’elle fera dans la population civile. La technique ne garantit pas contre l’échec malgré la critique positive dont elle fait l’objet dans les théories et analyses stratégiques et parfois aussi malgré les appuis internationaux dont bénéficient ceux qui y ont recours. Les guérillas durent dans bien des cas très longtemps. Les populations civiles sont souvent déplacées par le gouvernement au prix d’immenses souffrances et d’une dislocation du tissu social. Même réussies, les luttes de guérilla ont souvent, à la longue, des conséquences structurelles néfastes. Le régime attaqué réagit immédiatement en devenant encore plus dictatorial. Et si la guérilla devait finalement l’emporter, le nouveau régime qui en est issu est souvent encore plus dictatorial que le précédent, cela par l’effet centralisateur d’un nouveau pouvoir encore plus militarisé, et aussi par l’affaiblissement ou la destruction pendant la lutte des groupes qui structuraient la société civile et qui sont essentiels à l’établissement et au maintien d’une société démocratique. Ceux qui s’opposent aux dictatures devraient se tourner vers d’autres options. III. Coups d’État, élections et sauveurs étrangers. Un coup d’État militaire contre une dictature peut paraître un des moyens les plus faciles et rapides d’éliminer un régime corrompu. Néanmoins, cette option pose de graves problèmes. Le plus important est qu’elle laisse en place une mauvaise distribution du pouvoir entre la population, l’élite au pouvoir et la force militaire. Le renvoi de certaines personnes et cliques des postes gouvernementaux facilitera tout simplement l’occupation de ces postes par d’autres personnes. Celles-ci auront peut-être un comportement plus tempéré et seront éventuellement plus ouverts à des réformes démocratiques, mais ils peuvent aussi, à l’inverse, être plus corrompus que ceux dont ils prennent la place. Après avoir consolidé sa position, la nouvelle clique peut se révéler plus impitoyable et plus ambitieuse que la précédente. Ainsi, malgré les espoirs qu’elle apportait, elle sera libre de faire ce qu’elle veut sans se préoccuper de démocratie ou de droits humains. Cela ne peut donc pas être une réponse acceptable au problème de la dictature. Quant aux élections, il n’en est pas question sous une dictature : elles ne sont pas un instrument efficace de changement politique. Certains régimes dictatoriaux, comme ceux du bloc de l’Est sous contrôle soviétique, firent des parodies d’élections pour paraître démocratiques. Elles ne furent que des plébiscites rigoureusement contrôlés pour faire entériner par le public des choix de candidats déjà tranchés par les despotes. Des dictateurs sous pression peuvent parfois accepter de nouvelles élections, mais en les truquant pour mettre en place leurs marionnettes civiles au gouvernement. Si des candidats de l’opposition ont eu le droit de se présenter et furent réellement élus, comme en Birmanie en 1990 et au Nigeria en 1993, les résultats furent simplement ignorés et les « vainqueurs » soumis à l’intimidation, arrêtés ou même exécutés. Les dictateurs ne vont pas se permettre d’organiser des élections qui pourraient les chasser de leur trône. Beaucoup de gens souffrant actuellement d’une dictature brutale, ou qui se sont exilés pour y échapper, ne croient pas que les opprimés puissent se libérer eux-mêmes. Mais ils pensent que leur peuple ne peut être sauvé que par l’intervention de tiers. Ils placent leur confiance en des forces extérieures et croient que seule l’aide internationale peut être assez puissante pour renverser les dictateurs. Cette idée selon laquelle les opprimés sont incapables d’agir efficacement est parfois exacte pour une certaine période. Souvent les peuples opprimés manquent de volonté et sont temporairement incapables de lutter, car ils n’ont aucune confiance en leur capacité de faire face à une dictature brutale et ne voient aucun moyen de s’en sortir. On comprend donc qu’ils placent leurs espoirs de libération en des entités tierces, en une force extérieure qui peut être « l’opinion publique », les Nations Unies, un autre pays, ou encore des sanctions économiques et politiques internationales. Une telle vision est confortable, mais elle pose de sérieux problèmes. Cette confiance accordée à une puissance extérieure peut être très mal placée. Le plus souvent aucun sauveur étranger ne se présente, et si l’un d’eux le fait, on ne devrait probablement pas lui faire confiance. Car de dures réalités sont à considérer avant de s’en remettre à une intervention étrangère : • Fréquemment, les puissances étrangères tolèrent et même soutiennent une dictature afin de faire avancer leur propre intérêt économique et politique. • Certains iront jusqu’à trahir le peuple opprimé plutôt que de tenir leur promesse d’aider à sa libération, cela afin de poursuivre un autre objectif. • D’autres agiront contre la dictature pour mieux maîtriser le pays aux plans économiques, politiques ou militaires. • Les puissances étrangères s’investissent parfois de manière positive pour le peuple opprimé, mais seulement si le mouvement intérieur de résistance a déjà ébranlé la dictature au point d’attirer l’attention internationale sur la nature brutale du régime. Les dictatures existent principalement à cause de l’insuffisante répartition du pouvoir dans le pays lui-même. La population et la société sont trop faibles pour poser des problèmes sérieux au pouvoir dictatorial, la richesse et le pouvoir sont concentrés en trop peu de mains. La survie des dictatures dépend principalement de facteurs internes, même si elles peuvent être renforcées ou affaiblies par des actions internationales. Ces pressions internationales peuvent être utiles lorsqu’elles soutiennent un puissant mouvement intérieur de résistance. Ainsi, les boycotts économiques internationaux, les embargos, la rupture des relations économiques, l’expulsion des organisations internationales, ou la condamnation par les Nations Unies, par exemple, peuvent être utiles. Mais en l’absence d’un fort mouvement intérieur de résistance, de telles actions ne risquent guère d’être entreprises. IV. Faire face à la dure vérité La conclusion est difficile à accepter. Pour renverser une dictature efficacement et au moindre coût, il est impératif de travailler à quatre tâches : • Renforcer la détermination de la population opprimée et sa confiance en elle-même, et améliorer ses compétences pour résister ; • Fortifier les groupes sociaux indépendants et les institutions qui structurent la population opprimée ; • Créer une puissante force de résistance interne ; • Développer un plan stratégique global de libération judicieux et le mettre en œuvre avec compétence. Une lutte de libération est un temps d’affermissement de la confiance en soi et de renforcement de la cohérence interne des groupes combattants. En 1879 et 1880, lors de la campagne irlandaise de grève des loyers, Charles Stewart Parnell professait : « Il est inutile de compter sur le gouvernement… vous ne devez compter que sur votre propre détermination… Aidez vous en vous soutenant les uns les autres… fortifiez ceux qui, parmi vous, sont faibles… unissez vous, organisez vous… et vous gagnerez… Une fois que vous aurez pris cette question en main, c’est à ce moment-là, et pas avant, qu’elle sera résolue. » Quand la dictature doit faire face à une force solide, sûre d’elle-même, dotée d’une stratégie intelligente, avec des actions disciplinées, courageuses et vraiment puissantes, elle finira par s’écrouler. Mais, au minimum, les quatre conditions énumérées ci-dessus devront être remplies. Comme nous venons de le montrer, la libération des dictatures dépend finalement de la capacité des peuples à se libérer eux-mêmes. Les expériences réussies de défiance politique – ou de lutte nonviolente à buts politiques – cités précédemment prouvent qu’il est bel et bien possible pour les populations de se libérer par elles-mêmes. Mais cette option est restée peu développée. Nous l’examinerons en détail dans les chapitres suivants. Néanmoins, il nous faut d’abord étudier la question des négociations comme moyen de démanteler les dictatures. Chapitre II : Les dangers de la négociation Confrontés aux graves problèmes d’une dictature (voir chapitre un), certains peuples s’installent dans une attitude de soumission passive. D’autres, ne voyant aucune possibilité d’aller vers la démocratie, concluent qu’ils doivent composer avec cette dictature apparemment indestructible, en espérant que, grâce à la « conciliation », au « compromis » et aux « négociations », il sera possible de sauver quelques éléments positifs et de mettre fin aux brutalités. En apparence et faute d’alternatives réalistes, cette option en séduit beaucoup. Une lutte sérieuse contre une dictature brutale n’est pas une perspective agréable. Pourquoi faut-il l’envisager ? Ne pourrions-nous pas être raisonnables et trouver des moyens de discuter, de négocier des solutions pour supprimer graduellement la dictature ? Les démocrates ne pourraient-ils pas faire appel à l’humanisme des dictateurs, les convaincre de réduire peu à peu leur domination, et peut-être, à la longue, ouvrir la voie à l’établissement de la démocratie ? Il est dit parfois que la vérité n’est pas uniquement d’un seul côté. Les démocrates auraient peut-être mal compris les dictateurs qui, pour leur part, auraient peut-être agi pour de bons motifs dans des circonstances difficiles. Certains penseront que les dictateurs n’attendent que quelques encouragements ou incitations pour se retirer de bonne grâce de la situation difficile à laquelle le pays est confronté. On pourrait aussi avancer l’idée de proposer aux dictateurs des solutions gagnant-gagnant dans lesquelles tout le monde trouverait son compte. Les risques et souffrances de futurs combats pourraient être évités si l’opposition démocratique se contentait d’apaiser le conflit par des négociations (qui pourraient même être menées avec l’assistance de personnes compétentes ou d’un autre gouvernement). Cela ne serait-il pas préférable à une lutte difficile, même si elle est nonviolente plutôt que militaire ? I. Mérites et limites de la négociation La négociation est un outil très utile dans la résolution de certains types de problèmes et ne doit être ni négligée, ni rejetée lorsqu’elle est appropriée. Dans certaines situations qui ne portent pas sur des questions fondamentales et donc sur lesquelles un compromis est acceptable, la négociation peut être un moyen appréciable pour régler des conflits. Une grève ouvrière pour une augmentation de salaire est un bon exemple de conflit pouvant se traiter par la négociation : on trouve un point d’accord situé entre les propositions des parties en présence. Mais les conflits sociaux impliquant des syndicats reconnus sont bien différents de ceux dont l’enjeu est l’existence même d’une dictature cruelle ou le rétablissement de la liberté politique. Lorsque les enjeux sont fondamentaux, qu’ils affectent des principes religieux, des libertés humaines ou le développement futur de toute la société, les négociations ne peuvent pas trouver une solution acceptable. Sur des questions fondamentales, il n’y a pas de compromis possible. Seul un changement radical des relations de pouvoir en faveur des démocrates peut assurer la sauvegarde des enjeux fondamentaux. Un tel changement s’obtiendra par la lutte et non pas par des négociations. Cela ne signifie pas que la négociation ne doive jamais être utilisée mais plutôt qu’elle n’est pas un moyen réaliste pour renverser une puissante dictature quand une forte opposition démocratique fait défaut. Cependant, il arrive que la négociation ne soit même pas une option. Les dictateurs solidement retranchés et en position de sécurité peuvent n’avoir aucune envie de négocier avec leur opposition démocratique. Ou alors, lorsque des négociations auront été initiées, les négociateurs du camp démocratique disparaîtront à jamais. II. La capitulation négociée Les individus ou les groupes qui s’opposent aux dictatures ont souvent de bonnes raisons de vouloir négocier. En particulier, lorsqu’une lutte militaire contre une dictature brutale s’est poursuivie durant des années sans victoire finale, il est compréhensible que le peuple entier, quelle que soit sa conviction politique, souhaite la paix. Des négociations sont particulièrement susceptibles d’être envisagées par les démocrates quand le dictateur à une nette supériorité militaire et que les destructions et les pertes humaines atteignent un niveau insupportable pour le peuple. Il se développera alors une certaine tentation d’explorer toutes les voies qui pourraient sauver une partie des objectifs des démocrates tout en mettant fin au cycle de violences et de représailles Une offre de « paix » négociée adressée par une dictature à son opposition démocratique n’est bien sûr pas dénuée d’arrières pensées. Les dictateurs peuvent mettre fin d’eux-mêmes à la violence en cessant de faire la guerre à leur propre peuple. Ils peuvent, de leur propre initiative, respecter sans marchander les droits et la dignité humaine, libérer les prisonniers politiques, faire cesser la torture, arrêter les opérations militaires, se retirer du gouvernement et présenter des excuses au peuple. Lorsque la dictature est forte mais qu’il existe une résistance gênante, le dictateur souhaite parfois négocier pour soumettre l’opposition sous prétexte de « faire la paix ». L’appel à la négociation peut séduire, mais il est fort possible que celle-ci cache de graves dangers. Par contre, lorsque l’opposition est en position de force et que la dictature est menacée, les dictateurs peuvent chercher à négocier afin de sauver le maximum de leur pouvoir et de leur richesse. En aucun cas les démocrates ne doivent aider les dictateurs à atteindre leurs buts. Les démocrates doivent se méfier des pièges qui peuvent leur être tendus par les dictateurs au cours du processus de négociation. L’ouverture de négociations alors que des questions fondamentales de libertés civiles sont en jeu peut n’être qu’une ruse du dictateur visant à obtenir la paix ou la soumission des opposants alors que la violence de la dictature se perpétue. Dans ce type de conflit, la seule négociation envisageable est celle qui se tient à la fin d’une lutte décisive, lorsque le dictateur est aux abois et qu’il cherche un couloir de sécurité pour se rendre à un aéroport international. III. Puissance et justice dans la négociation Si ce jugement concernant les négociations paraît trop sévère, il se peut que le romantisme qui leur est associé doive être modéré. Il importe d’avoir les idées claires quant à la manière dont les négociations fonctionnent. « Négocier » ne signifie pas s’asseoir à une table et discuter sur un pied d’égalité pour résoudre des différends. N’oublions pas deux choses : d’abord, lors des négociations, ce n’est pas la justice relative des positions et des objectifs des uns et des autres qui détermine le point d’entente. Deuxièmement, le contenu d’un accord négocié est largement déterminé par le rapport de pouvoir entre les parties en présence. Il importe de considérer plusieurs questions difficiles : quelle perspective s’offre à une partie pour atteindre ses objectifs si, à la table de négociations, l’autre ne prouve pas de volonté de progrès ? Et que peut faire une partie si, après être arrivée à un accord, l’autre ne le respecte pas et utilise ses forces sur le terrain pour agir unilatéralement de manière non conforme à l’accord ? Une entente négociée n’est pas obtenue par l’évaluation des droits et des torts des uns et des autres quant aux questions en jeu. Bien que ces sujets puissent être débattus, les vrais résultats des négociations viennent de l’évaluation du pouvoir absolu ou relatif des groupes qui s’opposent. Que peuvent faire les démocrates pour s’assurer que leurs revendications essentielles soient respectées ? Que peuvent faire les dictateurs pour rester au pouvoir et neutraliser les démocrates ? Autrement dit, si l’on arrive à une entente, elle sera vraisemblablement le résultat de l’estimation dans chaque camp du rapport des forces et des projections quant à l’issue probable d’un conflit éventuel. Il importe également de prêter attention à ce que chaque bord accepte d’abandonner pour parvenir à l’accord. Lors de négociations réussies, il y a compromis, partage. Chaque bord obtient une part souhaitée et abandonne une part de ses exigences. Dans le cas de dictatures extrêmes, que peuvent céder les forces démocratiques ? Quels objectifs des dictateurs doivent-elles accepter ? Doivent-ils donner aux dictateurs (qu’ils soient un parti politique ou une clique militaire) un rôle permanent et constitutionnel dans le futur gouvernement ? Où est alors la démocratie ? Même si les négociations se passent bien, il est nécessaire de s’interroger sur la forme de paix qui en sortira ? La vie sera-t-elle meilleure ou pire que si les démocrates avaient commencé ou continué la lutte ? IV. Les dictateurs « acceptables » Les dictateurs peuvent avoir, à la base de leur domination, des motifs et objectifs variés : pouvoir, position, richesse, restructuration de la société, etc. Il ne faut pas oublier que rien de tout cela ne leur restera s’ils abandonnent leur position. Lors de négociations, ils essayeront donc de préserver leurs buts. Quoiqu’ils promettent, il ne faut pas oublier qu’ils sont capables de promettre n’importe quoi afin de soumettre leurs opposants démocrates, pour ensuite violer effrontément touts leurs engagements. Si les démocrates acceptent d’arrêter leur résistance afin de gagner un sursis devant la répression, ils peuvent se retrouver fort déçus. Une halte à la résistance réduit rarement la répression. Lorsque les forces contraignantes de l’opposition intérieure et internationale ont été supprimées, les dictateurs sont capables d’exercer une oppression et une violence plus aigues que jamais. L’effondrement de la résistance populaire réduit souvent les contre-pouvoirs qui limitaient le contrôle et les brutalités de la dictature. Les tyrans peuvent alors s’en prendre à qui ils le souhaitent. « Car le tyran ne tire son pouvoir de nuisance que des faiblesses de notre résistance », a écrit Krishnalal Shridharani. C’est la résistance et non pas la négociation qui compte dans les conflits dont les enjeux sont fondamentaux. Dans presque tous les cas, la résistance doit continuer pour chasser les dictateurs du pouvoir. Le succès est le plus souvent déterminé non pas par un accord, mais par l’usage des moyens de résistance les plus appropriés et les plus puissants disponibles. Nous montrerons plus loin en détail que la défiance politique, ou la lutte nonviolente, est le moyen disponible le plus puissant à disposition de ceux qui militent pour leur liberté. V. Quel genre de paix ? Si les dictateurs et les démocrates parlent ensemble de paix, il faut garder les idées claires, à cause des dangers que cela induit : tous ceux qui se servent du mot « paix » ne souhaitent pas nécessairement la liberté et la justice. La soumission passive à l’oppression cruelle de dictateurs, à un despote ayant fait subir des atrocités à des centaines de milliers de personnes ne correspond pas à la paix véritable. Hitler évoquait souvent la paix et cela signifiait soumission à sa volonté. La paix d’un dictateur n’est souvent rien de plus que la paix de la prison ou de la tombe. Mais il y a d’autres dangers. Parfois, des négociateurs bien intentionnés confondent les objectifs de la négociation et le processus lui-même. Plus encore, des démocrates ou des spécialistes étrangers participant aux négociations peuvent, d’un seul coup, fournir au dictateur la légitimité (intérieure ou internationale) qui lui était refusée du fait de sa position monopolistique dans l’État, de ses violations des droits de l’Homme et de sa brutalité. Sans cette légitimité désespérément nécessaire, les dictateurs ne peuvent pas continuer à régner indéfiniment. Les acteurs de la paix ne doivent pas la leur fournir. VI. Raisons d’espérer Comme nous l’avons indiqué, les dirigeants de l’opposition peuvent se sentir forcés de poursuivre la négociation en désespérant du combat démocratique. Néanmoins, ce sentiment d’impuissance peut être dépassé. Les dictatures ne sont pas éternelles. Ceux qui les subissent n’ont pas à rester toujours faibles, et il ne faut pas que les dictateurs restent toujours forts. Aristote remarquait déjà : « …Oligarchie et tyrannie ont une durée plus brève que n’importe quelle autre constitution, […] la plupart des tyrannies n’ont jamais eu qu’une durée extrêmement brève. » Les tyrannies modernes sont aussi vulnérables. Leurs faiblesses peuvent être accentuées et le pouvoir des dictateurs peut se désintégrer (Au chapitre quatre nous examinerons ces faiblesses plus en détail). L’histoire récente démontre la vulnérabilité des dictatures et révèle qu’elles peuvent s’effondrer en un temps très court : s’il fallut dix ans (1980- 1990) pour voir tomber la dictature communiste en Pologne, en Allemagne de l’Est et en Tchécoslovaquie en 1989 il a suffi de quelques semaines. Au Salvador et au Guatemala, en 1944, les luttes contre de terribles dictatures militaires durèrent environ deux semaines. Le puissant régime militaire du Shah d’Iran fut ébranlé en quelques mois. La dictature de Marcos aux Philippines s’écroula face à la puissance du peuple en l’espace de quelques semaines en 1986 : le gouvernement des États-Unis abandonna rapidement le Président Marcos dès que la force de l’opposition devint manifeste. La tentative de coup d’État en Union soviétique en août 1991 fut bloquée en quelques jours par un mouvement de défiance politique. Peu après, plusieurs nations longtemps dominées gagnèrent leur indépendance en seulement quelques jours, semaines ou mois. L’idée toute faite et ancienne, selon laquelle les moyens violents opèrent toujours rapidement alors que les moyens nonviolents demandent du temps et de la patience n’est pas valide. Bien qu’il faille du temps pour changer profondément la situation et la société, le combat nonviolent lui-même contre la dictature peut se passer relativement vite. Les négociations ne sont pas la seule alternative à la capitulation d’un part et à la guerre d’annihilation d’autre part. Les exemples ci-dessus, ainsi que ceux du chapitre un, montrent qu’il existe une autre solution pour ceux qui veulent la paix et la liberté : la défiance politique. Chapitre 3 : D’où vient le pouvoir ? Parvenir à une société qui soit à la fois en paix et en liberté n’est pas une tâche aisée. Cela implique une grande habileté stratégique, de l’organisation et de la planification. Par-dessus tout il faut du pouvoir. Les démocrates ne peuvent espérer abattre une dictature et établir la liberté politique sans exercer leur propre pouvoir. Comment cela est-il possible ? Quelle sorte de pouvoir l’opposition démocratique peut-elle mobiliser pour réussir à détruire une dictature et ses vastes réseaux militaires et policiers ? La réponse se trouve dans une lecture souvent ignorée de la nature du pouvoir politique. Connaître cette vue originale n’est pas une tâche si difficile. Nous allons le voir à partir de quelques vérités simples. I. La fable du « Maître singe » Une parabole chinoise de Liu-Ji, datant du 14ème siècle, illustre bien cette lecture négligée du pouvoir politique : Dans l’État féodal de Chu, un vieillard survivait en gardant des singes à son service. Les gens l’appelaient « Ju gong » (Maître singe). Chaque matin, le vieil homme rassemblait les singes dans sa cour et donnait l’ordre à l’aîné d’emmener les autres dans la montagne ramasser des fruits sur les arbres et dans les buissons. La règle exigeait que chaque singe donne le dixième de sa récolte au vieillard, et ceux qui ne le faisaient pas étaient violemment fouettés. Tous les singes en souffraient mais n’osaient s’en plaindre. Un jour, un jeune singe s’adressa aux autres : « Le vieil homme a-t-il planté tous les fruitiers et buissons ? » Les autres répondirent : « Non, ils ont poussé naturellement. » Le jeune singe insista : « Ne pouvons-nous pas prendre les fruits sans la permission du vieil homme ? » Les autres répondirent : « Si, nous pouvons tous le faire. » Le jeune singe continua : « Alors pourquoi devons-nous dépendre du vieil homme ; pourquoi devons-nous tous le servir ? » Avant que le petit singe ne finisse sa phrase, tous les autres avaient compris et s’éveillaient. La nuit même, s’assurant que le vieil homme était endormi, les singes détruisirent l’enclos dans lequel ils étaient confinés. Ils prirent les fruits que le vieil homme avait emmagasinés et les emportèrent dans la forêt pour ne jamais en revenir. Le vieil homme finit par mourir de faim. Yu-zu-li conclut : « Certains hommes, dans le monde, dominent leur peuple par l’imposture et non pas par la justice. Ne sont-ils pas comme le Maître singe ? Ils ne se rendent pas compte de leur confusion d’esprit. Dès que leur peuple comprend la chose, leurs ruses ne fonctionnent plus. » II. Les sources indispensables du pouvoir politique Le principe est simple. Les dictateurs ont besoin de l’aide de ceux qu’ils gouvernent. Sans eux, ils ne peuvent assurer et maintenir les sources de leur pouvoir politique. Ces sources du pouvoir politique comprennent : • L’autorité, la conviction, répandue dans le peuple, que le régime est légitime et que lui obéir est un devoir moral ; • Les ressources humaines, le nombre et l’importance des personnes et groupes qui obéissent, coopèrent, ou apportent leur assistance au souverain ; • Les compétences et connaissances, nécessaires au régime pour accomplir certaines tâches et fournies par des personnes ou des groupes coopérants ; • Des facteurs intangibles, facteurs psychologiques et idéologiques qui amènent les peuples à obéir et assister les dominants ; • Les ressources matérielles, c’est à dire la capacité des dirigeants à contrôler ou accéder à la propriété, aux ressources naturelles, aux moyens financiers, au système économique et aux moyens de communication et de transport ; • Les sanctions, punitions, brandies ou appliquées, contre ceux qui désobéissent ou refusent de coopérer, afin d’assurer la soumission et la coopération nécessaires au régime pour exister et mener ses politiques. Toutes ces sources, toutefois, dépendent de l’acceptation du régime, de la soumission et de l’obéissance de la population, de la coopération d’innombrables personnes et des multiples institutions de la société. Ces appuis ne sont pas garantis. La pleine coopération, l’obéissance et le soutien renforcent la disponibilité des sources nécessaires au pouvoir et, par conséquent, augmentent le pouvoir d’un gouvernement. À l’inverse, le retrait de la coopération populaire et institutionnelle aux agresseurs ou aux dictateurs réduit ou supprime la disponibilité des sources du pouvoir desquelles dépendent tous les dictateurs. Sans elles, le pouvoir des dominants s’affaiblit et finalement se dissout. Naturellement, les dictateurs sont sensibles aux actions et idées qui menacent leur liberté d’action. Ils sont donc susceptibles de menacer et de punir ceux qui désobéissent, font grève ou n’acceptent pas de coopérer. Mais cela ne résout pas leur problème. La répression et même les brutalités ne mènent pas toujours au rétablissement de la soumission et de la coopération nécessaires au fonctionnement du régime. Si, malgré la répression, les sources du pouvoir peuvent être restreintes ou supprimées pendant une période suffisante, cela peut conduire à l’incertitude et à la confusion à l’intérieur même de la dictature. Il s’ensuivra probablement un net affaiblissement du pouvoir de la dictature. À la longue, la captation des sources de pouvoir peut mener à la paralysie et à l’impuissance du régime et, dans des cas sérieux, à sa désintégration. Le pouvoir du dictateur s’éteindra, lentement ou rapidement, par « famine politique ». Il s’ensuit que, dans quelque gouvernement que ce soit, le degré de liberté ou de tyrannie reflète la détermination des sujets à être libres, ainsi que leur volonté et leur capacité à résister à l’asservissement. Contrairement à l’opinion générale, même les dictatures totalitaires sont dépendantes de la population et des sociétés qu’ils gouvernent. Comme le notait en 1953 le spécialiste allemand en sciences politiques Karl W. Deutsch : « Le pouvoir totalitaire n’est fort que s’il ne doit pas être utilisé trop souvent. S’il doit être constamment exercé sur l’ensemble de la population, il est vraisemblable qu’il ne durera pas longtemps. Étant donné que les régimes totalitaires exigent, pour traiter avec leurs sujets, plus d’énergie que les autres formes de gouvernement, ils ont un plus grand besoin de s’appuyer sur des habitudes de docilité répandues et fiables ; plus encore, ils doivent pouvoir compter en cas de besoin sur le soutien actif d’une part majeure de la population. » En Angleterre au dix-neuvième siècle, le théoricien du droit John Austin a décrit la situation d’une dictature se confrontant à un peuple mécontent. Il soutenait que si la majorité de la population était déterminée à détruire le gouvernement et était prête pour cela à endurer la répression, alors les forces gouvernementales et tous leurs appuis ne pourraient préserver le gouvernement haï, même avec l’assistance de l’étranger. Et Austin concluait qu’après avoir lancé un tel défi, le peuple ne pourrait plus être forcé dans l’obéissance et la soumission. Bien avant lui, Machiavel disait que le prince « …qui a l’ensemble de sa population pour ennemi ne sera jamais en sécurité ; plus grande est sa cruauté, plus faible devient son régime. » L’application politique pratique de ces idées fut établie par les Norvégiens dans leur résistance héroïque à l’occupation nazie et, comme nous l’avons vu au premier chapitre, par les courageux Polonais, Allemands, Tchèques, Slovaques, et par bien d’autres qui, résistant à l’agression et à la dictature communiste, contribuèrent finalement à l’effondrement des pouvoirs communistes en Europe. Ceci, bien sûr, n’est pas nouveau : on rencontre des cas de résistance non violente dès 494 avant J.C. lorsque la Plèbe refusa de coopérer avec les Maîtres patriciens romains. La lutte non violente s’est manifestée aux différentes époques chez les peuples d’Asie, d’Afrique, des Amériques, d’Australie et des Îles du Pacifique aussi bien qu’en Europe. Trois des facteurs les plus importants qui permettent de déterminer le degré de contrôle d’un pouvoir gouvernemental sont : (1) la volonté du peuple d’imposer des limites à la puissance du gouvernement ; (2) la capacité des organisations et institutions indépendantes à retirer collectivement les sources du pouvoir ; et (3) l’habileté de la population à refuser son consentement et son assistance. III. Les centres du pouvoir démocratique L’une des caractéristiques des sociétés démocratiques est qu’il y existe, indépendamment de l’État, une multitude de groupes et d’institutions non gouvernementales. Ce sont, par exemple, les familles, les organisations religieuses, les associations culturelles, les clubs sportifs, les institutions économiques, les syndicats, les associations d’étudiants, les partis politiques, les communautés villageoises, les associations de quartier, les clubs de jardinage, les associations de défense des droits de l’Homme, les groupes de musique, les sociétés littéraires, etc. Ces entités sont importantes car en poursuivant leurs objectifs propres elles contribuent à satisfaire des besoins sociaux. De plus, elles ont une grande utilité politique. Elles structurent les groupes et les institutions à travers lesquelles les personnes peuvent exercer une influence sur la direction de leur société et résister aux autres groupes ou au pouvoir lorsque ceux-ci semblent nuire à leurs intérêts, à leurs activités, ou à leurs objectifs. Des individus isolés, qui ne sont pas membres de tels groupes, n’ont généralement pas la capacité d’exercer une pression significative sur la société, encore moins sur le gouvernement, et certainement pas sur une dictature. Par conséquent, si l’autonomie et la liberté de ces entités peuvent être limitées par les dictateurs, la population sera relativement impuissante. De plus, si ces institutions et groupes peuvent être contrôlées par le régime central ou remplacées par de nouvelles plus soumises, elles peuvent aussi être utilisées pour dominer à la fois les membres de la société et les secteurs occupés par les différentes institutions. Néanmoins, si l’autonomie et la liberté de ces institutions civiles indépendantes (hors du contrôle gouvernemental) peuvent être maintenues ou reconquises, elles sont très importantes pour la mise en œuvre de la défiance politique. Le trait commun des cas cités de dictatures désintégrées ou affaiblies a été la courageuse application massive de la défiance politique par la population et ses institutions. Comme nous l’avons vu, ces centres de pouvoir procurent les bases institutionnelles à partir desquelles la population peut exercer une pression ou résister aux contrôles dictatoriaux. Par la suite, ils feront partie des structures indispensables à une société libre. Leur indépendance et leur croissance sont un prérequis au succès des luttes de libération. Si la dictature a largement réussi à détruire ou à contrôler ces groupes sociaux indépendants, il sera important pour les résistants d’en créer de no Notes • Tous les textes publiés ici appartiennent au domaine public, et peuvent être reproduits sans l’autorisation préalable de Gene Sharp. Mention d’origine et de l’Institution Albert Einstein appréciée. • De la dictature à la démocratie a initialement été publié à Bangkok en 1993 par le Comité pour la Restauration de la Démocratie en Birmanie, en association avec Khit Pyaing (The New Era Journal). Il a ensuite été traduit dans au moins vingt-huit langues et publié entre autres en Serbie, en Indonésie, en Thaïlande et aux États-Unis en version anglaise et espagnole. • Cette traduction a été assurée par Dora Atger avec la participation de Julien Goret et Will Travers. Publié à l’initiative de l’Ecole de la Paix de Grenoble. • Le lecteur de cette fiche se reportera utilement à notre dossier des « Résistances civiles de masse » irenees.net/fr/dossiers/dossier-199.html Pour en savoir plus : • The Anti-Coup par Gene Sharp et Bruce Jenkins. Boston, MA: The Albert Einstein Institution, 2003. • On Strategic Nonviolent Conflict: Thinking About the Fundamentals par Robert L. Helvey. Boston, MA: The Albert Einstein Institution, 2002. • The Politics of Nonviolent Action (en 3 tomes) par Gene Sharp. Boston, MA: Extending Horizons Books, Porter Sargent Publishers, 1973. • Social Power and Political Freedom par Gene Sharp. Boston, MA: Extending Horizons Books, Porter Sargent Publishers, 1980. • Making Europe Unconquerable par Gene Sharp. Cambridge, MA: Ballinger Publishing Company, 1985. • There Are Realistic Alternatives par Gene Sharp. Boston, MA: The Albert Einstein Institution, 2003. • Waging Nonviolent Struggle: 20th Century Practice and 21st Century Potential par Gene Sharp. Boston, MA: Extending Horizons Books, Porter Sargent Publishers, 2005. En français par le même auteur : • La guerre civilisée : la défense par actions civiles. Grenoble: Presses Universitaires de Grenoble, 1995 (traduction de Civilian-Based Defense. Princeton, NJ: Princeton University Press, 1990). • “L’abolition de la guerre, un but réaliste,” Cahiers de la non-violence - numéro 4, Montréal, 1991 (traduction de Making the Abolition of War a Realistic Goal. Boston, MA: The Albert Einstein Institution, 1980). • “Deux forces de dissuasion par défense à base civile,” dans Les stratégies civiles de défense, pages 47-66. St. Etienne: Alternatives Non Violentes, 1987. • “L’opposition à un coup d’État,” Miami / Port-au-Prince: Haïti en marche, 28 août, 1996, tome X, numéro 29. • “L’action nonviolente, meilleure stratégie pour les palestiniens,” dans Alternatives Non Violentes, numéro 70, mars 1989, pages 3-11. Interview avec Gene Sharp par Afif Safieh. • “A la recherche d’une solution au problème de la guerre,” dans Alternatives Non Violentes, numéro 39, décembre 1980, pages 3-16. Et maintenant disponibles dans la présente collection : • L’anti-coup d’État (traduction de The Anti-Coup, 2003). • La force sans la violence (traduction de There Are Realistic Alternatives, 2003).
Posted on: Sat, 16 Nov 2013 11:06:07 +0000

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