Entre, comme on dit : « Entrez donc », un impératif - TopicsExpress



          

Entre, comme on dit : « Entrez donc », un impératif daccueil. Lampedusa est le nom dune honte. Il nest plus question dêtre indifférent. 13 000 migrants et demandeurs dasile y ont abordé cette année, disait Martin Schulz, le président du Parlement européen, après les 400 morts de début octobre ; près de 700 ont été secourus dans la nuit du 25 octobre, quand lUnion européenne se réunissait pour réfléchir. Indignons-nous contre nous-mêmes. Ce qui mindigne particulièrement est que les morts doctobre le sont, aussi, à cause dune exception au droit. Le droit de la mer impose de venir en aide aux bateaux en détresse. Mais la lutte contre limmigration illégale prime sur le droit international : les lois nationales qualifient les sauvetages dactivités visant à aider limmigration clandestine. Des marins venus au secours de migrants en train de se noyer ont été punis. Ils, les clandestins et/ou les passeurs, mettent le feu aux bateaux pour être en situation de détresse, ils osent mourir pour prouver quils ne réunissent plus les conditions pour vivre. Cest de frontière quil est question, pas seulement dans/hors lespace Schengen, mais entre ceux qui sont des hommes et ceux qui nen sont pas tout à fait - si cest un homme. Un réfugié est bien un homme, mais tous ceux qui cherchent refuge ne sont pas des réfugiés. « Réfugié », cest une définition, horos en grec, le même mot que « frontière », qui trace la ligne de démarcation entre ceux qui le sont et ceux qui ne le sont pas. Est « réfugié » « toute personne qui, craignant avec raison dêtre persécutée du fait de sa race, de sa religion, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité, et qui ne peut, ou du fait de cette crainte, ne veut, se réclamer de la protection de ce pays ». « Craignant avec raison » : on est dans la pondération de limpondérable, comme avec le doute raisonnable. Et notez bien quon ne craindra pas avec raison de mourir de faim et de misère. Le droit dasile dépend de lappréciation dun statut dérogatoire, à quoi il faut opposer un droit fondamental, et même, avec le philosophe Achille Mbembé, quelque chose comme un droit de séjour pour tout être humain là où il le souhaite. Nous serons tous des réfugiés alors. « HÔTE » OU « BARBARE » ? Je poserai la question ainsi : celui qui entre « chez nous » est-il un « hôte » ou un « barbare » ? Un « hôte », xenos en grec, désigne en toute réciprocité celui qui accueille, lhôte hôtelier, et celui qui est accueilli, lhôte « hospité », quiconque se présente à votre seuil - un dieu peut-être - à qui lon doit hospitalité. Un « barbare » désigne celui quon ne reconnaît pas comme un semblable : il ne parle pas mais émet des sons, cest un « esclave par nature », comme dit parfois Aristote. « Est nègre une large catégorie de lhumanité quon pourrait qualifier de subalterne » : « Les pauvres cherchent à se vendre là où autrefois ils étaient vendus » (Mbembé), et nous nous acheminons vers « une société de travailleurs sans travail », la pire de toutes (Hannah Arendt). Nous sommes tous des barbares en puissance, alors. Pourtant « nous », « nous ne pouvons pas accueillir toute la misère du monde », nest-ce pas ? Cest un socialiste intelligent qui laura dit. On se fait vite coincer entre humanisme Bisounours et Realpolitik. « Que faire ? » Il faut mettre en avant les bons coûts y compris moraux et humains pour autoriser les chefs dEtat, lEurope, performances en mains puisquils ne savent sautoriser de rien dautre, à généraliser les bonnes pratiques comme dit le jargon (« Donner aux gens la possibilité de ne plus mourir », dit la maire de Lampedusa) - repenser Frontex (L« Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des Etats membres de lUnion »), dont le nom fait cauchemar, repenser la coopération avec les pays dorigine, les pays de transit, repenser la citoyenneté européenne et le « Schengen » du dedans-dehors. Au travail. Il y a urgence, cest cela que vous saurez nous faire vouloir, oui, nous voterons pour vous. DOUBLE SENS Mais du côté de mon propre savoir-faire, que faire ? « Entre », intra, impératif de intrare (latin) « entrer, franchir le seuil », cest pour de bon la même famille de mots, le même mot, qu« entre », inter, adverbe et préposition « au milieu de, pendant, parmi » qui dit lintervalle et linteraction. Et qui donne intellego (inter-lego), « discerner, comprendre, apprécier », ce que font les « intellectuels »... Je ne métais jamais avisée de ce double sens. Pourtant, cet « entre »-là est ce sur quoi je ne cesse de travailler. Repenser les humanités, lhumanisme ? Mettons que ce soit éduquer pour concevoir des frontières vivables. Mon modèle d« entre », sans doute le meilleur paradigme aujourdhui pour les sciences humaines, cest la traduction. Non pas la globalisation, le globish, car les personnes ne sont justement pas des marchandises circulant en régime déquivalent général dans un monde capitalistique ; mais une diversité avec séjours et passages. Il y a des langues - des cultures, des visions du monde -, des gens qui les parlent, des textes, et lon passe dune langue à lautre. Cest évidemment sur la pluralité quil faut miser, sur le savoir-faire avec les différences. Faire de la frontière un « entre », titre au séjour. Les langues, pas plus que les troupeaux, ne sarrêtent aux frontières ; elles migrent, laissent des traces les unes dans les autres, se transforment et demeurent singulières. Elles sapprennent et se traduisent. Les frontières des langues, ne coïncidant pas avec celles des Etats-nations, les compliquent sérieusement. Arendt, naturalisée (quel mot !) Américaine, affirmait quelle avait lallemand pour patrie, pas lAllemagne. Cest quune langue, dit Jacques Derrida, « ça nappartient pas » : langue et peuple ne coïncident pas, et cette non-coïncidence décloisonne lespace. Les langues ne coïncident pas davantage entre elles : la traduction, qui sinstalle dans lespace entre les langues et le franchit, nous servira de modèle pour apprivoiser les frontières et fabriquer du commun. « Chancelante équivocité du monde » (Arendt encore) propre à compliquer luniversel : un nouvel humanisme à opposer à la Realpolitik ? Barbara Cassin
Posted on: Sat, 09 Nov 2013 13:23:30 +0000

Trending Topics



Recently Viewed Topics




© 2015