Frontex, bras armé de l’Europe forteresse Claire Rodier - TopicsExpress



          

Frontex, bras armé de l’Europe forteresse Claire Rodier Juriste / GISTI (Groupe d’information et de soutien des immigrés) Rédaction : 2010 C’est en 1999 que les États membres de l’Union européenne (UE) ont décidé de mettre en place une politique commune en matière d’immigration et d’asile. À l’origine du projet, le souci de mieux maîtriser les flux migratoires dans un espace européen dont, avec la convention de Schengen, on était en train de supprimer les frontières intérieures. Très vite, il est apparu que la liberté de circulation instaurée pour les citoyens européens allait impliquer un contrôle renforcé des frontières extérieures de l’UE, volontiers présentées à l’opinion comme les fragiles remparts d’une Europe menacée par des hordes de migrants dits « clandestins » et de demandeurs d’asile. La diffusion d’images spectaculaires montrant des Africains fuyant, entassés dans des rafiots, la guerre ou la misère pour rejoindre l’Andalousie, les îles Canaries ou celle de Lampedusa, est venue conforter l’idée d’une invasion dont il fallait se protéger. Les conclusions du Conseil européen de Séville de juin 2002 ont officialisé cette approche, sous l’influence du Royaume-Uni, alors engagé sur la voie d’un durcissement de sa politique migratoire. Sur fond d’amalgame entre menace terroriste – le 11 Septembre n’est pas loin – et immigration « clandestine », la sécurisation des frontières est érigée en priorité. Elle passera par la mise en place d’un dispositif opérationnel (opérations conjointes aux frontières et mutualisation de la logistique) et par l’utilisation de la politique extérieure de l’UE comme levier pour inciter les pays d’émigration ou de transit à coopérer dans ce domaine. Frontex, au cœur du « système intégré de gestion des frontières » Dès 2002, dans le cadre d’un « plan pour la gestion des frontières extérieures de l’UE », était mise en place une instance stratégique commune de praticiens spécialistes des contrôles frontaliers issus des différents États membres (CSIFA). Son rôle fut vite jugé insuffisant face aux besoins d’interventions directes, notamment sur la côte sud de l’Europe. En 2003, l’idée de lui adjoindre une structure opérationnelle était adoptée, qui se concrétisera par la création en octobre 2004 de l’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures (Frontex). Basée à Varsovie, Frontex est rapidement devenue l’emblème d’une « forteresse Europe » qui entend protéger efficacement ses frontières. Elle travaille en liaison avec des partenaires chargés, dans d’autres domaines, de la sécurité aux frontières, comme Europol ou l’Office européen de lutte anti-fraude (OLAF). La principale mission de Frontex est la coordination de la coopération entre les États membres pour la gestion des frontières extérieures maritimes, terrestres et aériennes de l’UE. Elle a ainsi mis au point un « inventaire central » (CRATE), qui recense les équipements techniques existants dans les différents pays européens et mis à disposition de tout État membre qui en ferait la demande, à la suite d’une analyse des besoins et des risques. Celle-ci consiste à « apprécier les dangers, examiner les vulnérabilités et évaluer les conséquences », afin d’établir les priorités en termes de menaces aux frontières. Frontex a également pour mandat d’aider les États membres dans les situations qui exigent une « assistance technique et opérationnelle renforcée », en coordination avec les équipes d’intervention rapide aux frontières (Rapid Border Intervention Teams – RABITs), instituées en 2006, sorte de corps d’environ 600 gardes-frontières appelés à intervenir en cas de « pression migratoire urgente et exceptionnelle ». Enfin, Frontex apporte un appui pour les opérations de « retours conjoints » (renvois d’étrangers par les États membres). En 2009, 1 300 personnes avaient été renvoyées dans des opérations coordonnées par Frontex. Une révision du mandat de l’agence a été décidée en 2010 pour accroître son rôle dans ce domaine, en lui permettant notamment d’affréter ses propres charters en vue d’organiser des expulsions. Avec Eurosur, système européen de surveillance des frontières, qui fournit le cadre technique permettant de rationaliser la coopération et la communication entre États membres dans le domaine, auquel s’ajoutent le système Fast Track (enregistrement électronique des entrées et des sorties de ressortissants d’États tiers) et le système électronique d’autorisation de voyage (ESTA), Frontex a vocation à être l’un des rouages essentiels du « système européen intégré de gestion des frontières » qui constitue l’objectif à long terme. Depuis sa naissance, Frontex n’a cessé de croître. Le budget de l’agence, qui s’élevait à 6 millions d’euros en 2005, est passé de 42 millions à 84 millions d’euros entre 2007 et 2009, avec un doublement de ses effectifs au cours de la même période. Ses premières années d’existence sont ponctuées de bilans autosatisfaits qui, par l’affichage d’une activité soutenue, viennent régulièrement justifier l’augmentation de ses moyens et de son champ d’intervention. Frontex informait ainsi qu’en 2009 elle avait rassemblé et analysé 165 700 détections de franchissements illégaux de frontières rapportées par les États membres de l’UE, répartis pour moitié aux frontières terrestres, et pour les deux quarts restants aux frontières maritimes et aéroportuaires. Elle recensait, pour la même année, 251 000 détections de situations de séjour irrégulier, 9 500 porteurs de faux documents et 6 600 « passeurs ». Le nombre de jours mobilisés dans une année pour les opérations conjointes a quasiment décuplé entre 2006 (440) et 2009 (4 037), de même que les journées consacrées à la formation (de 1 012 à 9 500). En 2010, Frontex pouvait compter sur une flotte de 26 hélicoptères, 22 avions légers et 113 navires. L’inventaire CRATE faisait par ailleurs état de 476 autres unités d’équipement utilisées dans la lutte contre l’immigration « clandestine » : radars mobiles, véhicules divers, caméras thermiques, détecteurs de battements de cœur, etc. Ces moyens sont mis à profit d’un nombre toujours croissant d’opérations conjointes aux noms évocateurs (Zarathoustra, Minerve, Lynx, Poseidon…), réparties sur les frontières maritimes jusqu’à la côte de l’Afrique occidentale, et les frontières terrestres orientale et méridionale, ainsi que dans plusieurs aéroports, et associant pour chacune plusieurs États membres. Certaines sont de grande envergure comme l’opération Hammer de 2008, qui impliquait vingt-cinq États membres ainsi qu’Europol, Interpol et le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Si elle communique volontiers sur les moyens qu’elle déploie, Frontex est moins diserte sur le détail des résultats des opérations qu’elle conduit. Ainsi, l’agence s’est félicitée de l’opération Hera qui aurait permis de faire diminuer la pression migratoire sur l’Espagne de 60 % en 2007, « grâce à la multiplication des patrouilles au plus près des côtes » africaines. Mais elle n’explique pas les conditions dans lesquelles s’effectuent les contrôles, ni les critères d’intervention desdites patrouilles dans les eaux territoriales de pays souverains. Des questions que ne s’est pas posées le ministre espagnol de l’Intérieur, voyant en Frontex, début 2010, « le meilleur instrument dont nous disposons pour assurer le contrôle conjoint et coresponsable de nos frontières », et se réjouissant que le nombre d’entrées sur les côtes espagnoles ait considérablement diminué au cours des dix dernières années. Cette satisfaction purement comptable, qui reflète la position des gouvernements des États membres, n’est pas partagée par le Parlement européen. En décembre 2008, il demandait « que le mandat de Frontex inclue l’obligation expresse de respecter les normes internationales en matière de droits de l’homme et un devoir de sollicitude envers les demandeurs d’asile lors d’opérations de sauvetage en haute mer », et invitait à une révision de ce mandat « afin de combler les vides juridiques, […] notamment les conditions juridiques précises des interventions de sauvetage en mer ». Une façon de pointer les graves lacunes de l’agence en matière de protection des personnes, relevées la même année par le Sénat français qui déplorait que les agents participant aux opérations Frontex « ne soient pas formés pour admettre des étrangers au titre de l’asile ». Pourtant, le Pacte européen sur l’asile et l’immigration, adopté en octobre 2008 par les États membres, souligne que « le nécessaire renforcement des contrôles aux frontières européennes ne doit pas empêcher l’accès aux systèmes de protection des personnes fondées à en bénéficier ». Droit d’asile : l’angle mort des contrôles aux frontières Cet accès est en théorie ouvert à toute personne persécutée ou craignant de l’être par la convention de Genève de 1951 que tous les États membres de l’UE ont ratifiée. Mais, en pratique, le verrouillage des frontières tend à vider ce droit de son contenu puisqu’il vise, comme dans le cas des opérations de Frontex, à empêcher les personnes d’arriver dans les pays où elles pourraient s’en prévaloir. L’évolution du nombre de demandes d’asile déposées en Europe à la transition du millénaire reflète cette tendance. De près de 700 000 au début des années 1990, quand la Communauté européenne ne comptait que douze membres, il est tombé à moins de 250 000 en 2009, dans l’UE à vingt-sept. De fait, la question du respect des droits, et notamment du droit d’asile, constitue l’angle mort du fonctionnement de Frontex. Alors qu’elle n’hésite pas à communiquer sur le phénomène de la « demande d’asile abusive », rien n’est prévu pour assurer, lors des opérations de l’agence, l’accueil d’éventuelles demandes d’asile ni le traitement spécifique dus aux requérants. Un accord a bien été signé en juin 2008 entre Frontex et le HCR, mais il ne traite que d’échanges d’informations, de consultations, et de participation à des formations. Ces carences institutionnelles, et la probabilité que soient renvoyées d’où elles viennent des personnes interceptées lors d’opérations conjointes, prennent une dimension particulière quand on sait que Frontex a compétence pour passer des accords avec des pays tiers comme l’Ukraine, la Moldavie, la Géorgie, l’Albanie, ou encore la Turquie, la Libye et la Mauritanie – autant de pays qui ne sont pas connus pour être très respectueux du droit d’asile – afin d’y faciliter la gestion commune des flux migratoires. Une perspective dont les risques n’ont pas échappé au Parlement européen, qui a demandé à être informé de toutes les négociations liées à ces accords. En juin 2009, pour la première fois dans l’histoire de Frontex, un hélicoptère de l’opération conjointe Nautilus IV a coordonné l’interception par les gardes-côtes italiens d’un bateau à bord duquel se trouvaient soixante-quinze boat people, à 29 milles marins de l’île de Lampedusa, à l’extrême sud de la Sicile, et la remise des migrants aux mains d’une patrouille maritime libyenne qui croisait à proximité. Dénoncée par l’organisation Human Rights Watch, qui a rappelé les conditions réservées aux migrants et aux réfugiés en Libye (détention, déportation, maltraitances et violation du droit d’asile), l’opération a été défendue par l’agence, qui y voit le moyen, en dissuadant les départs, de sauver des vies humaines. La rhétorique est directement inspirée par le discours officiel tenu à partir de 2004 par l’UE pour justifier l’externalisation des contrôles frontaliers. L’intervention le plus en amont possible, et en collaboration avec les pays de départ et de transit, est présentée comme la solution pour éviter les drames de la migration. Un raisonnement qui ne convainc pas le commissaire aux Droits de l’homme du Conseil de l’Europe : Thomas Hammarberg s’inquiétait en septembre 2009, alors qu’il était une fois de plus question de renforcer les pouvoirs de Frontex, que « dans toute l’Europe s’affirme la tendance à refouler, à n’importe quel prix, les flux de migrants en situation irrégulière, en mettant des vies humaines en grand danger, et ce souvent dans le cadre de la prétendue gestion des migrations ». Les chiffres lui donnent raison. Pendant que la demande d’asile diminuait de façon drastique en Europe, le nombre de morts dans le parcours migratoire, recensés à partir des seules données de la presse, aurait atteint 15 000 entre 1988 et 2009.
Posted on: Sun, 14 Jul 2013 04:46:49 +0000

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