Je vais vous raconter une histoire bien triste Publié le 16 mars - TopicsExpress



          

Je vais vous raconter une histoire bien triste Publié le 16 mars 2013 par DocAste C’est une visite habituelle ; on pourrait dire de "routine", pour un "renouvellement de traitement". Je n’aime pas trop ce terme de renouvellement d’ailleurs, comme si c’était automatique… Je préfère donc dire une "visite de suivi". Bref, ce n’est pas le propos. Je file donc chez Francette, 85 ans. Elle habite à l’autre bout du canton, en haut d’une côte qui a eu raison de moi l’an dernier alors qu’il neigeait : j’étais resté bloqué. Aujourd’hui, il fait un froid sec et un grand soleil. La petite maison de Francette, à flanc de colline, est très agréable par ce temps. Je frappe et pousse la porte de la cuisine. Ça sent toujours bon ici. La confiture qui cuit, le pot au feu qui mijote, la compote qui caramélise… "C’est pour mes médicaments, Docteur", me dit-elle en me serrant la main. On échange quelques politesses, puis je l’interroge sur les éléments habituels, en particulier ces douleurs chroniques liées à une ostéoporose sévère et aux tassements de vertèbres. Et puis le moral : "Comment ça va le moral ?" Soupir. "A vous je le dis, Docteur, c’est pas terrible… je pleure toute seule le soir… mes enfants, ils disent que c’est de la comédie alors je leur dis plus rien mais quand je dors pas, j’ai des pensées bien tristes… si y’avait pas mes petits enfants…" On a déjà parlé de tout cela. On en parle à chaque fois. Francette a d’ailleurs un traitement pour la dépression, depuis qu’elle est veuve. Je me demande s’il sert à quelque chose ; une pilule pour la solitude, ça n’existe pas. En parler à chaque fois, cela apaise, un peu, un temps. Ce jour-là, je creuse un peu plus. J’essaie d’aller au-delà du décès de son mari, toujours présenté comme étant à l’origine de sa solitude et de sa dépression. "Je vais vous raconter une histoire bien triste, Docteur…" Alors Francette s’est calée au fond de son fauteuil, toute courbée, les yeux fixés sur ses mains consciencieusement croisées sur ses genoux et elle a commencé son histoire, en 1940, lorsque sa mère "qui n’avait pas vraiment de bonnes mœurs parce qu’elle en avait connus, des hommes…" est venue la récupérer chez son oncle et sa tante qui l’avaient élevée jusque-là. Au début, elle était contente mais ça n’a pas duré. Il faut dire qu’elle ne mangeait pas vraiment à sa faim… et puis surtout sa mère ne s’occupait pas vraiment d’elle, en fait. Celui qui s’occupait d’elle, c’était son beau père. Un peu trop, un peu trop souvent, un peu trop prêt. "Il te considère comme sa fille, de quoi te plains-tu ?", lui répétait sa mère. Alors chaque retour d’école à pied dans la campagne était un moment d’angoisse. Pourvu qu’elle ne se retrouve pas seule avec lui. Le plus terrible était lorsqu’il venait la chercher à la sortie de la classe. Francette savait qu’elle ne rentrerait pas directement à la maison, qu’il allait "s’occuper d’elle". Dans le village, les gens ont vite su, ont vite vu le manège de ce beau-père "bienveillant et affable" qui venait chercher sa belle fille… La boulangère glissait régulièrement à Francette les restes de quelques viennoiseries, comme un peu de réconfort. Et puis un jour, à la sortie de l’école, la femme du pharmacien et la boulangère sont venues à la rencontre de Francette : "monte dans le bus, monte dans le bus… ta tante t’attend au prochain village…". Sans réfléchir Francette est montée, puis tout s’est passé très vite. Le chauffeur du bus l’a poussé sous un siège pour que le beau-père qui approchait ne la voie pas. Il ne l’a pas vue. Le bus est parti. Au village voisin, la tante de Francette l’attendait et l’a conduite chez les gendarmes. Le beau père a été arrêté, jugé puis incarcéré. Francette en a toujours voulu à sa mère et ne l’a jamais revue. Son oncle et sa tante l’ont élevée puis elle est devenue couturière. A 20 ans, elle s’est mariée et a eu des enfants. Elle a longtemps gardé cette histoire pour elle. Des années plus tard, alors que les angoisses étaient toujours là, elle a fini par en parler à son mari, qui l’a écoutée et l’a comprise. Les angoisses se sont calmées. Mais lorsqu’il est mort il y a 5 ans, elles sont revenues, sans crier gare. Alors Francette a raconté son histoire à ses enfants. Parce que les mots, ça aide. ça aide à comprendre, ça aide à prendre de la distance, ça aide à maîtriser. Mais voilà, les enfants n’ont pas compris. Ou ils ont été effrayés, désarçonnés par cette histoire bien triste. "C’est du passé tout ça, n’en parlons plus, il faut passer à autre chose". Ils sont passés à autre chose. Mais pas Francette. Pour elle, les angoisses sont toujours là. Et, la nuit, ses pensées sont tristes. Alors, ce jour-là, elle s’est dit que, le Docteur, lui, peut-être, il pourrait l’entendre, cette histoire bien triste. J’ai entendu, j’ai écouté. J’ai essayé du moins car cette histoire, en effet, elle est bien triste. Depuis je continue à remonter la côte jusqu’à la petite maison à flanc de colline. Ca sent toujours bon. Mais, Francette, elle, est toujours triste.
Posted on: Thu, 04 Jul 2013 08:28:36 +0000

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