La guerre des langues, fragment d’une guerre plus vaste Le - TopicsExpress



          

La guerre des langues, fragment d’une guerre plus vaste Le cas de l’Afar en corne de l’Afrique1 Par Mohamed Kadami Si j’ai choisi ce titre pour le moins compliqué, - c’est pour permettre de rompre l’isolement dans lequel vit le peuple Afar surtout depuis 2 siècles. Ne serait-ce le temps de cet exposé. (Docteur Claude-Émile Tourné qui s’est rendu à plusieurs reprises dans cette contrée « réputée dangereuse » pourra nous confirmer qu’il y a encore des gens qui n’y ont jamais vu un homme blanc, où le seul bijou de modernité semble être le Kalach2, alors même que l’usage du sucre est très limité dans certaines zones reculées). - c’est pour bien mettre en exergue les liens qui existent entre les luttes que mènent les Afar sur les berges d’Awash et sur les côtes de la Mer Rouge pour leur survie, la défense de leur terre et pour la sauvegarde de leur langue et celles que mènent les autres peuples opprimés contre la domination et l’homogénéisation, ou encore celles que mènent les basques, les catalans ou les bretons, pour leur identité et pour la défense de leur langue.. I) Langue, composante fondamentale de l’identité Si on a recours à un langage guerrier pour évoquer la situation des langues et leurs rapports, c’est parce que plus personne ne réduit les langues à la seule fonction d’outil de communication. « Elle n’est pas un instrument, mais un lieu de vie, le fil d’or d’une vitalité longue et singulière » estime Régis Debray. On ne pense pas le monde de manière identique, à travers le prisme du danois et à travers celui du bambara ou du chinois. Paolo Freire définissait la langue maternelle comme la langue avec laquelle on « lit le monde et on écrit sa propre histoire » La langue ne se réduit pas à un simple code pour l’échange d’information, mais elle constitue le creuset même de l’identité de chacun. Ce qui est vrai des individus, l’est aussi des ethnies, des communautés, des nationalités. On se rappelle de l’affirmation du grand historien Fernand Braudel : « La France, c’est la langue française ». Vous êtes bien placés dans cette partie de l’Europe pour savoir que c’est autour du catalan que s’est forgée la résistance à l‘oppression franquiste en Catalogne et autour du basque la résistance en pays basque espagnol. Comme l’écrit le sémiologue Louis-Jean Calvet : « La guerre des langues n’est jamais que l’aspect linguistique d’une guerre plus vaste ». Cette bataille des langues se déroule à plusieurs niveaux. Sur le plan mondial, la tendance générale est à l’unilinguisme. Dans les faits l’Anglais ou l’Anglo-américain est devenue la langue dominante dans le monde, agissant comme un vecteur de mondialisation néolibérale. Dans son combat pour le français (Odile Jacob), Claude Hagège cite l’écrivain britannique T.B Macaulay, qui en 1835, assignait à la colonisation de l’Inde la mission de former « une classe d’individus indiens de sang et de couleur, mais anglais par leurs goûts, leurs opinions, leurs valeurs et leur intellect ». Deux siècles plus tard, l’entreprise de colonisation des esprits des élites est devenue planétaire. (Hagège ira jusqu’à affirmer qu’il y a une « solidarité naturelle » qui depuis Adam Smith et David Ricardo « unit l’idéologie libre-échangiste et la langue anglaise » Les partisans d’un monde multipolaire résistent tant bien que mal contre cette domination, en récusant toute langue unique, en ordre dispersé. La Francophonie à la pointe du combat contre l’unilinguisme, essaie à cet égard d’enfoncer un coin, se présentant comme un facteur de diversité linguistique et de pluralisme culturel. Cette dernière est à son tour mise à mal par ceux qui dénoncent son usage impérialiste, qui prendrait le relais de la colonisation en s’imposant aux pays fraîchement décolonisés. C’est pourquoi la critique de Claude Hagège à l’égard de l’anglais n’emporte pas toujours la conviction dans la mesure où il occulte le rôle du français qui a été la langue de la colonisation et de la marginalisation des langues dites « régionales ». La France, l’incarnation idéale de l’État –Nation tentera d’écraser toutes les langues autres que le français, sur son passage. La guerre contre les langues régionales est déclarée en France depuis la Révolution, le « Rapport Grégoire» qui date de 1894 est intitulé « rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française », sous prétexte que les différences et la diversité des langues en France menacent l’unité politique. Des affiches placardées dans les écoles, proclamaient « Il est interdit de parler breton et de cracher par terre » illustration de la politique d’assimilation linguistique menée par l’État français sous la IIIe République. Dés lors vous imaginez le sort des cultures et des langues des peuples colonisés : l’État colonial français pendant 200 ans s’est efforcé de détruire la langue arabe en Algérie. Une fois indépendante, l’Algérie a fait de même avec le berbère, révélant un autre niveau des batailles des langues. L’afar se trouve à l’intersection de plusieurs enjeux : région éminemment stratégique (opprimé/colonisateur et néo-colonisateur), à l’intérieur des États (le peuple Afar est en contact ou en conflit avec les 4 grandes nationalités de la corne d’Afrique : Oromo, Amhara, Somali et Tigré) et régional (Arabie et islam). II) situation de l’afar en Corne d’Afrique A) Résistance de la langue Afar Remarquons d’abord que cette langue Afar, parlée sur cette terre dite des premiers Hommes, qui s’étend sur environ 160 000 km2 de la côte de la Mer Rouge jusqu’au pied-mont éthiopien, à quelques heures de vol d’oiseau de l’Arabie, a échappé au rouleau compresseur de l’arabisation véhiculée par l’islam. Et pourtant l’islam a été introduit chez les Afar avant l’Hégire, à travers l’île Dassé en mer rouge (non loin de Massawa) par les compagnons du prophète Mohammed, fuyant la répression des notables de la Mecque, (pour la légende, on dit que les exilés musulmans ont été bien accueilli par le Négus, roi d’Ethiopie qui était chrétien, refusant de les extrader : certains font même découler le droit d’asile de cette période). La disparition de la langue ou la « glottophagie» (néologisme emprunté à L-J Calvet et désignant un processus par lequel une langue se trouve mangée) est synonyme de la destruction de la mémoire collective d’un peuple, de son mode de vie et donc de son identité. De la même manière, cette entité a pu jusqu’ici préserver sa culture, son droit coutumier et sa terre. Le peuple Afar a réussi à faire la synthèse entre Islam et tradition, entre patriarcat et matriarcat, entre solidarités familiales et territoriales et entre nomadisme et limite territoriale. Mais la perte de la souveraineté depuis ces deux derniers siècles a empêché cette population de s’adapter d’une manière autonome à la modernité (peine à trouver un compromis avec la modernité) La colonisation des côtes de la mer Rouge par la France et l’Italie, va isoler les Afar de la péninsule arabique et de l’Asie avec lesquelles ils entretenaient d’importantes relations commerciales. N’a-ton pas dit à une époque, que la clé même du commerce avec l’Abyssinie était la connaissance de la langue Afar ? Cette période ouvre le déclin de cette entité qui n’a jamais pu se remettre de la perte de sa souveraineté. On annonce depuis cette époque régulièrement la disparition de la communauté Afar. En 1929, c’est Teilhard de Chardin qui sans nuance après un séjour de quelques jours à Obock et en Ethiopie, décrète que l’ethnie Afar, va se fondre ou disparaître [1].En 1974, suite à la grande famine qu’a connue l’Ethiopie, certains journaux, ont annoncé que la tribu Danakil (Afar) était en voie de disparition. Certes, la population Afar a perdu à cette époque le quart de son effectif et plus de la moitié de son cheptel. C’est sans compter avec la farouche détermination des Afars pour survivre, vivre et faire face à ces défis comme ils l’ont fait dans le passé. Dans un mouvement dialectique, plus ce peuple est poussé dans ses derniers retranchements, plus il prend conscience de sont état et de sa condition, ce qui constitue la « contre finalité » de tous les pouvoirs qui aspirent à balancer par-dessus l’Histoire l’entité Afar. Ce qui lui permet de développer diverses formes de luttes pour la défense de sa terre, de ses droits coutumiers et de sa langue. Afaraf : cest-à-dire la langue Afar est un des trois éléments fondamentaux avec les règles coutumières Affarlé, et la terre ancestrale Afar Baxo qui fondent l’identité Afar. Deux expressions en Afar permettent de situer la place de l’afar dans la construction de l’identité Afar. 1°) «Nafle Mara»: ceux qui parlent notre langue pour désigner les Afar 2°) « Afaraf leh » : il entend la langue Afar , il agit comme quelqu’un qui parle ou comprend l’Afar et partage les mêmes valeurs humaines que les locuteurs Afar, c’est quelqu’un avec lequel , il est possible de trouver un terrain d’entente même s’il parle une autre langue. A contrario «Afaraf mali» : veut dire qu’il est impossible de trouver un espace de discussion même s’il parle Afar. Si la langue Afar constitue un élément central de l’identité, c’est l’acceptation des principes de droit et des règles coutumières appelés Affarlé (ou Affaré) qui fonde l’appartenance au peuple Afar. B) sociolinguistique de l’afar La langue afar est parlée dans trois Etats : l’Ethiopie, l’Erythrée et la République de Djibouti. Le nombre de locuteurs est estimé à 2, 6 millions. La langue Afar est classée dans la famille des langues dites couchitiques, pour les distinguer des langues sémitiques, toutes faisant partie des Chamito-sémitiques. Elle appartient à la branche couchitique orientale, comme le Saho, le Somali et l’Oromo. Elle a des affinités avec le Saho (il y a même intercompréhension avec certains parlers comme l’Irob). Elle est très peu dialectisée. Elle se divise en gros en deux dialectes, du Nord et du Sud. C’est une langue orale qui a traversé les siècles. Les tentatives des transcriptions de l’afar ont été nombreuses. Islamisés très tôt, les Afar ont joué un rôle important dans les conflits entre musulmans des basses terres et chrétiens des hauts plateaux, entre le 13ème et 16ème siècle, période aussi de grande ouverture sur le monde arabe et asiatique. Ce qui explique que dès 1655 le grand lettré d’Awsa, Cheik Ayfarah a transcrit l’afar en caractères arabes, concentrant ses efforts sur les enseignements religieux. Nouvelle impulsion sera donnée à partir de 1813, à cette tradition par le grand poète et religieux Kabir Hamda, qui transcrira des chants islamiques (c’est à lui qu’on doit la traduction du CORAN en Afar, qui sera malheureusement détruit à la Mecque). On a utilisé aussi cet alphabet à Tadjourah. La nouvelle génération qui a été dans les écoles européennes, va abandonner petit à petit l’alphabet arabe, pour se tourner vers l’alphabet latin. Plusieurs variétés ont été proposées par les chercheurs (E. Chedeville (2), D. Morin), mais c’est l’Alphabet Dimis et Reedo (3) qui semble prendre le pas sur les autres. Ce qui est symptomatique, c’est qu’il a été forgé au sein des maquis, et la modernisation de la langue Afar a été l’œuvre des rebelles et s’est développée d’abord au sein des mouvements de libération Afar. C’est encore Reedo Abdulkader Gamal qui poursuit les études sur l’Afar dans la prison éthiopienne où il a passé 10 ans (1992- 2002). Mme Enid Parker, qui a publié les dictionnaires Afar-Anglais-Français, Anglais-Afar et Afar-Anglais, et traduit la Bible en afar, a adopté l’Alphabet Dimis et Reedo. Le régime du DERG a essayé de transcrire l’afar en guèze, mais cette parenthèse n’a pas survécu à la chute de Mengistu. En Ethiopie l’afar est enseigné dans la région Afar en tant que matière en primaire. En Erythrée, on enseigne toutes les matières en afar dans les écoles primaires de la Dankalia habitée par les Afar. A Djibouti, l’afar est seulement enseigné dans le privé par l’association Union pour le Développement Culturel (UDC). Le pouvoir mène une politique de marginalisation à l’encontre de la culture et de la langue Afar. Aussi étonnant que cela puisse paraître, et en dépit de la crise de leur mode de production pastoral, des famines répétitives, de marginalisation politique, c’est à travers la défense de leur langue que les Afars entament un redressement, émergent lentement [4]. Comme l’a si bien écrit Louis-Jean Calvet [5], les langues ne sont pas seulement des moyens de communication, mais aussi une arme dans le conflit des cultures, des nations et des classes sociales. La sauvegarde de la langue Afar, cest-à-dire des expériences humaines pluriséculaires participe au combat universel contre l’unilinguisme contre l’uniformisation, pour un pluralisme des langues et des cultures à l’échelle planétaire, nationale et locale. Le droit à la langue, à l’identité culturelle n’est pas seulement essentiel, mais un préalable nécessaire pour la redynamisation et la renaissance des sociétés nationales qui montrent des signes d’essoufflement. L’élimination de l’inégalité entre les langues nationales ou « étatiques » et les langues sans États ou minorées rendra plus crédible la lutte contre la domination et l’hégémonie de l’anglais sur le plan mondial Ces langues peuvent être porteuses d’un renouveau, d’un renouvellement de paradigme à l’échelle planétaire, en nourrissant de leurs sèves fraîches les sociétés sclérosées, épuisées, exsangues par la domination marchande et financière et par la quête éperdue du profit.
Posted on: Sun, 03 Nov 2013 21:25:27 +0000

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