Les parcs de chasse à l’époque abbasside : le cas - TopicsExpress



          

Les parcs de chasse à l’époque abbasside : le cas emblématique de Sâmarrâ’ 1L’analyse pluridisciplinaire du site archéologique de Sâmarrâ’, menée dans The Historical Topography of Sâmarrâ’, met en lumière une série de vastes enclos identifiés à proximité immédiate de la ville califale (Northedge, 2005 : 150-165, 200-207). L’hypothèse y est soulevée qu’il s’agirait d’enclos destinés à la chasse princière, enclos que la littérature historique et archéologique qualifie communément de « parcs de chasse ». Or, rares sont ces parcs de chasse à avoir été recensés de manière tangible pour les premiers siècles du califat, de sorte que, contrairement à ce qui est établi au sujet des pratiques orientales préislamiques, la question de l’effectivité de tels usages cynégétiques se pose réellement1. Les enclos de Sâmarrâ’ semblent donc très isolés : ainsi l’interprétation dont ils sont jusqu’alors l’objet pourrait-elle être remise en cause. Ce texte se propose, au moyen d’un examen de la pratique de la chasse en aire fermée dans les premiers siècles de l’Islam, d’affiner les propositions d’identification des structures de Sâmarrâ’. 2En dépit des maints récits et illustrations cynégétiques produits par les chroniqueurs et artistes musulmans, il est un mode de chasse au sujet duquel les sources textuelles ou iconographiques sont peu disertes : celui des chasses en aire fermée, des parcs de chasse2. Associons à ce terme tous les espaces de plein air enclos, destinés à parquer des animaux sauvages considérés comme du gibier et dans lesquels se déroulaient des parties de chasse. Thomas Allsen (2006 : 34-51), dans une étude précieuse portant sur les pratiques cynégétiques au sens large dans le monde eurasiatique, n’adopte pas, quant aux parcs de chasse, une définition si restreinte. Son approche renforce ainsi, par moments, la confusion qui existe déjà au sujet de telles structures. En effet, prennent indifféremment place dans sa réflexion, en guise de « parcs de chasse » d’époque médiévale (Allsen, 2006 : 38), des parcs animaliers de type ménagerie où les animaux, quoique sauvages, ont une vocation manifestement ornementale et non cynégétique3 ; des domaines de chasse, fréquemment désignés en français par l’expression « réserves de chasse » (maṣyad-s) qui bien que destinés prioritairement aux activités cynégétiques ne sont pas des terrains enclos4 ; des maydân-s où se tiennent des courses de chevaux ou des joutes de toutes sortes5 ; ou encore des jardins arborés dépourvus de tout gibier6. Ces espaces ne correspondent donc pas à la définition adoptée dans ces quelques lignes, et de ce fait mettent en évidence, une fois de plus, le caractère exceptionnel des indices tendant à prouver l’existence de parcs de chasse islamiques7. Cette difficulté à confirmer ou infirmer la réalité de cette pratique tient en partie au fait que les sources littéraires sont le plus souvent très imprécises si ce n’est confuses au sujet des attributions à affecter à chaque structure8. Est-il alors pertinent de n’attribuer qu’une seule et unique fonction, qui plus est permanente, à ces espaces ? 3En se limitant à la sphère de la chasse de loisir, représentée essentiellement chez les élites gouvernantes, et en excluant la chasse utilitaire, la réflexion présentée ici s’articule autour d’une mise en perspective chronologique des pratiques cynégétiques en aire fermée dans les premiers siècles de l’Islam afin d’appuyer une nouvelle proposition d’identification des enclos de Sâmarrâ’. Du fait archéologique à une proposition d’interprétation : les enclos de Sâmarrâ’ 4Lorsque le calife al-Muʽtaṣim prit la décision, en 220/834-835, de quitter la capitale Baghdâd et d’en déménager son centre politique et ses cantonnements militaires, le choix du souverain s’arrêta sur le site de Sâmarrâ’, déjà mis en valeur par des travaux hydrauliques d’époque sassanide (Northedge, 2005 : 49-72, 97-99). Selon al-Yaʽqûbî, cette implantation aurait été retenue pour des dispositions particulières en matière de chasse : à l’issue d’une battue singulièrement fructueuse lancée à l’emplacement de la future cité, le calife aurait définitivement adopté cette zone en fonction de son caractère giboyeux, pour des raisons essentiellement personnelles donc, en dépit des réelles contraintes géographiques et climatiques du site ( al-Yaʽqûbî, 1861 : 256-257 ; 1883 : II.472-473 ; al-Balâdhurî, 1866 : 297 ; al-Masʽûdî, 1973 : VII.119-120 ; Michel le Syrien, 1963 : 88 ; Yâqût, 1866-1873 : al-Shâh wa-l-ʽArûs ). 5Cette anecdote historiographique, bien que certainement dénuée de toute réalité tangible - les impératifs politiques, démographiques et géostratégiques étant plus probablement les seuls à avoir déterminé l’emplacement de Sâmarrâ’ - est un des nombreux éléments qui poussent Alastair Northedge à identifier les quatre vastes enclos situés aux abords immédiats de la ville comme des parcs de chasse. Le premier d’entre eux connu dans les sources sous le terme confus d’al-Ḥayr9, puisqu’il semble à la fois désigner l’enclos et plus largement le quartier environnant, s’étend à l’arrière de la zone urbaine bâtie à l’époque d’al-Muʽtaṣim, en contact étroit avec le Dâr al-Khilâfa, et a été daté du règne de ce calife (al-Yaʽqûbî, 1861 : 258-265 ; al-Ṭabarî, 1879-1901 : III.1230, 1722-1723, 1807). Doté d’une longue muraille en pisé qui s’adapte au tissu urbain, il englobe une large portion de steppe d’environ 114 km² située entre la bordure orientale de la ville et le système de canaux sassanides (North,edge, 2005 : 151-152). L’enclos semble avoir été vierge de tout édifice durant les premières années de sa mise en fonction et apparaissait comme un espace jalousement gardé par le calife où toute construction était formellement interdite (al-Balâdhurî, 1866 : 297). Par la suite, il fut drastiquement modifié sur les ordres d’al-Mutawakkil (232/847 – 247/861) qui employa une partie de ces terrains libres pour y agrandir la ville et y installer sa grande mosquée (al-Yaʽqûbî, 1861 : 261-263 ; al-Balâdhurî, 1866 : 297), des muṣallâ-s et des champs de courses (Northedge, 2005 : 152-161 ; Northedge, 1990). Plusieurs accès, dont certains identifiés archéologiquement, venaient ponctuer la muraille (al-Ṭabarî, 1879-1901 : III.1787-1789, 1802-1804, 1810). L’hypothèse cynégétique de Northedge s’appuie sur le témoignage crucial d’al-Yaʽqûbî qui, pour l’époque d’al-Muʽtaṣim, rapporte : « Au-delà du mur [d’al-Ḥayr], au milieu d’une plaine belle et spacieuse, dans une enceinte circulaire entourée d’un mur, étaient parquées des bêtes sauvages, gazelles, onagres, cerfs, lièvres et autruches » (al-Yaʽqûbî, 1861 : 263 – traduction Wiet, 1937 : 55). 6Des animaux sauvages, non carnassiers, ce qui garantissait leur possible cohabitation permanente, se trouvaient donc dans cet espace clos, une hypothèse confirmée par sa superficie et la présence de points d’eau en son sein. Un faisceau d’indices laisse entendre que ces animaux pouvaient être chassés à l’intérieur même de l’enclos : tout d’abord, comme évoqué plus haut, al-Muʽtaṣim, commanditaire de la structure, avait la réputation d’être un grand amateur de chasse et il avait formellement interdit toute construction de cantonnements à l’intérieur du parc, cantonnements qui devaient donc être incompatibles avec l’usage auquel il destinait cette réserve ; ensuite, les espèces parquées n’étaient pas à l’évidence exotiques mais bien locales et considérées habituellement comme du gibier de choix (Blancou, 1959 : 54-60) ; enfin, les vestiges d’une plate-forme implantée à l’est du parc au sein d’un enclos de 440 ha (structure Y20), pourraient correspondre à la tentative d’aménagement d’un pavillon de chasse de l’époque d’al-Muʽtaṣim, étroitement lié à l’activité du parc, mais qui serait resté inachevé (Northedge, 2005 : 152). 7L’interprétation d’Alastair Northedge quant aux autres enclos de Sâmarrâ’ découle de l’analyse faite de ce premier espace. Les deux résidences d’al-Iṣṭablât et d’al-Musharraḥât, respectivement identifiées comme les palais d’al-ʽArûs et d’al-Shah, dont les textes rapportent qu’ils ont été édifiés pour al-Mutawakkil (Yâqût, 1866-1873 : al-Shâh wa-l-ʽArûs ; Northedge, 2005 : 200-207), sont étroitement liées à de vastes enceintes. Ces dernières ne sont pas sans offrir des similitudes avec l’enclos d’al-Ḥayr, dans leur organisation et leurs dimensions (Northedge, 2005 : 162 ; Northedge, 1992 ; Herzfeld, 1948 : 81sq.) : toutes deux sont constituées d’une longue muraille de pisé dotée de rares points d’accès, sont étroitement associées à une résidence palatiale, couvrent des surfaces de plus de 45 km² dépourvues de vestiges archéologiques d’envergure, à l’exception des palais, et sont bordées ou traversées par des canaux d’époque omeyyade ou abbasside. 8Même si les auteurs arabes n’y mentionnent à aucun moment une pratique de la chasse, l’hypothèse d’Alastair Northedge relaie les suppositions d’Ernst Herzfeld (Herzfeld, 1948 : 81, 113, 131) et celles de Ahmed Susa (Susa, 1948-49 : 285-305) : une partie des activités cynégétiques d’al-Ḥayr aurait été transférée, à l’époque d’al-Mutawakkil, vers ces deux parcs, tandis que le premier enclos, où se développaient mosquée, muṣallâ-s et champs de courses, retrouvait une fonction semi-publique à proximité immédiate du palais principal de Sâmarrâ’ (Northedge, 2005 : 163). Le calife aurait désormais organisé ses parties de chasses dans les espaces plus intimistes et périphériques d’al-Iṣṭablât et d’al-Musharraḥât. Tout comme à al-Ḥayr, de nombreux indices rendent concevable la fonction cynégétique de ces enclos, tels que leur superficie, la présence d’eau, leur connexion étroite avec un pavillon résidentiel, ou encore l’aménagement de postes d’observation, mais aucune preuve toutefois ne vient pour le moment valider cette option. 9À l’issue d’un réexamen des données exploitées par Alastair Northedge, plusieurs autres pistes d’interprétation sont envisageables. Si le postulat de la présence d’animaux n’est pas remis en cause, reste l’hypothèse du parc animalier, de la ménagerie sans activité cynégétique puisque al-Yaʽqûbî ne précise pas si les animaux d’al-Ḥayr étaient effectivement chassés. Par ailleurs, l’histoire de la cité de Sâmarrâ’ est une piste intéressante : pourquoi ne pas voir dans ces enclos de vastes zones d’entraînement militaire – activités cynégétiques et militaires sont au demeurant de conception très proche – sous le contrôle direct des palais, ce qui serait somme toute légitime dans une ville-cantonnement construite autour et en fonction d’une armée nombreuse ? Parcs de chasse préislamiques : une pratique ancienne et multiple attestée par les textes et l’archéologie 10Les incertitudes entourant l’hypothèse d’enclos de chasse pérennes à Sâmarrâ’ incitent dès lors à comparer ces structures à d’autres installations cynégétiques du même type, qu’elles soient contemporaines, plus anciennes ou légèrement postérieures, et au premier rang desquelles figurent les parcs de chasse de l’Orient préislamique. 11Le contexte géographique et climatique de la Mésopotamie antique fut certainement un facteur essentiel dans l’apparition des parcs destinés à la chasse princière. Terre aride impropre à la culture sans valorisation anthropique, la Mésopotamie fut pourtant un grand foyer de développement de civilisations sédentaires : la raison en fut, entre autres, la maîtrise et l’exploitation extensive de systèmes d’irrigation qui permirent l’apparition de jardins agricoles et l’installation conséquente des populations. De ces premiers modestes jardins familiaux est certainement née, quelques millénaires plus tard, dans un contexte désormais étatique et urbain, l’idée de grands parcs arborés à vocation économique, propriétés du palais, à l’image de ceux que possédaient les rois assyriens Tiglat Phalasar I (1114-1076) à Assur (Lion, 1992a : 73 ; Lackenbacher, 1990 : 91-93 ; Oppenheim, 1965 : 332-333 ; Glassner, 1991 : 12) et Assurasirpal II (883-859) à Kalkhu (Nimrud) (Lion, 1992a : 72 ; Oates, 1968 : 46-47 ; Glassner, 1991 : 12 ; Wiseman, 1952 : 30). L’époque néo-assyrienne est, plus tard, la première à offrir les preuves évidentes de l’existence de jardins de loisir destinés aux élites, héritiers directs de ces premiers parcs à vocation économique, et dans lesquels furent progressivement introduits les animaux d’apparat, comme en témoignent les parcs de Sargon II (721-705) à Dûr-Sharrukîn (Joannes, 2001 : 429-431 ; Lackenbacker, 1990 : 92) et de Sennachérib (704-681) à Ninive10 (Luckenbill, 1924 : 101). Il reste néanmoins impossible, dans l’état actuel de la recherche, de juger si la faune était couramment chassée ou non dans ces parcs animaliers. Wiseman, en employant à dessein le terme « parc à gibier », semble défendre l’existence de parcs de chasse permanents dès l’époque néo-assyrienne, en se référant notamment à deux enclos que possédait Sennachérib11 aux abords immédiats de Ninive (Wiseman, 1983 : 138-139). Le même doute subsiste quant au parc animalier de Babylone (Wiseman, 1983 : 139-141 ; Stronach, 1989 : 480 ; Oppenheim, 1965 : 332), doute accentué par les confusions développées à son égard par l’historiographie 12Rares sont, somme toute, les preuves récoltées par les orientalistes documentant avec précision l’existence de parcs de chasse avant le Ve siècle avant notre ère13. Ce sont aux Achéménides que l’Orient doit le développement incontestable des parcs de chasse. Peut-être inspirés par les quelques modèles de leurs prédécesseurs assyriens, ils en établirent de manière beaucoup plus systématique dans bon nombre de régions sous leur domination. Les parcs de chasse achéménides sont étroitement liés à la notion de paradeisoi, documentés à maintes reprises par les sources grecques et latines. Sous ce terme grec de « paradis » - du mède ou du perse ancien pairi, « autour » et daiza, « mur» (Dickie, 1992 : 1018 ; Porter, 1991 : 37 ; Dandamaev, 1984 : 114) - sont regroupés toute une série d’aménagements de plein air, enclos ou non, appartenant au domaine princier et conçus pour le loisir et le repos des souverains : tour à tour jardins d’acclimatation, espaces paysagés, parcs zoologiques, réserves de bois ou de chasse, vergers, exploitations agricoles ou ménageries, ils sont tous porteurs de la même symbolique hégémonique. Leur installation et leur exploitation revenaient, sur ordre royal, aux satrapes de chaque région qui se voyaient dans l’obligation d’y accueillir leur souverain et sa suite lors de leurs déplacements. Leur fonction économique, politique et géostratégique était donc patente (Briant, 1996 : 213-216 ; Briant, 1982 : XII.4-4 ; Xénophon, 1968 : IV.20-24 ; Xénophon, 1971-1978 : VIII.6.15). Et certains de ces paradeisoi comprenaient un parc de chasse. Cyrus (559-530), qui avait appris enfant les rudiments de la chasse dans le parc de son grand-père Astyage en Médie (Xénophon, 1971-1978 : I.4.5-6) en possédait un à Célènes, en Phrygie (Xénophon, 1930 : I.2.7-9) ; Pharnabaze (415-365), satrape de Mysie, plusieurs dans la région de Daskyleion (Xénophon, 1936-1989 : IV.1.15-16). Quinte Qurce (1965 : VIII.1.11-12), sans plus de précisions, évoque de vastes parcs de chasse jusqu’en Sogdiane ce que confirme amèrement et sur un ton critique Dion Chrysostome (1932 : III.137-138). 13Cette pratique se perpétue aux époques hellénistiques et romaines. Séleucides et Arsacides s’approprièrent cet usage (Briant, 1991 : 231-232 ; Aymard, 1951 : 47-48 ; Polybe, 1961-1995 : XXXI.29) : Mithridate VI Eupator (132- 63), roi de Pont, possédait à proximité de son palais d’été de Cabeira un parc de chasse (Strabon, 1966-1989 : XII.3.30 ; Reinach, 1890 : 290). En Arménie, à plusieurs décennies d’intervalle, trois enclos de même type existaient, tout d’abord autour d’Armavir, à l’époque d’Orontes III (212-189) (Moses Khorenats’i, 1978 : 41), puis à Dvin à l’époque de Chosroès le Grand (198-232) et enfin à Ṣahapivan, du temps du roi Arsak III (253-272) (Pawstow Buzand, 1989 : III.. 14L’ère sassanide, qui s’inscrit pour beaucoup culturellement, politiquement et artistiquement dans la lignée des prédécesseurs achéménides, offre aussi son lot de parcs de chasse. Toutefois la littérature hellénistique ou latine qui documentait largement les pratiques achéménides n’existe plus pour ces périodes plus tardives, nous privant en cela d’autant de témoignages précieux. Un parc de chasse pérenne avait été établi, en lien étroit avec une résidence saisonnière, dans la vallée du Tigre entre Ctésiphon et Coché (Séleucie). On doit sa documentation à la destruction qu’il subit lors de l’avancée en Mésopotamie de l’armée de l’empereur Julien en 363 (Ammien Marcellin, 1968-1984 : XXIV.25.1-3 ; Zosime, 1971-1989 : III.23.1-2). De manière plus incertaine, deux parcs de chasse auraient existé aux abords immédiats de la capitale Gûr (Moynihan, 1979 : 30). De même, l’hypothèse a été soulevée que l’enclos rectangulaire situé au sud du Tâq-i Kisrâ, le palais de Ctésiphon, établi par Shâpûr Ier (241-272) ou Chosroes Ier (531-579), aurait pu remplir une fonction cynégétique (Reuther, 1977 : 539sq.). Mais le document le plus irréfutable concernant la chasse en enclos à l’époque sassanide est l’ensemble de reliefs rupestres des grottes de Tâq-e Bostan, près de Kermanshah, dont la datation reste sujette à controverse14. Deux scènes de chasse, l’une aux cervidés, l’autre aux sangliers, sont représentées en bas-relief sur de larges panneaux de plus de 4 m de long. Ces deux parties de chasse ont en commun, non seulement d’être organisées à grands renforts de musiciens, veneurs et autres rabatteurs autour d’une figure royale centrale, mais aussi de se dérouler à l’évidence dans des enclos dont le degré de sophistication laisse à penser qu’ils sont pérennes : il s’agit véritablement de parcs de chasse. Directement associé à un palais bâti de l’autre coté du canal et face auquel il s’ouvre par une porte monumentale, le parc fut remis en fonction à l’époque d’al-Mutawakkil qui alla même jusqu’à réoccuper le palais sassanide, restauré pour l’occasion16. Tous ces éléments font du parc S3 un modèle quasi à l’identique du parc d’al-Ḥayr, installé à peu de distance quelques trois siècles plus tard. Il est ainsi un élément rapprochant directement les pratiques sassanides des usages abbassides : à l’image des parcs de chasse de la région de Kermanshah, ou plus près, de la région de Ctésiphon, ville dont s’inspire par ailleurs l’architecture de Sâmarrâ’, le parc S3, de nature très comparable à ces derniers, aurait été utilisé comme enclos de chasse lors des villégiatures royales sassanides dans la zone ; al-Muʽtaṣim, dès son arrivée à Sâmarrâ’, aurait pu s’inspirer, pour constituer son propre parc de chasse, des modèles locaux et notamment de ce parc S3 dont le souvenir restait certainement vivace à cette époque (al-Maʽsûdî, 1997 : II.169) ; al-Mutawakkil enfin, réoccupa à son tour la structure et commanda, selon une même inspiration, les résidences d’al-ʽArûs et al-Shah, dotées elles aussi d’enclos, héritiers directs des usages sassanides. Ces califes donnaient ainsi un souffle nouveau à une pratique qui avait, si ce n’est totalement disparu, du moins été largement boudée à l’époque Umayyade17. Les souverains musulmans n’auraient alors fait que perpétuer, de manière pleinement consciente (Yûsuf, 1983 : 256), un usage trouvant des occurrences sur près de deux millénaires, illustrant ainsi nettement la volonté des Abbassides d’ancrer la culture islamique dans les terres et l’histoire orientales. Enclos de Sâmarrâ’ et autres exemples contemporains : vers une fragilisation de l’hypothèse des parcs de chasse permanents 21Pourtant, comme évoqué précédemment, les témoignages des contemporains sont loin d’offrir des éléments irréfutables soutenant l’hypothèse de parcs de chasse à Sâmarrâ’, présomption avec laquelle ils sont même parfois en contradiction. Le doute s’insinue d’autant plus si l’on tente de comparer les enclos de Sâmarrâ’ aux enclos recensés dans le monde islamique durant les premiers siècles de l’Hégire. Un certain nombre de ces structures, quelles que soient la région ou l’époque concernées, attirent l’attention de par leurs similitudes avec les aménagements de Sâmarrâ’ : c’est le cas par exemple des enclos de Madînat al-Zaḥra’ (Gayangos, 1843 : II.467 – note 39 ; Barrucand, 1992 : 65) ou de Baghdâd. Ces deux espaces, aménagés à proximité immédiate des palais et limités par une enceinte, enferment tous un certain nombre d’espèces animales sauvages, le plus souvent locales, destinées à l’agrément des élites et notamment des élites régnantes. Mais, même s’il convient de ne pas écarter totalement cette hypothèse, aucun indice tendant à prouver que ces espaces étaient utilisés, ne serait-ce que ponctuellement ou exceptionnellement, comme arène de chasse ou réserve de gibier, n’a pu être relevé, que ce soit dans la littérature médiévale ou les sources archéologiques. 22L’enclos de Baghdâd est, de par le contexte de sa fondation, le plus à même d’offrir des points de comparaison avec ceux de Sâmarrâ’. Lorsqu’en 279/892, le califat abbasside abandonne définitivement le site de Sâmarrâ’, sa capitale s’installe de nouveau à Baghdâd. Comme bon nombre de grandes cités sièges de pouvoir en Islam, Baghdâd est dotée, à proximité de ses palais, d’un espace consacré à des animaux sauvages. Ce ḥayr al-wuḥûsh , littéralement, cet « enclos aux bêtes sauvages » fut initialement aménagé du temps d’al-Ma’mûn (193/809–218/833), quelques années avant la fondation de Sâmarrâ’ (Salmon dans al-Khatîb, 1904 : note 1 p. 131). Implanté sur la rive orientale du Tigre, dans une zone encore relativement préservée de constructions, il fut intégré à la rénovation du Qaṣr al-Jaʽfarî, désormais rebaptisé Qaṣr al-Ma’mûni, noyau du futur immense complexe palatial du Dâr al-Khilâfa, en développement jusqu’au sac mongol de 1258 (Le Strange, 1924 : 242-262 ; Lassner, 1970 : feuillets 99-100, notes p. 265, 266, 267). Durant la grande phase de réaménagement de la ville suivant le retour de Sâmarrâ’, l’enclos fut restauré sous le règne d’al-Muqtadir (295/908–320/932) qui apporta par la même occasion des modifications au Qaṣr al-Tâj et au Qaṣr al-Thurayya, deux ensembles situés à proximité du parc, érigés par al-Muʽtadid (279/892–289/902) ou al-Muktafî (289/902–295/908), et auxquels l’enclos était certainement associé (al-Khaṭîb, 1904 : 33 ; Lassner, 1970 : notes p. 266 et 267 ; Le Strange, 1924 : 250-256). Khatîb al-Baghdâdî décrit ainsi cet enclos à l’époque d’al-Muqtadir : « Il y avait dans ce palais, parmi les différentes espèces d’animaux sauvages que l’on faisait sortir de l’enclos [ḥayr] vers ce vestibule, des [troupeaux] qui s’approchaient tout près des visiteurs, les flairaient et mangeaient dans leurs mains » (al-Khaṭîb, 1904 : 53 - traduction Salmon, 1904 : 137). Contrairement aux parcs de chasse permanents, et bien que proche de ces derniers dans sa conception et son aspect, l’enclos de bêtes sauvages de Baghdâd, du fait peut-être de son exiguïté, ne paraît pas avoir été destiné à des activités cynégétiques mais plus certainement à une mise en valeur esthétique : les animaux évoluaient librement dans des espaces de captivité mais en contact constant avec les habitants du palais dans lequel il était aménagé. De fait, ces espèces ordinairement sauvages allaient même jusqu’à une certaine forme de familiarité avec les hommes et semblaient vivre en paix sans la menace de chasseurs. Cet espace pourrait n’être dès lors qu’un jardin zoologique, un « élevage », destiné à la flânerie et à assouvir une curiosité empreinte d’exotisme18. En cela, l’enclos aux bêtes sauvages de Baghdâd offre de nombreuses similitudes avec la description qui est faite chez Narshakhî du problématique ghuruq commandé par le souverain Shams al-Mulk et aménagé près de son palais de Bukhârâ un siècle plus tard19. Là encore, bien que les espèces encloses se prêtent particulièrement aux activités cynégétiques, nulle mention n’est faite d’une quelconque partie de chasse. 20 Il convient de ne pas suivre l’avis de Marius Canard qui, dans son article « Baghdâd » (Canard, 196 (...) 24Ainsi, malgré toutes les similitudes, géographiques, politiques, culturelles et chronologiques qui existaient entre les deux capitales abbassides, aucun indice ne vient certifier l’existence, à Baghdâd, d’enclos comparables à ceux de Sâmarrâ’, et encore moins celle de la pratique de la chasse dans ces espaces20. Mieux, cette comparaison entre les deux cités fragilise l’hypothèse d’un parc de chasse permanent à Sâmarrâ’ dans la mesure où la description d’al-Yaʽqûbî au sujet du ḥayr d’al-Muʽtaṣim est très comparable à celle d’al-Khatîb au sujet de celui de Baghdâd ou encore à celle de Narshakhî à propos du ghuruq de Bukhârâ, deux aménagements où, rappelons-le, la chasse n’est pas avérée. Parcs de chasse permanents en Islam : l’apport anachronique des textes 25Le monde islamique n’est toutefois pas sans avoir offert à ses élites régnantes des exemples de parcs de chasse permanents. Il est néanmoins nécessaire de dépasser largement les bornes chronologiques et géographiques fixées dans cette étude pour trouver en Islam, un enclos aux prétentions comparables, mais connu, quant à lui, uniquement par la littérature. À Bizerte, le souverain hafside al-Mustanṣir (647/1249-675/1277) possédait son propre parc de chasse. Souverain redouté, al-Mustanṣir mène une politique ferme et efficace sur l’Ifrîqiya du milieu du xiiie siècle. En s’attribuant le titre de calife en 650/1253, il s’affirme face aux puissances orientales et accorde par là même beaucoup d’attention à la mise en valeur de Tunis qu’il veut voir rivaliser avec les grandes capitales syriennes ou iraniennes, à l’évidence ses modèles (Brunschvig, 1952 : 42). Son goût de la pompe le pousse ainsi à installer un parc de chasse à proximité du port de Bizerte, à environ 70 km au nord ouest de Tunis, siège de sa résidence principale. Ibn Khaldûn rapporte que : « Parmi les constructions vraiment royales qui s’élevèrent sous les auspices d’el-Mostancer, nous devons signaler le parc de chasse qu’il forma auprès de Benzert en l’an 650. Une vaste étendue de terrain située dans la plaine fut entourée d’une clôture afin de procurer un séjour tranquille à de nombreux troupeaux de bêtes fauves. Quand le monarque voulait se donner le plaisir de la chasse, il entrait à cheval dans ce parc, accompagné de quelques un de ses affranchis attachés à sa personne et de plusieurs fauconniers ayant avec eux des faucons, des sacres, des chiens sloughi et des léopards. Comme la clôture empêchait le gibier de s’échapper, le sultan pouvait s’amuser toute la journée au gré de ses désirs et courir dans un parc magnifique dont le pareil n’existait pas au monde » (Ibn Khaldûn, 1867 : VI.281-82 – Traduction De Slane, 1927, II.338). 26Cette description d’Ibn Khaldûn est précieuse de renseignements. Un parc rend confidentielles des parties de chasse qui d’ordinaire sont ouvertes à la curiosité du public et organisées dans un faste cérémoniel tendant à sublimer le souverain. Dans le cadre plus secret de l’enclos, les suites sont restreintes et le loisir princier prend une tournure quasi intimiste favorable sans doute à davantage d’épanouissement personnel, loin des obligations habituelles inhérentes aux campagnes en aire ouverte (œuvre de justice, pacification des territoires par exemple). De même, alors que bon nombre de califes périrent assassinés lors de sorties de chasse, dans un parc, les risques d’attentats sont moindres. Et tandis que chasser loin de son centre de pouvoir pourrait menacer un trône trop longtemps négligé, posséder un parc de chasse à proximité de son palais limite conséquemment les déplacements, ce qui participe à conjurer les coups portés à la suprématie du pouvoir central. 31La technique des shabak-s pérennes, semble toutefois avoir été peu pratiquée par les Mamelouks et surtout, elle n’est en aucun cas une invention de l’Égypte médiévale21. Détail de valeur, Ibn Manglî lui-même attribue l’invention du shabak précisément aux Abbassides. Al-Muʽtaṣim aurait justement chassé de cette manière aux alentours de Sâmarrâ’ (Ibn Manglî, 1984 : 44). Ce que rapporte al-Ṭiqṭaqâ à ce sujet est particulièrement intéressant : « Al-Muʽtasim était l’homme du monde le plus adonné à la chasse. Il fit bâtir, dans le district de Doudjail, une muraille de plusieurs parasanges de longueur et lorsqu’on organisait une battue, on la tenait comme renfermée et on ne cessait de resserrer le gibier jusqu’à ce qu’on l’eût amené à entrer derrière cette muraille. Pris entre cette muraille et le Tigre, il ne restait guère au gibier beaucoup de place. Lors donc que les animaux se trouvaient ainsi cernés dans ce lieu, le roi y pénétrait avec ses enfants, ses parents et les hommes les plus importants de sa suite, et ils se mettaient à tuer comme ils voulaient et à se divertir. Ils tuaient ce qu’ils tuaient et lâchaient le reste » (al-Ṭiqṭaqâ, 1895 : 73-74 - traduction Amar, 1910 : 86). 22 On peut, par exemple, songer immédiatement à l’usage que firent les architectes islamiques des îwân (...) 32Son témoignage souligne ainsi l’existence d’un shabak pérenne en terre, régulièrement utilisé par al-Muʽtaṣim. Ne faudrait-il pas voir dans ce texte l’évocation des parties de chasse qui auraient pu avoir lieu dans les enclos de Sâmarrâ’ ? Établis dans la zone de Dujail, ils pourraient en effet correspondre aux installations décrites par al-Ṭiqṭaqâ. Les murailles, longeant pour certaines le fleuve (S3 et al-Iṣṭablât), les dimensions remarquables des structures, leur contemporanéité avec les faits évoqués, l’implication personnelle du calife, le caractère naturellement giboyeux du secteur, sont autant d’indices, communs au texte et aux vestiges archéologiques, qui soutiennent cette hypothèse. Sous cet éclairage nouveau, les structures de Sâmarrâ’ pourraient être considérées comme des parcs de chasse saisonniers, à l’image des shabak-s mamelouks. Il est par ailleurs parfaitement envisageable, à charge des califes abbassides, de supposer que l’héritage sassanide dont ils se réclamaient, fut mal compris ou plus exactement réinterprété à l’époque islamique. En effet, s’inspirer de structures ou de monuments anciens, se les réapproprier jusqu’à les reproduire plus ou moins à l’identique, ne signifie pas un usage ou une mise en valeur similaires22. Les califes de Sâmarrâ’ auraient ainsi commandé l’installation de parcs de chasse, à la mode sassanide, pour lesquels ils auraient toutefois procédé à une mise en valeur dissemblable, fondée sur une exploitation saisonnière, et ponctuelle, sans doute à l’occasion de campagnes de battue, à la mode islamique, ne s’inspirant ainsi que de manière lointaine des pratiques antiques. L’archéologie, qui n’a malheureusement pas encore trouvé la trace des shabak-s de la littérature, pourrait voir en ces enclos de Sâmarrâ’ leurs premiers vestiges.
Posted on: Fri, 15 Nov 2013 21:11:37 +0000

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