L’atterrissage forcé Il sort de la tente le visage inquiet, la - TopicsExpress



          

L’atterrissage forcé Il sort de la tente le visage inquiet, la moue crispée, le cœur en ébullition. Il ressasse tout ce qu’il a entendu. Tous ces mots aux syllabes écorchées, que la vieille Gypsie vient de lui lancer. Comme chaque jour il porte une tenue rarissime importée d’un pays lointain, celle-ci est un ensemble finement tissé de fils de soie et de lin, dans une couleur ocre rayonnante. Son rêve disait vrai, ses pressentiments étaient fondés, son cœur ne l’avait pas trahi : _ Voilà, voilà, maintenant j’en suis sûr, je vais mourir… je ne lui ai rien dit, elle savait, elle savait... Trois jours auparavant il s’était réveillé en plein milieu de la nuit transpirant comme un bœuf, haletant tel un chien. Il avait fait une chute vertigineuse sans voir d’où il était tombé, le toit d’un immeuble ? Le sommet d’une montagne ? Le haut d’une immense échelle ? Non, sans savoir d’où il avait chuté. Superstitieux et fasciné par les sciences occultes depuis son adolescence, Michel nourrissait pour l’ésotérisme une passion quasi cultuelle, il se rendait chaque année au salon de la voyance, il étudiait la cartomancie, la magie noire et blanche, tentant de réveiller en lui un don qu’il ne possédait pas, celui de la médiumnité. Essentiellement focalisé sur son « Soi » profond il n’avait d’autre intérêt que lui-même. L’esprit pollué par moult rituels ancestraux, entre chamanisme et sorcellerie, il avait fait de son existence un chemin de croix que nul autre que lui était à même de comprendre. Ses deux enfants et son épouse s’étaient toutefois adaptés à son mode de vie qui imposait des cérémoniaux immuables ponctués par les saisons, le temps, la lune et le soleil. Danse tribale autour d’un feu ardant maintenu durant soixante-douze heures sans interruption lorsque la lune était pleine. Planter tel ou tel noyau, lorsque la pluie perdurait plus de quatre jours. Faire un bain de boue quotidien pour chasser les mauvaises ondes. Jeûner jusqu’à épuisement pour ouvrir son troisième œil. Dessiner un pentacle compliqué en recopiant scrupuleusement des hiéroglyphes qu’il était incapable de traduire, affirmant ainsi qu’en méditant en son centre il saurait quitter son corps pour un voyage astral qu’il n’avait jamais expérimenté… Michel a 45 ans, il se présente comme un extra-lucide, affirme avoir le don de « Grand Guérisseur ». Dans sa maison il y a son cabinet où l’on vient le consulter et le rémunérer de quelques petits billets : « je ne cherche pas à m’enrichir. Donnez-moi ce que vous pouvez ! Je n’ai pas d’honoraires particuliers. C’est au bon vouloir et à la satisfaction de mes visiteurs ». Ceux-ci n’ont jamais grand-chose à lui offrir et parfois s’acquittent d’une simple tarte maison, d’un pain artisanal ou encore d’une bouteille de vin. Il pose sa main ici, marmonne quelques paroles apprises par cœur en vieux indien, en africain, en mongol… Ce rêve, il l’avait interprété comme suit : « la chute interminable veut dire que je vais quitter ce monde et rejoindre celui des esprits. » Ainsi, il se prépare à ce grand « voyage ». Trois jours se sont écoulés depuis ce songe et il avait d’ors et déjà mis de l’ordre dans ses affaires, prévenu la Terre entière, ses enfants, sa femme, ses clients qu’il appelle « ses brebis », les voisins, la famille éloignée qui ne lui parle plus depuis des années, le considérant comme dérangé. Il n’y a aucun doute à cela, sa vie ici-bas arrive à son terme et personne ne pourrait le convaincre du contraire. Aujourd’hui, son épouse en rentrant de son bureau où elle exerce le métier d’expert-comptable, et juste après avoir récupéré leurs deux enfants à la sortie du collège… cette femme qui a la lourde charge de subvenir aux besoins du foyer, elle qui n’a plus le temps de rêver, qui chaque jour se lasse davantage des excentricités de son mari… lui a annoncé qu’ils avaient vu sur la route un camp de gitans en train de s’installer. Sur le coup elle ne sut pas pourquoi elle lui avait lâché cette information brûlante, elle qui était pourtant bien consciente que cela allait susciter en lui une envie pressante d’aller à leur rencontre. Michel, qui justement avait fini son étude acharnée sur les rites divinatoires des gens du voyage, et qui espérait depuis longtemps rencontrer une matriarche qui lui apprendrait ce que les livres ne sauraient lui enseigner à la perfection : la pratique ! C’est ici qu’on le retrouve, sortant de cette roulotte où une vieille femme édentée, le châle noir, le bleu, le gris, le rouge sur ses frêles et osseuses épaules, le sourire marqué par une centaine de rides, les yeux gris brillants de malice, soulignés d’un trait noir bleuté, le nez pincé, la tête recouverte d’un foulard aux franges dorées qui masquait son front de centenaire, lui avait dit : _ Assieds-toi et donne ta main ! Spontanément il lui avait présenté la gauche, elle l’avait frappée énergiquement comme pour le gronder : _ Non ! L’autre ! Il lui avait tendu alors la droite un peu confus par son impair et toutefois surpris, car tous les livres de chiromancie donnaient à la main gauche une primordiale importance. Elle l’avait frappée tout autant en s’énervant : _ NON ! NON ! NON ! L’autre ! Donne l’autre ! « L’autre ? » avait pensé Michel « Quelle autre ? Nous n’avons que deux mains ? » Quelques secondes s’étaient écoulées sans qu’elle ne dise mot, le fixant de ses petits yeux d’aigle, le sourire omniprésent. Michel s’était demandé alors à qui il avait à faire et si cette vieille bonne femme n’était pas en train de se moquer ouvertement de lui, quand elle avait pris à nouveau la parole : _ Tu cherches à changer de vie ! J’ai deux mains comme toi ! Ce que tu cherches ne se trouve pas ! Non, non, ça ne se trouve pas ! Mais j’ai pitié, alors je vais te dire, ton rêve il est vrai ! Grand changement ! Grand voyage vers l’inconnu oui… hi hi hi… oui, hi hi hi… Il rentre chez lui, il n’y a personne, les enfants sont en cours, sa femme au travail, il est seul, il tourne en rond, s’excite comme un fou, n’éprouve aucune peur, se sent prêt et vaillant. Il décide alors qu’il n’a plus une minute à perdre. Il faut qu’il commence le cérémonial du voyage, la préparation du grand départ vers l’inconnu. Un feu perdurera jusqu’à ce qu’il ait quitté son corps terrestre, il jeûnera, il fera la danse des sept lunes, boira la sève du « serein » made in Haïti, marchera sur le tapis de braise… _ Préparer mes décoctions de racines d’Inde et d’Afrique ! Dire adieu à mes enfants, à ma femme ! Je m’en vais ! Ô céleste jour qui m’annonce cette nouvelle enfin, enfin, je vais rejoindre les miens ! Les heures passent et Michel, nu comme un ver, assis dans la position du lotus, la coiffe de feuilles de bananier sur la tête, les peintures tribales sur le corps, laisse sortir un son gras de sa gorge : _ ROOOOOOOOOOOO… On sonne, il ne répond pas. Il n’entend pas. Il ne voit pas. On insiste, on tambourine à la porte de la maison. Rien à faire, le sourire maintenant béat sur son visage, Michel se croit en transe, il survole des plaines, des clairières, des forêts… Soudain, il ne sait comment, mais voilà qu’il se met à chuter. Il lutte mais rien y fait, la descente est vertigineuse, tout devient sombre puis noir ébène, un puits sans fin… il panique, cherche à sortir de cette vision quand le faisant sursauter la voix d’un homme résonne : _ Monsieur, monsieur ! C’est la police, nous… nous devons vous parler. Il est question d’un accident, il est question de trois cadavres… Et pour Michel il est question d’un atterrissage forcé. Le mot de l’Auteur : “Don’t try to be another one”. F.E.H HOPE
Posted on: Mon, 24 Jun 2013 09:07:13 +0000

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