Notre Monde vu par Sophie Avon (Sud-Ouest Dimanche) Le Beau - TopicsExpress



          

Notre Monde vu par Sophie Avon (Sud-Ouest Dimanche) Le Beau rêve d’une agora Thomas Lacoste a réalisé Notre Monde, entre documentaire et poésie, où une trentaine d’intervenants remarquables pensent notre société Depuis des années, Thomas Lacoste balise les chemins de la connaissance. Il a fréquenté les penseurs les plus éminents, théorisé mille fois la marche du monde et, inlassablement, cherché à décloisonner les disciplines, à mettre en relation savoir et réalité, élites et profanes, discours et incarnation. Toujours plein d’une énergie qui, malgré les intimidations – notamment, l’an dernier, l’incendie criminel de son bureau/appartement à Paris –, n’a jamais failli, il a accumulé les entretiens, les films, les concepts, inventé des formes, créé des collectifs, des revues de pensées critiques (Le Passant Ordinaire) et abouti à une production éditoriale et artistique d’une abondance exceptionnelle (47 ciné-entretiens notamment, sortis en coffret DVD, chez Montparnasse, Penser critique,24h). Il a toujours pensé que l’art et la pensée se donnaient la main : qu’« il faut revenir à l’art si nous voulons être pertinents dans nos questionnements », précise-t-il. Dans un monde où la globalisation n’éclaire pas forcément, où la confusion menace, où l’apparition probable d’une nouvelle civilisation effraie, Thomas Lacoste propose de donner la parole à des femmes et des hommes qui, ayant pensé le monde, portent un diagnostic et imaginent comment, tout simplement, l’améliorer. Philosophes, sociologues, juristes, anthropologues, experts de tous poils ont donc été conviés devant sa caméra à la Maison des métallos à Paris. Le résultat, traversé par l’avant-dernier roman de Marie Ndiaye dont Marianne Denicourt fait une lecture fragmentaire, est un objet inclassable et passionnant, une « caverne » platonicienne où trouver humanité et désordre, espérance et alerte intellectuelle. SOD : La maison de production Agat films (1) s’est intéressée au projet assez tôt, lui donnant ainsi plus d’amplitude. Comment est-ce arrivé? TL : A la suite de la parution d’un article de Clarisse Fabre dans Le Monde le 1er mars 2012, trois semaines avant le début du tournage, titré « Le kit de survie de Thomas Lacoste, cinéaste très politique », Robert Guédiguian m’a appelé pour nous proposer de nous aider à produire Notre monde. Tout à coup, cela signifiait beaucoup plus de moyens pour le film, notamment techniques ; et grâce au distributeur Shellac, qui nous a tout de suite soutenu, une sortie en salle conséquente avec à la clef de multiples inventions. Il faut signaler qu’Agat a produit ce film sur ses fonds propres, ce qui ne se fait plus depuis au moins vingt-cinq ans dans le paysage cinématographique français. Comment avez-vous convaincu les intervenants que vous filmez – qui vont d’Etienne Balibar à François Héritier en passant par Susan George, Luc Boltanski, Jean-Luc Nancy, Michel Butel, Christophe Dejours, Toni Negri, Elsa Dorlin ou Pap Ndiaye pour ne citer qu’eux ? C’est une longue histoire. Un compagnonnage au long cours avec toutes ces personnes. C’est un régime de confiance établi sur plusieurs années de lecture et de travail commun (plus de vingt ans pour certains) qui est à l’origine de cette histoire. Mais il y a davantage ou plus important que cela. Il y a l’urgence à dire l’insupportable, le jusqu’où et jusqu’à quand, l’insoutenable et le souhaitable pour notre monde. A vrai dire, j’ai été très surpris par l’adhésion unanime des intervenants au projet. Cela dit quelque chose de très important sur l’époque que l’on vit, qui n’est pas juste une crise, si violente soit-elle, mais un vrai bouleversement, un tournant civilisationel. C’est historique pour le cinéma, mais aussi pour l’histoire des idées, qu’un groupe aussi hétéroclite, de par les disciplines et les écoles qu’il fédère, prenne, dans l’urgence, le temps de se risquer à une pensée commune, une réflexion collective, vieux cheval de bataille du Passant Ordinaire, qui évite l’entre soi et rappelle la puissance et la nécessité d’être ensemble y compris dans le dissensus. Néanmoins le film interroge l’élite… Je ne vois pas pourquoi nous devrions nous priver, au moment où notre monde est traversé par de violentes secousses systémiques, des réflexions les plus éclairantes des personnes qui ont précisément pour fonction et profession de penser. Notre travail est de mettre en lumière ce qui n’est pas éclairé. C’est notre cinéma. Pour ce film, nous avons fait appel à la pensée, quand il est assez rare de nos jours d’être confronté à celle-ci. Nous avons donc demandé aux personnes, praticiens et chercheurs, qui nous semblaient pertinentes, de nous livrer la quintessence de leurs travaux avec pour souci, une adresse au plus grand nombre. L’idée du film est de partager ce savoir en construisant autour une agora. Non pour dire : « la pensée c’est ça », mais plutôt : « voilà où nous en sommes, maintenant discutons en ensemble ». Il s’agit donc, ici, d’abord de révéler, pour ensemble déconstruire ; puis de réagencer et enchanter notre monde. Vous trouvez que la presse ne joue pas son rôle, qu’elle ne donne pas assez la parole à ceux qui ont des choses à dire ? Pas assez, en effet. Il y a une évolution négative de la presse. Il suffit de regarder les pages Rebond de Libération ou Débat du Monde pour constater qu’il y a une régression en terme de diversité : la pensée critique n’y est quasiment plus visible. Trop souvent, nous sommes confrontés à un prêt-à-pensé qui systématiquement défend l’établi. L’enjeu est de taille : derrière le dissensus, se cache le cœur de la démocratie… C’est un film où parle l’élite mais qui ne s’adresse pas à l’élite ? Je suis allé à Clermont-Ferrand présenter le film, au Rio, un cinéma art et essai situé dans les quartiers nords et populaires (pour ne pas dire paupérisés) de la ville. Dans la salle, il y avait un public extrêmement varié, au milieu duquel il y avait pas mal de très jeunes gens du quartier. Le premier jeune homme qui a pris la parole avait perdu son frère en janvier 2012 (mort suite à un lynchage policier que la justice tarde à condamner et qui avait déclenché, dans ces mêmes quartiers, de vives échauffourées entre jeunes et policiers). Avec discernement, il nous a dit que c’était la première fois qu’on venait lui parler du plus haut des savoirs et qu’il en avait vitalement besoin ; lui et l’ensemble de ses concitoyens ; qu’il souffrait d’un mépris social très violent et que pour la première fois de sa vie il avait l’impression d’être reconnu. J’avais eu, quelques temps auparavant, la même conversation avec des chômeurs au nord de Lyon. C’était la même chose : la même soif, le même désir, d’apprendre et de sortir du vide (très politique) qu’inocule télé et consommation en tous genres. Ce jeune homme nous disait l’urgence pour lui de penser ensemble le commun. Partout, il y a un besoin énorme de parler et de réfléchir. Je me suis toujours tenu à distance des partis mais les partis ouvriers au moins permettaient autrefois de prendre en charge cette éducation populaire. Aujourd’hui, il n’y a plus de lieu pour cela. Le cinéma et sa salle sont peut-être les derniers lieux du commun qui recèlent une puissance politique, où se nichent secrètement de fortes charges subversives. C’est un des derniers endroits, dans nos sociétés, où peuvent cohabiter dans un même espace des publics très différents, des énoncés dissonants et des formes très variées et exigeantes. C’est l’une des dernières cavernes susceptibles d’accueillir le peuple – ce fameux peuple à venir, cher à Deleuze –, et où il scintille encore un peu d’espoir. Bref, c’est maintenant là, dans cette caverne, que j’ai envie de vivre, de partager et de converser avec le plus grand nombre. Notre Monde une forme artistique affirmée, c’est un document cinématographique où se mêle la fiction, le théâtre, la création sonore, où chacun parle d’un espace sombre… Oui, c’est ça, c’est la caverne. C’est à la fois les ténèbres, les cendres de notre monde dont parlent tous les intervenants, mais aussi une myriade de lucioles en mesure d’éclairer la nuit. Le noir, c’est aussi le lieu de projection des spectateurs-actifs qui vont inscrire leur propre partition, dresser leur propre paysage… Justement, Notre monde est une fiction ou un documentaire ? C’est un récit, car il y a construction (et même déconstruction puisque nous filmons le film en train de se faire) et subjectivité. De plus, le soubassement structurant de Notre Monde est une fiction littéraire qui, à travers la vie de la puissante Khady Demba, nous parle des millions de personnes privées de territoires. Ce personnage qui vient d’un livre (Trois femmes puissantes de Marie Ndiaye) est porté par la comédienne Marianne Denicourt, qui incarne également dans un clin d’œil à Tziga Vertov la femme à la caméra, celle qui enregistre pour nous la parole en train de couler, mais aussi qui prend en charge, à la fin du film, en troisième personnage, Marianne la citoyenne, celle qui, une fois sa journée de travail terminée, interroge les possibles du cinéma et invite dans une parole directe aux spectateurs à faire de la politique et si possible autrement. Je me sens toujours à l’étroit avec les catégories disciplinaires, c’est pourquoi j’ai inventé un nom pour ces objets cinématographiques non identifiés : les ciné-frontières. Des objets qui, en multipliant les lignes narratives, ont pour fonction de nous faire danser sur les frontières et nous faire apparaître et expérimenter l’étendu des territoires… Il y avait une ligne générale pour les participants ? Oui : les dysfonctionnements, territoire par territoire, et les leviers politiques pour y remédier. Mais l’objectif premier du film est de charger le regardant d’une raison nomade et sensible (comme l’ont très bien développé Borreil et Rancière), de lui faire expérimenter qu’il n’est pas et ne peut plus être simple spectateur de ce monde, que cette place est parfaitement mortelle. Qu’il nous faut au plus vite retrouver du lien, converser avec l’autre, sortir des croyances (non pas religieuses mais structurelles, comme par exemple l’argent) et penser urgemment le commun. Ce dernier point est trop important pour le laisser aux mains des seuls politiciens. Ces fameux leviers politiques sont comme des notes d’espérance… Oui, il y a de la joie à se ressaisir de la vie. Si je ne crois pas à l’art comme baguette magique du politique, je pense profondément à la possible performativité des formes et des pensées quand elles se lient aux affects du plus grand nombre. Mais il est important de comprendre que pour que ces idées, ces formes, permettent de faire bouger nos vies, il faut qu’elles s’entrelacent à nos affects ; et quand ces idées ou ces concepts rencontrent la puissance des affects collectifs, c’est alors la société qui peut se mettre en mouvement. Mais sans affect, pas de mouvement. La puissance du concept, l’idée pure, seule, n’y peut rien. Il y aura une suite à Notre monde ou un moyen de rebondir, de poursuivre le questionnement ? Oui, à l’image du retournement que nous propose l’affiche du film. Une image captée depuis l’écran de projection, une comédienne au premier plan, non de face mais de dos, qui est non pas devant mais derrière une caméra, en train de filmer une salle énigmatiquement vide. Un film où, lentement, la salle se peuple et se met au travail et un au-delà (rêvé ?) du film, où l’agora se crée et le public se prend en main et fait de la politique. Pour cela, en plus des nombreux débats que nous organisons un peu partout en France, nous avons conçu un site (notremonde-lefilm) où nous retrouverons en libre accès les entretiens – dans leur intégralité – de l’ensemble des intervenants, des articles, des liens et les retours et apports des spectateurs (écrits, sonores, filmés, etc.) qui sont pour certains bouleversants. Quand on regarde la profusion de ta production, on se dit qu’il faut un sacré moteur… Depuis mon plus jeune âge, partout où ça faisait frontière, j’ai eu envie de construire des ponts. J’ai grandi avec le néolibéralisme et j’ai vu grandir les frontières et l’innommable de leurs violences. Nous avons deux beaux projets en cours, l’un est une encyclopédie conceptuelle filmique, une boîte à outils politique à l’usage du plus grand nombre. L’humanité a toujours confisqué les plus hauts savoirs (les réservant à une minorité souvent très conservatrice), dont les concepts sont ses joyaux. A l’évidence, il doit y avoir un intérêt certain à les libérer et à voir ce que cela va produire comme invention aux amours, aux travails (chômés ou non), aux rêves des jeunes générations… Ce sera donc notre prochain projet : libérer les concepts et faire des portraits d’idées. Le second est une fiction qui verra se déployer les portraits et les vies de trois femmes d’une même famille : une grand mère philosophe, sa fille cheffe d’orchestre et sa petite fille cinéaste. Ces trois personnages ont pour particularité d’être des personnes sans haine et sans remords ; et avec elles, nous apprendrons, dans la joie, à voir… Transmetteur, passeur, intellectuel, cinéphile, ciné-fils, artiste ? Il n’y a pas de frontières pour moi. J’aime à vivre sur l’ensemble de ces territoires. Juste, vous me faites un plaisir immense en évoquant les ciné-fils, qui me donnent l’occasion de me souvenir d’une très belle et regrettée personne, notre cher Serge Daney, qui est pour beaucoup dans notre cinéma et qui nous a appris que, s’il y avait une fonction, un devoir, quand on a eu la chance d’avoir accumulé quelques savoirs, si minimes soient-ils, c’est de rendre visible l’invisible. Thomas Lacoste Un cinéaste engagé Ses dates : 19 janvier 1972 : il naît à Bordeaux 1994 : Création de la revue de pensée critique Le Passant Ordinaire, puis en 1997 des Editions du Passant 1999 : A Bordeaux, il crée les Rencontres Internationales de l’Ordinaire [Cinémas – Littératures – Sciences humaines] 2006 : Création du collectif L’Autre Campagne, puis l’année suivante d’un site et d’un livre (sous sa co-direction) du même nom aux éditions de La Découvertes 2007 : Sortie des films Réfutations et Universités, le grand soir 2008 : Création de La Bande Passante, réseau international de pensées critiques, de pratiques alternatives et de créations contemporaines Sortie du film Rétention de sûreté, une peine infinie 2009 : Sortie du film Les Mauvais jours finiront. Quarante ans de Justice en France 2010 : Sortie du film Ulysse Clandestin, ou les dérives identitaires qui participe avec un groupe d’intellectuels à la suppression du Ministère de l’identité nationale 2012 : Sortie du coffret DVD Penser Critique. Kit de survie éthique et politique pour situations de crise(s) (47 films-entretiens, 24h, éd. Montparnasse & La Bande Passante) Le cinéma Le Reflet Médicis (Paris) consacre une rétrospective à l’ensemble de ses ciné-frontières durant un mois et demi 13 mars 2013 : Sortie du film Notre Monde Un site : notremonde-lefilm La sortie mercredi 13 mars sur les écrans de Notre Monde est accompagnée par ce site qui donne à voir des images du documentaire, et à lire de larges extraits d’entretiens avec les différents intervenants (1) Agat films, une des plus importantes structures de productions indépendantes françaises regroupant sept producteurs dont Robert Guédiguian, Blanche Guichou, Patrick Sobelman et Marc Bordure qui ont produit Notre Monde en association avec La Bande Passante et Sister productions. Documentaire de 1h59. Dans les salles mercredi 13 mars. notremonde-lefilm/webdoc.html
Posted on: Tue, 30 Jul 2013 08:48:54 +0000

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