Situation de la littérature algérienne des années 90 - TopicsExpress



          

Situation de la littérature algérienne des années 90 par Mokhtar Atallah Si les Algériens étaient libres, ils diraient : « on a une chance incroyable, on peut parler arabe, on peut parler berbère, on peut parler français. Mêmes notions de liberté, de réflexion, de progrès… et puis voilà, on se parle dans nos langues ». Jamel Eddine Bencheikh L’indépendance pensait mettre fin à une littérature algérienne d’expression française qui non seulement a survécu contre vents et marées, mais s’est enrichie davantage, tous genres confondus, de noms célèbres22. Pendant très longtemps, cette littérature— pénalisée par un statut ambigu et les auteurs demeurant toujours suspectés de manquer d’authenticité— n’était officieusement tolérée dans le patrimoine culturel algérien que dans la mesure où elle acceptait de glorifier la guerre de libération, la révolution socialiste, la révolution agraire et la révolution culturelle à sens unique, et ce, en dépit de son patriotisme objectif. Ses auteurs sur lesquels pesait le lourd fardeau de la nationalité culturelle jusqu’à l’indépendance, non en raison de la “langue” ou l’“origine ethnique” mais en fonction de leur choix— tel que le définissait Jean Sénac : “Est algérien tout écrivain ayant opté pour la nation algérienne ”— , se sont trouvés dupés, et confrontés dès 1962 à un malaise général qui se cristallisait autour de l’authenticité de la langue française qui leur donnait mauvaise conscience au point de se sentir coupables de quelque chose d’indéfinissable et de l’ordre du politique. En fait, le discours “ethnocentriste” basé sur l’authenticité arabo-islamique impose une nouvelle définition du champ culturel qui lie langue et religiosité populaire et condamne l’usage de la langue française en compromettant tous les utilisateurs qui manipulent cet outil linguistique imposé par cent trente deux ans de colonisation française. Rien ne rassure. Les symptômes s’accumulent et la résistance se désintègre. Tout devient inféodé au politique. En conséquence, l’intelligentsia issue de la guerre de libération périclite. Jean Amrouche meurt. Mouloud Feraoun, qui écrivait avant son assassinat par l’O.A.S : “ l’oeuvre de la France en Algérie depuis dix ans est gigantesque, mais ces dix ans condamnent le siècle qui les a précédés ”, est subitement occulté des programmes et discrédité par le discours officiel. Mohammed Dib préfère l’exil à la dictature. Tandis que d’autres demeurent sur les lieux de leur “crime” et sont suspectés de marxisme ou de berbérisme, tel Mouloud Mammeri qui posait déjà le problème des intellectuels dans L’Opium et le Bâton sans manquer de nous envoûter par le charme particulier des poèmes gnomiques kabyles. Malek Haddad abandonne l’écriture en s’enfermant dans un double exil linguistique impliquant du même coup son lecteur en dénonçant haut ce que le pouvoir taisait : “ [… ] La langue française est mon exil, mais aujourd’hui, j’ajoute : la langue française est aussi l’exil de mes lecteurs. Le silence n’est pas un suicide, un hara-kiri. Je crois aux positions extrêmes. J’ai décidé de me taire ; je n’éprouve aucun regret, ni aucune amertume à poser mon stylo. On ne décolonise pas avec des mots. ” Nous signalons que, dans une lettre datée du 27 juillet 1966, Malek Haddad qui s’adressait à son amie Ethel Blum, était revenu sur sa décision1. 1 Ce n’est qu’après de longues et dures années d’exil que Kateb Yacine rentre au bercail et écrit son théâtre en langue dialectale. Du coup, la langue française, héritage colonial par excellence, est expulsée comme langue dominante qui divise les Algériens par son contenu culturel et religieux. C’est d’ailleurs au nom de toutes ces controverses que Malek Haddad déclare en 1965 : “ [… ] nous ne sommes pas représentatifs du tout, nous écrivains d’expression française, et je le répète et je le maintiens plus que jamais, nous représentons un moment pathologique de l’histoire qu’on appelle le colonialisme. ”2 D’autres, par contre, ayant compris le système, relevèrent le défi, se vouèrent à l’exil plutôt qu’à l’emprisonnement, au mutisme, et refusèrent l’embrigadement des nouvelles idéologies fictives qui entravaient le développement de la société algérienne, comme le dénonçait Jamel Eddine Bencheikh : “[… ] la langue n’est pas toujours un vecteur culturel [… ] ” ; la vérité en est que : “ [… ] tout ce qui est teinté de francité ou d’occidentalisme est présenté comme l’obstacle à abattre. ”3 En fait, il s’agissait seulement de sauvegarder, sans réelle conviction, la formule magique et rigoriste des Oulémas : “L’Algérie est ma patrie, l’arabe est ma langue, l’Islam ma religion ” qui ne cédait nulle place au droit à la différence, à la libre pensée et aux spécificités ethniques qui composent la nation et que nous voyons rejaillir, trente ans plus tard, de manière brutale avec les auteurs des années 90 qui refusent la littérature sous tutelle en s’expatriant, eux-aussi, à l’étranger. Il en ressort qu’en aucun cas l’esthétique littéraire n’était souveraine dans les réformes, dites modernes, qui se multipliaient indéfiniment. Il s’agissait seulement de subordonner la littérature et tous les produits culturels à l’hégémonie du parti unique dont le niveau intellectuel ne dépassait pas le slogan politique. En effet, s’insurge Mostefa Lacheraf, tous ceux qui se présentaient comme les défenseurs de la langue et de la culture arabe n’étaient en vérité qu’une “masse de semi-intellectuels de formation arabe superficiellement moderne mais en réalité très imprégnée de moralisme élémentaire, de concepts statiques ou rétrogrades encore proches d’un Moyen-Age décadent. ”4 Attitude corroborée par Jamel Eddine Bencheikh qui s’expliquait avec Edwige Lambert sur la nécessité de la sauvegarde, du moins provisoire, de la langue française en Algérie et les réelles motivations de ceux qui prônaient une médiocre arabisation à outrance et sans transition. 63 “ [… ] la langue française est considérée [à cette époque] comme le seul vecteur d’ouverture et de modernité. Se couper de la langue française, ce serait renoncer à la modernité. [… ] [car] malgré les pétitions de principe, malgré l’affirmation officielle d’une appartenance à l’« arabité », les arabisants algériens sont contaminés par un intégrisme totalitaire qui les coupe radicalement de la culture arabe vivante, moderne, telle qu’elle existe au Moyen-Orient ou dans d’autres États du Maghreb. ”5 L’incursion des écrivains d’expression française des années 1990 dans l’actuel paysage littéraire algérien s’est faite, soit par des oeuvres non conformistes et dénonciatrices qui furent de prime abord marginalisées ; soit par des oeuvres discrètes et moins incisives qui furent progressivement reconnues ; soit par des fictions mineures qui se situent à la lisière du souvenir d’enfance ou de l’adolescence passées d’abord en Algérie avant d’évoluer ensuite en produisant des fictions majeures en France, selon le parcours intellectuel de chaque écrivain. C’est d’ailleurs dans cette perspective que nous supposons que toute nouvelle production littéraire ne peut être considérée comme une véritable création esthétique que si elle constitue, par les performances qu’elle propose, une rupture évidente avec les précédentes et qu’elle s’institue comme une véritable critique de l’activité scripturaire dans l’élaboration des nouvelles oeuvres afin d’éviter le fastidieux modèle imitatif si cher au mercantilisme des maisons d’édition. En effet, toute nouvelle création peut être conçue comme une remise en cause des procédés qui l’ont précédée ; c’est-à-dire qu’elle se présente comme une subversion des modèles routiniers, faciles à la manipulation et étroitement contrôlés par les divers systèmes politiques dominants. Quoi qu’il en soit, ces oeuvres refusent la manipulation et rejoignent par un heureux hasard, mais tardivement, les dénonciations corrosives de Mostefa Lacheraf qui déclarait au lendemain de l’indépendance : “ Le folklore et l’exploitation abusive de l’héroïsme guerrier sont devenus les deux mamelles de certains pays du Maghreb et remplacent successivement et sur une plus grande échelle encore la sous-culture coloniale exotique et l’épopée légionnaire et patriotarde par laquelle s’est prolongée chez nous la domination française. [… ] Il ne faut pas que les romanciers se rendent complices d’une telle manoeuvre [… ]. ”6 Attitude adoptée très tôt par le poète Ahmed Azeggagh qui s’écriait dans son recueil Chacun son métier (1966), dès la période du refus, de la remise en cause et de l’incertitude qui s’installa, bon gré mal gré, entre 1964 et 1966 : “ Arrêtez de célébrer les massacres Arrêtez de célébrer des noms Arrêtez de célébrer des fantômes Arrêtez de célébrer des dates Arrêtez de célébrer l’histoire La jeunesse trop jeune à votre goût Insouciante et consciente Soit. ”7 Les années 1990, avec le sursaut démocratique, combien fragile, issu des événements sanglants d’octobre 1988, promettaient un nouvel espoir, autre que celui de 1962, pour l’instauration d’une authentique littérature algérienne quelle que soit son expression, capable de secouer les réalités du pays, de casser les tabous et de s’ouvrir à l’universel ; cependant, l’histoire politique et la nouvelle fracture sociale ont brutalement freiné cet élan. La quasi-totalité de nos écrivains, même ceux enracinés localement, prirent le chemin de l’exil, tels Rachid Boudjedra et Rachid Mimouni, en réaction à l’indifférence générale qui coûta la vie à Youcef Sebti et Tahar Djaout, tous deux assassinés en 1993 ; ironie du sort sans doute, vingt ans après l’assassinat de Jean Sénac qui les entraîna dans le sillage solitaire de son aventure poétique au lendemain de l’indépendance— avec notamment ses célèbres compositions : Le soleil sous les armes, Matinale de mon peuple, Citoyens de beauté, Avant-corps. Effectivement, tous les écrivains algériens de la dernière décennie du XXème siècle vivent dans ce que les Occidentaux ont appelé l’espace Schengen et principalement en France pour se consacrer, sans risques et sans contraintes, à leur tâche. Ils sont contraints à être soutenus par des maisons d’édition étrangères et à produire dans des conditions moins stressantes, certes, mais souvent dictées malheureusement par les lois du marché du livre ; c’est-à-dire sous le label d’écrivains exotiques dont la création échappe souvent aux paramètres de la littérature à thèse en versant dans les plaidoyers antiterroristes, les cris de détresse d’une émigration sans repères identitaires, les dénonciations politiques des deux côtés de la Méditerranée, rejoignant par là-même le simple fait divers ou la polémique journalistique. S’agit-il donc de répondre à un lectorat algérien médiocre vivant en France et qui serait en quête d’une littérature à scandale et à sensation pour déjouer sa mauvaise intégration ? Ou de complaire à des maisons d’édition qui ne cherchent qu’à vendre en Algérie des tentatives audacieuses, en français ou traduites de l’arabe, et qui seraient à l’ordre du jour de la censure d’un système instituant le politique comme régent du culturel ? Saurons-nous répondre objectivement à ces interrogations ? Pour contrecarrer une telle marginalisation, Aïssa Khelladi, écrivain et journaliste installé en France depuis 1994, fonde avec Marie Virolle Marsa Éditions et la revue-collection Algérie Littérature / Action. À vrai dire, cette petite collection dont la diversité embrasse presque tous les genres littéraires va sauver de l’anonymat des écrivains algériens des années 1990 qui n’arrivaient pas à se faire une place dans le champ éditorial français, et s’adresser à un lectorat algérien plus vaste sur les deux rives de la Méditerranée, permettant aussi à une certaine critique algérienne constructive, hors de nos frontières, de livrer bataille et de rendre justice à des écrivains de renommée. Dans cette perspective, le témoignage de reconnaissance de l’un de nos grands écrivains à l’égard de cette collection est on ne peut plus édifiant. En effet, déclare Mohammed Dib à l’attention de son fondateur : “ Tu dois te rappeler, mon cher, l’époque de la grande vague de manipulation par les médias de Mimouni, Kateb Yacine, Boudjedra, Assia Djebar, et j’en oublie. Honteux, pour nous. Ce temps ne pouvant plus être reconduit, il faudra fatalement s’attendre à voir commencer une vague de rejet et d’ostracisme. Mais il faut nolens volens que la caravane passe aussi. À Algérie Littérature / Action, vous avez tenu le pari et mieux que nombre de revues, même françaises, qui n’ont de loin pas été aussi loin. ”8 En fait, Marsa Éditions fonctionne tel un laboratoire d’expérimentation en testant des auteurs moins connus qui, en cas de réussite, sont “récupérés” par des maisons d’édition françaises qui préfèrent sans doute éviter les risques et diminuer le coût de leurs productions. En ce sens, Aïssa Khelladi qui publie son roman Peurs et mensonges, sous le pseudonyme de Amine Touati, dans sa propre collection, se voit édité, après coup, par les éditions du Seuil qui publient le même roman mais cette fois-ci sous son véritable nom. Les éditions du Seuil publieront ensuite Rose d’Abîme, du même auteur, un roman métaphorique sur l’Algérie à travers l’image d’une jeune femme algérienne qui bascule dans l’horreur suite à son enlèvement et à sa séquestration par un groupe de terroristes. Son troisième roman Spoliation, ancien manuscrit remanié en fonction de l’actualité, sera de nouveau publié par Marsa. Dans cette même perspective, Marsa Éditions publie L’étoile d’Alger, premier roman de Aziz Chouaki, réédité par Balland ; et Au commencement était la mer… , premier roman de Maïssa Bey, éditée quant à elle ensuite par Grasset, le texte de son premier roman devant être réédité par L’Aube ; ceci sans occulter Achour Ouamara avec Il était trois fois… ; et le cinéaste Hassan Bouabdellah avec L’insurrection des sauterelles ; et bien d’autres auteurs de premier roman publiés par Marsa Éditions. Par ailleurs, Marsa Éditions, afin d’élargir son éventail de titres s’attache à traduire des auteurs arabophones, tels Merzac Bagtache avec son roman Calamus, Abdelhamid Benhedouga avec Je rêve d’un monde traduit par Marcel Bois, et enfin Waciny Laredj avec La gardienne des ombres traduit par Zineb Laouedj et Marie Virolle avec une postface de Leïla Sebbar. * * * En somme, quelles que soient les difficultés, l’édition peut se faire pour des raisons très complexes mais cela ne doit pas fausser le jugement et la réception pour y voir une véritable consécration. En fait, cette consécration peut ne pas coïncider avec une réelle reconnaissance de l’intérêt qu’offre le roman publié. La véritable consécration ne vient pas des maisons d’édition mais du public qui doit être d’abord très porté sur la lecture, fidèle à la production algérienne et proportionnellement plus important que le public français, enfin plus large et composé de toutes les communautés. Donc, même si l’édition donne un coup de pouce, elle n’est pas plus importante que les lecteurs. Il appartient au lectorat algérien/maghrébin, puisque l’événement littéraire ne doit pas être seulement français, de juger les oeuvres produites comme représentatives ou non, et permettant par la rigueur scripturaire à cette même littérature algérienne d’atteindre l’universel au moyen de sa richesse thématique — au sens de la pensée dibienne qui dénonce une certaine forme de “cahiers de doléances ” à l’adresse de la France. “ Les auteurs algériens écrivaient pour les Algériens et les Français. La barbarie aidant, ils n’écriront bientôt plus que pour les Français. Pour ceux des Français qui voudront les lire, lesquels ne sont pas si nombreux qu’on le pense. ” Cependant, il appartient aux romanciers(ères), de profiter de leur présence en France pour rendre compte des événements préoccupants qui secouent l’Algérie et publier des textes de qualité au nom de la loi d’hospitalité qui régit les rapports entre les anciens colonisés et la langue française, en faisant oeuvre de sincérité et d’exigence absolue pour arriver à une véritable “translittéralité” de l’événement algérien dans la langue française. Il faut dire que le regard sur la réalité algérienne est, dans l’ensemble de cette production romanesque des années 1990, lucide au point d’inscrire une vraisemblance suggestive (réalisme) qui constitue une série d’arguments irréfutables pour dénoncer la déstabilisation de toute la société algérienne, face à un discours singulier et monolithique d’une soi-disant authenticité fictive et aliénante qui se situerait à la limite du mythe et de la déraison, excluant tout ce qui déroge à sa règle, voire à la différence ; situation tragique dénoncée par Jamel Eddine Bencheikh, depuis 1982 : Dans l’Algérie actuelle, ne sont posées ni la question du rôle de l’intellectuel, ni la question de la culture arabe, ni celle du sens de l’Islam… On affirme comme un diktat que l’Algérie est musulmane, on ne débat pas de l’Islam… [… ] J’ai rarement connu des pays où la qualité de la foi soit aussi médiocre. J’ai beau lire les publications du ministère des Affaires Religieuses, celles des intégristes les plus éminents, j’y vois une absence de spiritualité effrayante. ”9 Il s’agit d’un parcours difficile, sinon fatal, en dépit des secousses sociales qui ont défiguré le paysage socio-culturel algérien et de la volonté de changement face à une réalité entêtée, façonnée par l’idéologie totalitaire des différents pouvoirs qui se sont succédés et qui tendent, bon gré mal gré, à limiter considérablement la marge de manoeuvre de cette littérature d’expression française, vouée à l’échec par l’exclusion linguistique officielle et à l’exil par la dégradation sécuritaire ; d’où l’expatriation, spécifiquement en France, de toutes les voix prestigieuses de notre littérature qui gravitent autour du même thème : l’Algérie. Cette instabilité et cette marginalisation délibérées ont suscité chez tous les romanciers des années 1990, célèbres ou en voie de consécration, une instabilité de la création littéraire ; d’où l’impossibilité d’instaurer des genres constants et codifiés dans le sens d’un “Art Littéraire ”, d’un “Cénacle ” ou d’une “École Esthétique ” spécifiquement algérienne, avec souvent la mise en place d’une prose atypique et inclassable. Les créations littéraires des auteurs algériens des années 1990 sont soit complètement hermétiques et puisent dans le mysticisme ; soit symboliques exigeant du lecteur une sémantique spécifiquement maghrébine ; soit d’une platitude décevante justifiée, à tort, par l’urgence des événements résultant des circonstances et des nouvelles mutations sociales qui traversent l’Algérie. Dans cette perspective, l’oeuvre de Boualem Sansal révèle dans une simplicité remarquable toutes les tensions qui agitent le pays. En effet, dans Le Serment des barbares, il ne s’agit pas tant d’un roman à thèse, que d’une volonté à vouloir décrire les malheurs que traverse l’Algérie à cause de la falsification de la mémoire historique de la nation. Sansal montre qu’en dépit de toutes les manipulations, il est quasiimpossible de bâtir un pays par l’invention de toutes pièces d’un “passé gangrené de mensonges ”. Tous les tabous sont mis à plat, y compris ce qu’il appelle le grand mensonge fondateur qu’est la guerre de libération, ressassée à tout bout de champ, et présentée dans toutes les circonstances comme une lutte héroïque sans faille du Bien contre le Mal. Et c’est dans le même élan d’esprit qu’il écrit L’enfant fou de l’arbre creux où il dénonce la “mémoire offusquée ” en posant le problème de l’exclusion des jeunes Algériens d’aujourd’hui, comme ceux d’hier au lendemain de l’indépendance. Une existence sans espoir ! Un avenir sombre et incertain dans une Algérie transformée, gouvernée par des forces occultes qui alimentent, comme un feu sacré, la corruption politique, la cupidité malsaine, la dictature omnipotente, la faillite économique et leur remède miracle, l’Islam théocratique et son prosélytisme ambiant qui exploite le cynisme et le désespoir régnant sur le pays en mettant sa théodicée à l’avant-garde de la violence fondamentaliste et des crimes crapuleux. D’autres auteurs algériens, enfants d’émigrés, en quête d’une identité littéraire s’inscrivent comme des marginaux dans l’espace culturel français qui ne leur cède aucun droit avec la montée des partis d’extrême droite. Si Ahmed Zitouni, Leïla Azzoug, Ahmed Kalouaz, Leïla Houari ou Nina Bouraoui jouissent intimement d’un imaginaire nourri de leur passé maghrébin, Farida Belghoul, Azouz Begag, Akli Tadjer, Mehdi Charef et Mehdi Lallaoui, qui incarnent ce qui est appelé la génération “Beur” puisent par l’interposition de leurs parents dans un imaginaire maghrébin en mal du pays, vidé de son orgueil, de son esprit et de son coeur par la marginalisation ; d’où leur indisposition intérieure à l’attachement aux règles identitaires, pratiques et religieuses, leur manque de souplesse vis-à-vis d’une différence qui fait leur signe d’exclusion et leur altérité par rapport à l’espace de production littéraire français. En ce sens, il serait intéressant de voir dans le parcours littéraire de Nina Bouraoui, que nous citons à titre d’exemple, le type même de la littérature libre qui évolue en fonction des principes du “Je” énonciateur et de la maturité du “Moi” libérateur. Pourtant, ce n’est qu’à l’issue de quatre productions majeures que Nina Bouraoui s’affranchit des “contraintes” de sa double altérité, à travers Jour de séisme et Garçon manqué ; en assumant pleinement son “Moi” ; en affirmant son identité récupérée par un “Je” énonçant qui s’égarait le long d’une enfance doublement vécue comme algérienne et française à la fois. En effet, ce livre de la parole “vient d’abord du travail thérapeutique, c’est un livre « dit » avant d’être écrit [… ] ”10 confiait-elle à Christine Rousseau. C’est ainsi que “Garçon manqué ” marque une rupture dans l’itinéraire scripturaire de Nina Bouraoui et pose l’insoluble problème du métissage culturel à l’épreuve de l’exil et de l’exclusion hostile ; d’où l’inexorable quête d’une identité qui se fracture dans une interminable errance entre la France et l’Algérie. “ La France est blanche et impossible. Elle porte ma naissance puis mon départ. Un rejet. Je renais à Alger appartement du Golf, septembre 1967. C’est ici que je m’invente. C’est ici que je façonne. Mon visage. Mes yeux. Ma voix. Tout se fait là. Dans ma solitude algérienne. Je viendrais toujours d’ici, instruite et traversée par l’Algérie des années 70. ”11 En fin de parcours, nous soulignons, à la suite des théories universalistes, que toute littérature a pour tâche de libérer l’homme et de le promouvoir à un niveau d’émancipation universellement reconnu ; telle devrait être l’entreprise de notre littérature. Nous ne connaîtrons jamais cet essor si nous nous obstinons à vouloir définir les seuls paramètres d’une “littérature nationale” puisque le handicap capital réside dans le terme polémique “nationale” qui recèle autant de réflexions donnant matière à controverses. Dans ce contexte précis, le terme “nationale” ne peut être neutre que dans la mesure où il signifie indépendance culturelle, et non étouffement du génie par les aspects nihilistes ou chauvins du pouvoir qui préconise une littérature sclérosée, en ce sens figée, non apte à l’essor intellectuel, et appelée à disparaître. Conséquemment, d’innombrables problèmes viennent entraver les écrivains algériens et les hommes de Lettres qui, par manque d’encouragement, limitent leur champ de production ou cèdent à la tentation destructive par l’abandon conscient et volontaire. Nous ne pouvons nier que tout acte d’écriture est circonstanciel puisque toute la production littéraire de notre pays l’est depuis son émergence. La culture de nos hommes de Lettres leur permet la liberté et l’érudition des faits narrés en refusant les compromis des attitudes rétrogrades et les huées fanatiques de ceux qui prônent une culture d’impasse, mais l’entrée au gynécée étatique des écrivains patriotiques leur est sournoisement interdite. En somme, toute disposition dépend de l’attitude intéressée ou désintéressée de l’intellectuel— au sens ou le définit Jamel Eddine Bencheikh : “ L’intellectuel n’a pas à vivre dans les allées du pouvoir. Il doit lui tourner le dos. Je donne à cette expression un sens précis : être strictement indépendant du pouvoir. Tant que cela n’est pas, il n’y a aucune chance de voir se développer en Algérie une littérature, une culture. ”12 Tous les textes considérés comme non conformes aux règles émises par le pouvoir et marginalisés par ses instances ne sont en fait que le produit d’un bouleversement du patrimoine lu, changé et réinventé par un renouveau perpétuel ; d’où l’utilisation d’éléments nouveaux puisés dans notre réalité sociopolitique et culturelle dans une perspective purement sartrienne. Jean-Paul Sartre souligne : “ L’écrivain donne à la société une conscience malheureuse [… ] chaque livre propose une libération concrète à partir d’une aliénation particulière. ” Néanmoins, même si la littérature algérienne des années 1990 s’avère être synonyme de renouveau et de création, elle s’inscrit étroitement dans le sillage d’une certaine aliénation qui la confronte aux problèmes d’édition, et agonise sous le poids croissant des conditions matérielles dérisoires et le remède miracle des maisons d’édition étrangères qui suppose certaines concessions. En définitive, la littérature algérienne doit parvenir à la solution de ses problèmes matériels qui la maintiennent à la périphérie de la littérature mondiale, dépasser le cadre territorial dans lequel elle se débat et rejoindre l’universel en se libérant de cette spectaculaire métamorphose de moule qui fait d’elle une forme de culture aliénée et aliénante. Pour ce faire, elle doit pouvoir explorer toutes les valeurs culturelles du pays— linguistiques, ethnologiques, sociologiques, historiques— et refléter l’expérience de la vie culturelle et communautaire par la pratique esthétique du culte de la différence dans tous les domaines existentiels.
Posted on: Fri, 01 Nov 2013 16:07:52 +0000

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