Verbatim de Jacques Attali (préface) Que dirai-je de lui ? Si - TopicsExpress



          

Verbatim de Jacques Attali (préface) Que dirai-je de lui ? Si je ne le pensais homme d’État, je ne l’aurais pas accompagné. Si je n’avais pas admiré sa culture, sa mémoire, son sens de l’essentiel, sa haine des mondanités et du lucre, sa passion du service public, je n’aurais pas supporté ce que ces dix ans ont par ailleurs véhiculé de désillusions. Sa marque tient en un mot : il est d’abord et avant tout un homme de province. De la province il aime le secret, la diversité des paysages, la variété des espèces d’arbres, les soirées passées à lire ou à raconter des histoires, la soupe qui tient lieu de dîner, les plats simples, même s’ils sont riches — choucroute, fruits de mer —, les belles reliures, les tirages de tête, la force des traditions, la longue trace des générations, la solidité des amitiés, l’argent qu’on hérite, l’exercice discret du pouvoir, la modestie des ambitions. De Paris il hait la frénésie, la vanité des aventures, la superficialité des relations, l’argent qu’on gagne, le pouvoir des bureaux, les carrières trop convenues, les vies trop publiques. Il n’en accepte que ce qu’en aiment les provinciaux : dîner avec des comédiennes et bavarder avec des bouquinistes, aller à l’aéroport pour partir au loin, voir le monde. De cela, tout ou presque découle. Provincial, il dresse de hauts murs autour de lui : quiconque s’en approche est éloigné d’un geste, d’un mot. Il déteste dire merci, même s’il est profondément généreux et fidèle en amitié — il n’a jamais su éloigner un camarade, renvoyer un ministre ou se séparer d’un collaborateur. L’indifférence est sa façon de détester, l’oubli sa façon de faire du mal, le silence sa façon de dire du mal. La pire injure qu’il puisse proférer sur quelqu’un est : « Il m’a déçu », ou encore : « Lui ? Ne m’en parlez jamais plus. » J’ai entendu assez souvent ces deux phrases pour savoir qu’elles ont détruit, rarement sans motif, bien des espérances. Provincial, il n’a qu’une ambition : rester libre, n’avoir de dettes — financières ou morales — à l’égard de personne. Ce goût de l’indépendance va jusqu’à ne jamais porter de montre, pour ne pas être soumis au temps, mais à avoir assez d’argent liquide dans ses poches pour affronter une longue grève générale des banques. Il déteste gagner de l’argent, il n’aime pas non plus le dépenser, sauf dans des choses qui restent — vieilles reliures, vieilles granges, un étang, des vêtements qui durent. Le reste se néglige. Ses amis ont des racines, un terroir, une province ; ses relations sont nomades. Sans doute faut-il voir là la source de ses choix politiques. Manquant de culture économique et financière, il confond volontiers originalité et ingéniosité, créativité et marginalité, générosité et polémique. Une idée fausse, si elle lui semble iconoclaste, le séduira bien plus qu’une idée juste si elle est admise par la majorité. Une idée provinciale a plus de chance d’être vraie qu’une idée parisienne. Là-dessus, sa formidable mémoire le fera progresser très vite au contact des dossiers. Provincial, il n’aime du monde que ce qui lui rappelle la province française, les villes-États (Venise, Florence, Séville). Il préfère les pays qu’on peut atteindre par la route à ceux qui exigent de traverser les mers. Aussi est-il un Européen ; et la Russie est-elle l’extrême station sur le trajet de ses promenades. Rien de l’Amérique ne le touche : ni la langue, ni la musique, ni l’architecture. Seule, en ce qu’elle a de provinciale, la littérature (Steinbeck, Dos Passos, Styron). Provincial, ses écrivains favoris sont eux aussi provinciaux : Chateaubriand, Zola, Valéry. Il n’aime ni Malraux, ni Gracq, trop parisiens à son goût. Il dévore tout ce qui paraît. En peinture, il s’arrête avant les Demoiselles d’Avignon, en musique plus tôt encore, et la chanson populaire, parce qu’elle s’enracine dans le peuple, l’amuse et l’intéresse. Provincial, il est protestant dans l’âme, même s’il est né catholique. Fasciné par la Bible et par la lecture de Renan, indifférent aux chapelles, il a d’abord la religion des textes et la morale des forts — pas vu, pas pris. Il ne néglige ni la transcendance, ni la prière. Mais dans le confort des solitaires et la rigueur du monologue avec les souvenirs. Fasciné par le destin du peuple juif, furieusement anti-hitlérien, il ne porte sur le génocide qu’un regard distant : ce n’est pour lui qu’un fait de guerre, pas une monstruosité de la nature humaine. Provincial, il n’a retenu de la guerre que l’occasion de brûler les étapes. Il déteste la Résistance de Londres et d’Alger qui symbolise pour lui une revanche de Paris. Il lui préfère celle de la province, qu’incarnent Jean Moulin, Bertie Albrecht et Henri Frenay. Il parle plus volontiers de son expérience de prisonnier — où il a appris la méfiance des hommes, échangeant tabac et cigarettes par-dessus un mur — que de ses années de résistance dont il a retenu que vrais héros et vrais lâches n’étaient pas forcément ceux dont l’Histoire a gardé souvenir. Avec de Gaulle, le choc ne pouvait être que frontal : ils se ressemblaient trop par leur passé, leur quête respective, leur destin. L’un et l’autre sont provinciaux et mystificateurs. L’un et l’autre ont rêvé d’incarner la France, patrie et terroir. Le premier permit aux Français de se croire résistants alors qu’ils avaient accepté dans l’ensemble la collaboration. Le second leur a permis de se croire réformateurs alors qu’ils sont, dans leur très grande majorité, conservateurs. Source : Attali (Jacques), Verbatim I, 1981-1986, Paris, Fayard, 1993.
Posted on: Fri, 22 Nov 2013 23:13:53 +0000

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