Après la croissance, la revanche de la valeur dusage publié le - TopicsExpress



          

Après la croissance, la revanche de la valeur dusage publié le 15/10/2013 Après avoir défendu la thèse dune fin de la croissance, Cédric Durand revient ici sur les apports et limites de la démarche décroissante, puis dessine ce que pourrait être une perspective écosocialiste se donnant comme finalité la production et la préservation de la valeur dusage et non laccumulation illimitée de valeurs déchange. Ce texte constitue la transcription dune introduction à un débat sur lécosocialisme. La fin de la croissance Lobjectif de croissance économique a cimenté les sociétés capitalistes autour dun consensus productiviste depuis laprès-guerre : jusque dans les années 1970, la croissance ce nétait pas seulement des profits accrus pour les capitalistes, cétait aussi des salaires plus élevés pour les salariés, une protection sociale étendue et davantage de services publics. Dailleurs le mouvement communiste ny voyait rien à redire : il promettait même de faire plus et plus vite ! « Dogodnat i peregnat ! »(« Rattraper et dépasser ! »), tel était le motto de lindustrialisation soviétique. Lentrelacement et lapprofondissement des crises socioéconomiques et écologiques depuis une quarantaine dannée a profondément changé la donne. Du côté du capital, lobsession de la croissance est toujours omniprésente dans les discours mais il est de plus en plus palpable que quelque chose cloche dans ce projet. Lobjectif dune croissance illimitée du PIB semble de moins en moins tenable1. Depuis les années 1960, dans les pays riches, on observe une tendance très nette à son ralentissement. On est passé de 5,5 % de taux de croissance annuel moyen dans les années 1960, à 3,7 % dans les années 1970, 3 % dans les années 1980, 2,5 % dans les années 1990 et 1,7 % dans les années 2000 (Illustration 1). Lentrée depuis 5 ans dans la « grande récession » suite à la crise financière de 2007-08 ne fait quajouter de lombre au tableau.... Illustration 1 : croissance du PIB dans les pays à hauts revenus (Banque mondiale - WDI) « Lère de la croissance sachève » écrit Martin Wolf, léconomiste en chef duFinancial Times, dans son éditorial du 2 octobre 2012. Il appuie cette affirmation sur une étude publiée aux États-Unis par le NBER (National Bureau of Economic Research). Selon son auteur, Robert Gordon, la croissance est portée par la découverte puis lexploitation de « technologies à usage général » qui transforment profondément lexistence humaine. Ces inventions comme le moteur à vapeur, lélectricité ou Internet, ont des conséquences qui dépassent de très loin les intentions de leurs inventeurs... Les militaires américains qui créèrent un des ancêtres de linternet en cherchant une parade contre léventualité dune attaque nucléaire soviétique navaient pas vu venir Wikileaks ! Cependant ces technologies dusage général, qui finissent par irriguer toute la société, nont pas toutes la même portée économique. Le complexe électricité/moteur à explosion/énergies fossiles/industries mécaniques qui a dominé le XXè siècle a rendu possible une amélioration très rapide de lefficacité productive. Il a ainsi permis une croissance dune rapidité telle que lhumanité nen avait jamais connu. En revanche, les sophistications informationnelles de la nouvelle économie ne permettent pas un tel miracle. Conclusion de Gordon : lamélioration de la productivité pourrait continuer à décélérer au cours du siècle prochain, jusquà atteindre des niveaux négligeables, plombant irrémédiablement la croissance... Un autre exemple permet de saisir le doute actuel autour de la croissance. La règle dor budgétaire associée au TSCG. Cette règle qui vise à une quasi-interdiction des déficits budgétaires renvoie de manière non-dite à un horizon stagnationniste. Il est parfaitement logique que des États sendettent aujourdhui pour financer des infrastructures ou le développement de services publics, sils anticipent que ces dépenses permettront de produire davantage demain. En effet, les dépenses collectives dans léducation ou les transports sont susceptibles de favoriser le développement économique et donc de générer des recettes fiscales supplémentaires. En revanche, si lon pense que lépoque est durablement à la croissance zéro, sendetter est tout à fait déraisonnable car les remboursements vont amputer les budgets publics sans quaucun dividende de la croissance ne le gonflent. La justification logique mais inavouée de la règle dor est celle de la stagnation. De bonnes raisons de vouloir décroître Du côté des critiques antisystémiques, les thèses de la décroissance ont connu un très grand succès ces dernières années. Ce succès doit beaucoup à lattrait perdu par le concept de développement durable. Aucun progrès substantiel na été accompli du point de vue de la durabilité écologique ou de la durabilité sociale, tant et si bien que lidée de concilier développement économique capitaliste et amélioration des conditions sociales et écologiques nest plus guère crédible. Les sommets de lONU visant à réduire les émissions de gaz à effets de serre et, plus généralement, à freiner les dévastations environnementales se succèdent sans la moindre avancée. De plus, avec la grande récession, la crise écologique à fortement rétrocédée dans la file des préoccupations des gouvernements. Enfin, plus profondément, lhorizon dune généralisation du mode de développement capitaliste occidental reste le projet politique par lequel les classes dominantes suscitent ladhésion autour delles partout dans le monde. Dans Les étapes de la croissance, un ouvrage paru en 1960 et sous-titré un manifeste anti-communiste,Rostow proposait aux pays pauvres une alternative au socialisme alors conquérant : un parcours de développement dont létape finale était lère de la consommation de masse, cest-à-dire la société américaine. Au fond, ce programme na pas été véritablement remis en cause ; la généralisation du consumérisme reste la promesse de la mondialisation capitaliste. Épuisement de lidée de développement durable, paralysie des institutions internationales, généralisation du consumérisme... Face à la combinaison de ces divers éléments, les approches de la décroissance semblent offrir un diagnostic cohérent et conséquent. Elles mettent en avant la nécessité dun changement de logique civilisationnelle. Le mot décroissance trouve son origine dans le commentaire fait par André Gorz au rapport du club de Rome paru en 1973 : Les limites de la croissance. Mais lattrait exercé par ce terme ne sest affirmé que progressivement à travers la combinaison de deux approches distinctes. La première approche est celle déconomistes comme Nicholas Georgescu Roegen et Herman Daly qui posent la question des limites écologiques de la planète. Ils avancent que de la diminution de lintensité matérielle du PIB ne suffira pas à stabiliser la quantité de matériaux absorbés et dégradés par les processus économiques. Cest le fameux effet rebond mis en évidence au XIXè siècle par léconomiste Stanley Jevons dans le cas du charbon : plus on utilise efficacement une ressource – cest-à-dire plus on réduit la quantité de cette ressource pour chaque unité produite – plus la quantité totale utilisée va être importante. Ils soulignent également que les espoirs suscités par ce que lon a appelé la courbe environnementale de Kuznets sont infondés : celle-ci suggère quen senrichissant les économies deviennent moins polluantes. Dans les faits, on observe bien quune laugmentation du PIB/habitant saccompagne dune diminution des pollutions au niveau local ; en revanche, pris globalement, les pollutions quelle génère continuent à croître en raison de la délocalisation des activités polluantes vers les pays plus pauvres, mais aussi de laggravation de pollutions nayant pas de visibilité immédiates telles que les émissions de gaz à effet de serre qui alimentent le réchauffement climatique. Les économistes écologiques en concluent quil ne faut pas compter sur le progrès technologique pour résoudre la pression écologique résultant des activités économiques. Toute poursuite de la croissance se fait au prix dune dégradation irréversible des conditions écologiques au détriment des générations futures. Un principe de justice inter-temporel pose donc lurgence de la décroissance ou, dans des versions comme celle de Tim Jackson, de rechercher la prospérité sans la croissance. Le second courant de la décroissance se rattache à la problématique du post-développement autour de figures telles que Stephen Marglin, Ivan Illitch, Serge Latouche, Arthuro Escobar. Ces théoriciens considèrent le développement comme un projet anthropologique eurocentrique qui a été imposé au reste du monde via la colonisation et le néocolonialisme au détriment des autres cultures. Lobjectif de ces auteurs est donc de déconstruire le concept de développement pour libérer les subjectivités de sa domination. Stephen Marglin, Professeur déconomie à Harvard – une personnalité marquante du courant des radicaux aux États-Unis – pose de manière rigoureuse le problème. Dans un texte de 1990 intitulé Towards the Decolonization of the Mind (vers la décolonisation des esprits), il rejette lidée selon laquelle la croissance économique donnerait aux être humains un plus grand contrôle sur leur environnement et, par là, davantage de liberté. En effet, même si lon considère laugmentation des choix comme quelque chose de désirable, Marglin souligne que le développement en même temps quil offre de nouvelles possibilités pour chacun, en élimine dautres. Les processus de modernisation entraînent la destruction des savoirs et des solidarités traditionnelles alors même que le modèle occidental, en dépit de son succès économique, napporte pas une organisation satisfaisante des relations entre les êtres humains et vis-à-vis de la nature. Il en conclue que, face aux crises économiques et écologiques, il est essentiel de promouvoir la diversité culturelle, avançant même que « ce pourrait être la clé pour la survie de lespèce humaine ». Un des axes de la critique culturaliste de la croissance, particulièrement riche en France2, consiste à pointer les rendements décroissants de la technique et des institutions : le bien-être apporté par les nouvelles sophistications techniques et institutionnelles tend à être de moins en moins palpable tandis que les coûts pour en faire usage saccroissent. Cette idée est facile à saisir si lon compare lutilité relative des réseaux sanitaires (eau courante, égouts..) et celle des réseaux télécoms contemporains. Des auteurs comme Jacques Ellul et Ivan Illitch vont ainsi mettre laccent sur la notion de simplicité volontaire afin de renforcer la qualité de la vie et de favoriser la solidarité dans les relations interpersonnelles. Comme le résume Serge Latouche, une société de décroissance doit être comprise comme « une société basée sur la qualité plutôt que sur la quantité, sur la coopération plutôt que sur la compétition […] lhumanité délivrée de léconomisme qui se fixe pour objectif la justice sociale » (2003, p. 18). Une telle conception de la décroissance nest pas très éloignée du concept de « Sumak Kawsay/Vivir Bien » (vivre bien), qui a été popularisé par les mouvements indigènes andins et élevé au rang de principe constitutionnel en Équateur en 2008 et en Bolivie en 2009. Il sagit alors, dans le contexte latino-américain, dopposer aux paradigmes de la croissance et du développement construit par la culture européenne, lidée que léconomie doit satisfaire les besoins de lensemble de la population tout en contribuant à une forme de vie sociale harmonieuse. La critique culturaliste du développement et de la croissance est complémentaire de la critique écologique dans la mesure où elle suggère que les mesures économiques conventionnelles ne rendent pas compte dune série de conséquences sociales et environnementales du fonctionnement de léconomie. En effet, que mesure la croissance du PIB ? Quest-ce que la valeur qui est saisie par cet indicateur ? Pour pointer une distinction sur laquelle nous allons revenir plus loin, il sagit dune mesure de la masse des valeurs déchange produites, une mesure qui ne coïncide pas avec lévolution des effets utiles disponibles sur un territoire donné à un moment donné. Cette question a été abordée récemment à travers le débat sur les indicateurs de richesse. Une série de travaux3 ont contribué à documenter de manière rigoureuse un divorce entre la dynamique du PIB et celle du bien-être socio-économique. Les travaux empiriques basés sur lindicateur de progrès véritable(Genuine Progress Indicator4), montrent quà partir dun certain niveau de PIB le bien-être cesse de saméliorer puis décroît. Ce point de divergence a été atteint dès les années 1970 et 1980 aux États-Unis, en Australie et dans de nombreux pays européens, dans les années 1990 au Japon et, au début des années 2000, dans des pays émergents comme la Chine. La principale conclusion de ces travaux, cest que les nations riches devraient immédiatement initier une transition vers une économie qui cesse de croître en termes de production physique tandis que les pays les plus pauvres devraient pouvoir disposer dune période limitée de croissance du PIB pour effectuer un rattrapage économique. Au delà de la validité isolée de chacun des arguments avancés, la force de la décroissance tient au fait que ce mot dordre entre en écho avec différents secteurs sociaux mobilisés : – des luttes importantes et/ ou exemplaire par leur créativité tels que les camps climat dont on voit un prolongement dans les mobilisations contre laéroport de Notre Dame des Landes, les OGM et les gaz de schistes ; – des relais dans les mouvements sociaux : des ONG dont Les amis de la terreendossent ainsi explicitement l’objectif de décroissance ; – des relais institutionnels avec en particulier les réseaux des villes en transition, des villes lentes ou encore des réseaux comme Slow food et des think-tank tels que la New Economic Foundation ; – des revues telles que Entropia, La Décroissance, Silence. – des convergences Nord/Sud avec en particulier les mouvements indigènes en Amérique latine. Comment une approche éco-socialiste peut-elle se saisir de ce couple fin de la croissance/décroissance ? Il me semble que les apports réels des courants décroissants se heurtent à une incapacité à penser la dynamique économique et politique du capitalisme. Cest à partir de cette insuffisance que peut sinstaurer un dialogue avec les courants qui se réclament de la décroissance et quune politique écologiste anti-capitaliste peut être élaborée. Plutôt la prédation que la stagnation Un débat crucial traverse les décroissants : un capitalisme sans croissance est-il possible ? Pour certains comme Serge Latouche, la réponse est négative. Mais, pour celui-ci, il ny a rien à ajouter à la critique faite par Marx du capitalisme, si bien quil semble se satisfaire dune dénonciation générale de la croissance5. Le problème politique provient de la stratégie qui découle logiquement dune telle posture : il ne sagit pas de lutter contre les intérêts et les structures capitalistes mais plutôt de dessiner un cheminement de fuite de léconomie, cest-à-dire rejeter « en théorie et en pratique mais avant tout dans notre esprit la domination de léconomie sur le reste de nos vies ». Les implications dune telle stratégie se résument en un mot : la relocalisation. La relocalisation de la production et de la démocratie est opposée à la dynamique transfrontalière du capitalisme globalisé ; la résilience des communautés locales à la violence socio-politique du pouvoir de lÉtat et du capital est considérée comme la seule voie possible vers un système socio-économique alternatif. Le principal problème que pose cette position est quelle ne rend pas compte des conditions de possibilité des expérimentations autonomes au niveau local et, en particulier, de linteraction entre de telles pratiques dissidentes et les rapports sociaux capitalistes qui saisissent la société dans son ensemble. Ce sont ces limites qui ont conduit des décroissants comme Paul Ariès et Vincent Cheynet à tenter de développer un programme politique permettant de sortir du réductionnisme local de lapproche de Latouche, sans pour autant véritablement théoriser cette orientation. Lattitude des économistes écologiques comme Daly et Jackson vis-à-vis du capitalisme est très différente. Ces derniers considèrent en effet quun capitalisme sans croissance est possible. Leur argument consiste à dire quil suffit de contrôler par des normes la quantité matérielle de produit utilisable pour borner lactivité capitaliste tout en conservant ce quils perçoivent comme lefficacité des marchés dans lallocation des ressources. Cette conception pose de nombreux problèmes, mais je vais me contenter ici de mentionner le principal. Comme chez Latouche, cette position ne situe la question de la croissance économique ni dans la logique systémique du capitalisme, ni dans son développement historique. La croissance pour les capitaux individuels nest pas un choix mais une nécessité pour survivre : les firmes doivent préserver leur position concurrentielle et pour cela investir et innover ; celles qui ne le font pas voient leur rentabilité saffaisser et les capitaux les délaisser, ce qui les conduit inexorablement à disparaître. En dautres termes, la concurrence capitaliste est indissociable du développement des forces productives. Il existe cependant une autre possibilité : ne parvenant pas à se valoriser de manière classique (par lexploitation du travail, cest-à-dire labsorption non seulement dune part du travail en statique mais, également, en dynamique dune part des gains de productivité) les capitaux peuvent recourir à cette forme non-économique de valorisation que David Harvey appelle l « accumulation par dépossession »6. Cest cette forme daccumulation qui progresse aujourdhui avec une radicalisation des politiques néolibérales de démembrement des services publics, de réduction de la protection sociale, de privatisation mais aussi les réformes structurelles (réformes des retraites, flexibilité du travail, diminution du salaire minimum ou baisse des cotisations sociales employeurs, pacte de compétitivité, etc.). Lobjectif est de soutenir la rentabilité des firmes en pillant les richesses existantes ; alors que la dynamique économique de profitabilité sest enrayée avec la crise, il sagit de tenter de relancer les profits en espérant que linvestissement et donc les emplois suivront. Mais linscription de ce programme néolibéral dans la durée – même si la crise européenne marque un moment daccélération – suggère un changement qualitatif de la dynamique capitaliste. Le capitalisme fait face à ce que le marxiste écologiste James OConnor appelle sa seconde contradiction (la première étant la contradiction capital travail découlant de lexploitation) : il est de plus en plus incapable dassurer la reproduction des conditions de production (la nature, le travail, les infrastructures, etc.). La solution qui saffirme est alors la généralisation dune logique prédatrice qui augurerait selon certains dun post-capitalisme réactionnaire, aux airs de néoféodalisme7. La misérable mesure marchande du monde « C’est en posant dans l’échange leurs divers produits comme identiques à titre de valeurs qu’ils posent leurs travaux différents comme identiques entre eux à titre de travail humain » (Marx, Le capital, première section du Livre I). « La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du procès de production sociale quen épuisant en même temps les deux sources doù jaillit toute richesse :La terre et le travailleur » (Marx, Le capital, quatrième section du livre I). Chez Marx, le fétichisme de la marchandise est un phénomène de mystification qui masque aux êtres humains leurs rapports entre eux et leurs rapports à la nature en leur donnant lapparence de rapports entre des choses. Cette réduction du monde à la somme des valeurs marchandes est un raccourci efficace mais trompeur. Misérable. La perception de lactivité économique est centrée sur linstant de léchange, au détriment dune préoccupation pour lusage. La marchandise rend invisible les conditions de production : les caractères singuliers locaux inhérents à tout processus de production et, notamment, la violence située des rapports de production capitaliste. Cette invisibilité a pour conséquence une relative indifférence des acteurs économiques ; ils prennent leurs décisions en fonction des caractéristiques apparentes des biens relativement à leur prix. Cette focalisation sur léchange implique que les producteurs orientent leur activité uniquement sur des produits qui, daprès leurs anticipations, devraient rencontrer un pouvoir dachat. Cette réduction marchande a des effets sociaux puissants : sous leffet de la concurrence, tout ce qui ne trouve pas à se valoriser sous forme de valeur déchange nest pas produit ; tout se qui na pas de valeur déchange peut être détruit, ce qui signifie aussi que tout ce qui a une valeur déchange va être valorisé sans considération pour les circonstances singulières associées à sa production. Cela conduit, dune part, à une non satisfaction des besoins existants mais non-solvables et, dautre part, à la destruction des spécificités locales : épuisement de lenvironnement, désarticulation des configuration sociales particulières et éreintement des individualités. Coordonner la production de valeur dusage : marché, plan, communs Le projet éco-socialiste oppose à lobsession morbide de la croissance de la valeur déchange, le primat de la valeur dusage, cest-à-dire dune nouvelle forme dunification des producteurs et des consommateurs. De quelle manière une telle volonté peut se traduire en projet politique ? A mon sens, deux niveaux doivent être distingués, bien quils ne soient nullement dissociables, lun et lautre formant deux moments dun même processus. Dune part, la mécanique sociale imaginée, cest-à-dire les formes de relations sociales et économiques désirables, celles que lon peut envisager comme une poursuite radicalement autre de lexistant. Dautre part, les propositions transitoires, celles qui constituent lintervention politique transformatrice immédiate en ce quelles visent à mettre en mouvement des forces sociales, cest-à-dire quelles cherchent à rencontrer une demande politique non satisfaite de manière à lui donner une puissance dagir. Je vais seulement évoquer brièvement ici le premier niveau, la mécanique sociale imaginée. Il sagit de penser les transformations de la coordination de lactivité économique, cest-à-dire la manière dont les actions dindividus autonomes sont reliées entre elles. A grands traits, trois pôles peuvent être repérés : le marché, le plan et les communs. Le marché est un mode dinteraction régulé par la concurrence ; les travaux des producteurs ne sont validés socialement qu’a posteriori, lorsque les marchandises produites rencontrent une demande solvable. En cas d’inadéquation de la production à la demande solvable, la sanction porte du côté de loffre : cest la faillite. Cest un processus anarchique qui conduit à des gaspillages incessants, en particulier le chômage. Cependant, il tend à produire une régénération permanente du tissu économique, les firmes étant contraintes dinnover sous peine de disparaître. Consommateurs et producteurs sont ici séparés et en même temps indissolublement lié par léchange marchand. Le plan est un mécanisme qui valide a priori les travaux qui vont être réalisés. Cest un processus organisé qui comporte deux temps : dune part la révélation des préférences collectives (comment se passe la « commande » de ce qui va être planifié et produit) ; dautre part, lexécution de la commande (la mise au travail et lorganisation de la production). Le plan est dans une certaine mesure opposé à lautogestion, puisque les collectifs de travail sont les exécutants des objectifs du plan et non les initiateurs. Néanmoins, des modalités de co-construction sont inévitables car les contraintes du côté de la production ne peuvent être ignorées par les planificateurs. Le plan vise donc, par des procédures bureaucratiques et, possiblement, démocratiques, à réunir les producteurs et les consommateurs. La stabilité quil génère en projetant dans le temps des régularités a pour contrepartie des coûts dadaptation élevés au changement et un biais en faveur de la répétition plutôt que de linnovation (comment planifier ce qui nest pas encore advenu ? Quelle place laisser à lexpérimentation ?). Le risque social associé au plan est davantage du côté de la demande ; la qualité de ladéquation de la production aux préférences collectives dépend de la manière dont celles-ci sont révélées (la formation des objectifs du plan) et du contrôle social exercé sur le processus de production. Enfin, les communs, renvoient à des valeurs dusage librement accessibles ou difficilement appropriables. Certains sont gais (les biens informationnels ; leur consommation nentraînent pas leur destruction) ; dautre sont tristes (les communs environnementaux ; leur utilisation abusive les dégrade). Du côté des communs gais, des communautés doivent se former pour les produire (wikipedia, logiciel libre..) ; du côté des communs tristes, les communautés doivent définir et faire respecter des règles pour leur utilisation. Le néolibéralisme est fondamentalement hostile aux communs ; il promeut une idéologie propriétaire qui passe par la privatisation et la marchandisation. Ce programme est intrinsèquement orienté vers la destruction de valeur dusage, ce qui pose dailleurs problèmes aux firmes elles-mêmes8. Dans le cas des communs gais, il sagit de contrôler laccès aux produits immatériels ou biologiques alors même que leur diffusion nentraîne pas leur destruction ; il sagit ainsi de garantir la valorisation des investissements privés qui leurs sont associés (brevets, droits dauteurs, etc.). Dans le cas des communs tristes, lhypothèse néolibérale pose que leur donner une valeur marchande conduira à les préserver ; mais, de fait, ce quinstaure cette logique ce nest pas un principe de préservation mais au contraire la vente dun droit à la destruction (droits à polluer, etc.). Comment travailler ce triptyque marché-plan-communs dans le cadre dun projet éco-socialiste ? Un marché régulé pour les biens de consommations serait compatible avec le développement dun secteur autogéré ; le pouvoir des firmes de modeler les préférences des consommateurs devrait être strictement encadré, notamment par une réduction drastique de la publicité et un renforcement des droits collectifs des consommateurs. Le plan devrait pouvoir se déployer dans le domaine des biens dinvestissements et des infrastructures ; il pourrait se décliner à différentes échelles (national, international, régional, local) sous forme de programmes de production pour des entreprises publiques et la fourniture de services publics gratuits (logement, transport, éducation, etc.) mais également, de manière plus indirecte, à travers un système de crédit socialisé, des taux variables permettant dindiquer des priorités au secteur marchand autogéré. Une combinaison de formes de licences globales et dassociations volontaires devrait garantir la production des communs gais ; les brevets étant libres pour lensemble des innovations issues du secteur public et de courte durée pour les autres entités économiques. Concernant les communs tristes, si des formes de réglementation sont nécessaires, la mise en responsabilité des communautés locales pour la préservation des éco-systèmes dans leur globalité devrait être privilégiée. Conclusion La décroissance est un concept qui fait mouche, mais nest quun slogan tant quil nest pas pensé dans sa relation à la dynamique du capital. Ainsi, si la croissance sépuise, le capitalisme n’a pas pour autant dit son dernier mot. La dynamique qui résulte de la mise en concurrence des capitaux à travers les échanges marchands interdit toute stagnation. Face à lépuisement du potentiel productif, cest une logique prédatrice de dépossession qui simpose pour poursuivre la valorisation des capitaux. Est-ce bien raisonnable de compter que le capitalisme nous préserve de la dégradation de lenvironnement ? Comme écrivait Aimé Césaire: « Autant se mettre devant une pierre et attendre quil lui pousse des fleurs » ! Léco-socialisme fonde son anticapitalisme sur un rejet radical du primat de la valeur déchange : réduire toute chose – personnes, animaux, plantes, biens, services, œuvres dart... – à la mesure de sa valeur marchande, conduit inexorablement à sa dégradation. Il y a là une critique fondamentale de léconomie verte et de la chimère dun capitalisme sans croissance ; cest le marqueur dune position politique particulière. Léco-socialisme pose de manière indissociable la question sociale et la question écologique ; il ambitionne de transformer la société et, donc de réorganiser léconomie, en lui donnant comme finalité la production et la préservation de la valeur dusage et non laccumulation illimitée de valeurs déchange. Cédric Durand, publié sur le site de contretemps.eu 1.Voir sur ce sujet C. Durand et P. Légé, “Over-Accumulation, Rising Costs and ‘Unproductive’ Labor: The Relevance of the Classic Stationary State Issue for Developed Countries”, Review of Radical Political Economics, 46 (1), 2013. 2.Voir Stéphane Lavignotte, La décroissance est-elle souhaitable ?, Paris, Textuel, 2010. 3.Voir par exemple : Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice, Les nouveaux indicateurs de richesse, Paris, La Découverte, 2006. 4.Le Genuine Progress Indicator est un indicateur composé à partir dune vingtaine dindicateurs de coûts et bénéfices sociaux qui permet dintégrer les effets sociaux et environnementaux de la croissance du PIB. Pour une présentation détaillée, voir : Lawn P. and Clarke C., (2006), Measuring Genuine Progress: an Application of the Genuine Progress Indicator, Nova Science Publishers, New York. 5.Sur ce point voir J.-M.Harribey (2008), “Du côté de la décroissance : questions encore non résolues. Décroissance ou Neuvième Symphonie ?”, Cahiers marxistes, 238, octobre-novembre, pp. 175-195. 6.Voir : David Harvey, Le nouvel impérialisme, Paris, Les prairies ordinaires, 2010. 7.Thierry Labica, intervention au colloque Historical Materialism, Londres, novembre 2012. 8.Voir sur notre site : Benjamin Coriat, « La crise de lidéologie propriétaire et le retour des communs »
Posted on: Sun, 20 Oct 2013 19:22:06 +0000

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