Chine : effervescence sociale, immobilisme politique Martine - TopicsExpress



          

Chine : effervescence sociale, immobilisme politique Martine Bulard Rédactrice en chef adjointe du Monde diplomatique Rédaction : 2012 L’année du dragon – celle de la puissance, selon la légende – se révèle plus difficile que ne l’avait envisagé le pouvoir. Mouvements sociaux et luttes politiques à l’intérieur du Parti communiste de Chine (PCC) ont ébranlé les schémas les plus établis. La montée en puissance de l’« ennemi intérieur » En 2011, plus de 180 000 « incidents collectifs » ont été officiellement recensés. En 2008, ils s’élevaient à 80 000 – ce que les autorités considéraient déjà comme un niveau élevé. Bien sûr, ces chiffres sont à prendre avec des pincettes : quand ils le peuvent, certains cadres passent sous silence les protestations afin d’éviter d’être mal notés par leur hiérarchie, tandis que d’autres considèrent la moindre pétition ou réclamation collective comme un « incident » à réprimer d’urgence. La discrétion des uns compense-t-elle l’agitation des autres ? Nul ne le sait. En revanche, tout le monde s’accorde sur l’évolution en cours. En Chine même, de plus en plus de cadres politiques et de chercheurs s’en inquiètent. Ainsi, en 2011, un groupe de sociologues de la prestigieuse université de Tsinghua, à Pékin, a tiré publiquement la sonnette d’alarme, soulignant la hausse continue du budget de la sécurité intérieure qui « atteint désormais le niveau du budget de la défense nationale[1]. » Autrement dit, le pouvoir considère l’« ennemi intérieur » aussi dangereux que celui de l’extérieur. Comme d’autres, ces chercheurs ont proposé des réformes, non pour changer le régime mais pour construire des lieux de confrontation et de négociations destinés à faciliter la résolution des conflits nés des « divergences d’intérêts inévitables », selon leur expression. Au premier rang de ces « Indignés à la chinoise », des paysans chassés de leurs terres avec des indemnités dérisoires ; des familles expulsées de leurs logements pour cause de spéculation immobilière ; des villageois aux prises avec un potentat corrompu ou se rebiffant contre la pollution des eaux et des terres ; des propriétaires en butte aux sociétés immobilières alliées aux responsables locaux, ou vent debout contre l’implantation d’un foyer de migrants près de leur résidence… Les protestations, d’une ampleur inégalée, concernent des populations aux motivations et aux niveaux de vie fort différents, ce qui ne favorise guère la convergence des mouvements. Une chance pour le pouvoir. Le pouvoir face à des défis économiques et sociaux inédits Toutefois, l’avenir s’annonce incertain. D’abord, le ralentissement de la croissance fragilise le pouvoir. En mars 2012, lors de la réunion annuelle de l’Assemblée nationale populaire (ANP) qui réunit les leaders communistes de tout le pays, le premier ministre Wen Jiabao a estimé que la croissance ne dépasserait pas 7,5 % en 2012 – le plus bas niveau atteint depuis vingt ans. Tant que les couches moyennes naissantes étaient assurées de leur prospérité, tant que les moins aisés pensaient que leur enfant prendrait l’ascenseur social, tant que tous rêvaient – non sans raison – à des lendemains plus faciles, le monopole du Parti communiste n’était guère contesté. Si cet espoir s’effondre, le consensus risque de craquer. D’autant que les jeunes diplômés, issus des familles les plus favorisées, éprouvent de plus en plus de difficultés à trouver un emploi au sortir de l’université. Depuis 2009, le pouvoir les pousse à s’installer dans le centre du pays ou dans les campagnes (remboursement au moins partiel des études, salaires plus élevés…), dans le but de désengorger le littoral et les grandes villes. Le souci est louable, la réalisation reste symbolique. Lors de la réunion de l’ANP, Wen Jiabao a bien promis de « poursuivre une politique budgétaire de relance ». S’il ne manque pas de moyens (les réserves sont considérables), il ne peut, néanmoins, réitérer l’opération de la fin 2008. À l’époque, il avait injecté l’équivalent de 430 milliards d’euros dans la machine pour éviter qu’elle ne cale, alors que les exportations se contractaient pour cause de crise aux États-Unis et en Europe. Mais cela n’est pas allé sans gâchis de capitaux (investissements démesurés, spéculation immobilière...). Depuis, le pouvoir navigue – avec succès – entre restrictions des crédits (pour assainir) et injections de fonds (pour relancer). Mais combien de temps peut-il tenir ? La grande question est d’opérer la mutation du système productif, c’est-à-dire de se tourner vers le marché intérieur, tout en jouant la carte de l’innovation. D’ores et déjà, la Chine a pris un avantage dans les énergies vertes. Ses dépenses de recherche-développement frôlent les 2 % du PIB, ce qui la place juste derrière les États-Unis et quasiment au même niveau si l’on considère le nombre des chercheurs. Elle n’en est cependant qu’aux balbutiements, alors que les exportations se tassent. Pour ceux qui ont un travail, le pouvoir d’achat du salaire moyen a augmenté de 4 % à 5 % l’an ces dernières années. Dans les entreprises étrangères, qui avaient défrayé la chronique en 2010 en raison de grèves massives, les rémunérations ont grimpé encore plus rapidement. Ainsi, au début de l’année, Foxconn, le groupe taïwanais sous-traitant d’Apple (et de ses fameux iPod), a relevé de près de 20 % à 25 % le niveau général des salaires – sous la pression des travailleurs et celle des médias étrangers et chinois qui leur ont donné de l’écho[2]. Le temps où les ouvriers-paysans (mingongs) se contentaient d’assembler des pièces ou de visser des boulons sans rien dire est terminé. Ils ne se contentent plus d’avoir un revenu, heureux de pouvoir envoyer un peu d’argent à la famille restée à la campagne. La nouvelle génération – ceux qui sont nés après 1980 et les réformes économiques, et qui constituent désormais 60 % des 150 millions de migrants – n’a plus cette mentalité. Selon une étude publiée par la Fédération des syndicats (officiels), 67 % de ces jeunes ont un niveau d’éducation secondaire ou universitaire bien plus élevé que celui de leurs parents. Contrairement à leurs aînés, ils envisagent de rester en ville et de s’y intégrer. Le passeport intérieur (hukou), toujours en vigueur, leur rend la chose difficile car les droits sont associés au lieu de naissance (et non de vie). Ils ne disposent donc pas des mêmes possibilités que les urbains. Le plus souvent, ils sont méprisés par les couches moyennes qui continuent à les considérer comme de vulgaires paysans. D’où le choc plus ou moins frontal avec les directions d’entreprise et les dirigeants locaux. Ils sont en effet nombreux à se rebiffer. Ils n’hésitent plus à s’organiser ni même à s’appuyer, si besoin, sur des ONG. De plus en plus nombreuses, selon l’étude menée par la spécialiste française Chloé Froissart[3], ces dernières finissent par jouer le rôle d’intermédiaires entre les migrants et les autorités – sorte de syndicats autonomes qui ne diraient pas leur nom. Autre grand mouvement en expansion fulgurante ces dernières années : celui des propriétaires. Depuis 1949 et jusqu’à la fin des années 1990, le logement était pris en charge par les grandes entreprises (danwei) ou loué à l’administration pour des montants très faibles (aussi faibles parfois que la qualité de l’habitation). Puis les Chinois, notamment ceux des villes, ont eu le droit d’acheter l’appartement qu’ils occupaient, ou d’en acquérir un (voire deux ou trois) dans ces constructions plus ou moins prestigieuses qui ont poussé comme des champignons. Pour certains, cela représente aussi une façon de préparer les vieux jours, car les retraites demeurent très basses. Ce basculement ne s’est pas fait sans douleur. Les propriétaires ont dû affronter les sociétés de gestion (équivalent des syndics en France), lesquelles travaillent main dans la main avec le « complexe bureaucratico-affairiste qui contrôle le secteur immobilier et qui a des ramifications au sommet du Parti et de l’administration », note le sociologue Jean-Louis Rocca[4]. Certains observateurs imaginaient que ces mouvements serviraient de fer de lance de la démocratisation du pays. Espoirs déçus : au mieux, ils « visent la mise en place de lois protégeant leurs droits et leur permettant de vivre tranquilles chez eux », ajoute Rocca. Ils « font peu de cas des droits des autres catégories sociales. Les mêmes qui pestent contre l’injustice qui les frappe face à d’avides promoteurs sont aussi les premiers à protester contre la présence de foyers de migrants dans le quartier ; cette installation contribuant à faire diminuer la valeur de leur propriété et le statut de la résidence ». Chacun regarde dans son jardin. Pour autant, le mécontentement face à la montée des inégalités et à la corruption endémique se généralise, perceptible dans les réseaux sociaux, malgré la censure. Les « fils de prince » (enfants de dirigeants révolutionnaires) et leurs privilèges, les richesses ostentatoires des dirigeants irritent au plus haut point. En mars, lors de la réunion de l’ANP, les internautes se sont déchaînés, comparant la session à un « défilé de mode d’une grande maison de haute couture, vu le nombre de costumes griffés et de sacs à main de marque qui s’y exhibent[5] ». Soubresauts politiques à l’approche du renouvellement de l’équipe dirigeante C’est dans ce contexte agité de luttes sociales et identitaires (les rébellions s’amplifient au Tibet et dans le Xinjiang) que se prépare le XVIIIe congrès du PCC, qui devrait se tenir à l’automne 2012. Un congrès à certains égards exceptionnel puisque dix-sept des vingt-cinq membres du Bureau politique et cinq des neuf membres du comité permanent du Bureau politique, le cœur du pouvoir, vont être remplacés –parmi lesquels le secrétaire général et président de la République Hu Jintao et le Premier ministre Wen Jiaobo. En effet, ces postes ne peuvent être occupés plus de deux mandats, à la suite d’une décision de 1989 institutionnalisant le renouvellement des dirigeants… sous la férule du Parti qui continue à tout organiser. Du reste, on connaît déjà le nom de leurs successeurs qui, depuis plusieurs années, se sont mis dans leurs pas en devenant vice-président pour Xi Jinping et vice-Premier ministre pour Li Keqiang. Tout semblait donc aller dans le meilleur des mondes bureaucratiques, avec des débats cantonnés à la petite bulle des initiés, hors de portée du commun des Chinois… quand a éclaté, début mars 2012, l’affaire Bo Xilai, dirigeant communiste de la ville-province de Chongqing (32,6 millions d’habitants), l’un des neuf membres du comité permanent du Bureau politique, que l’on disait voué à un brillant avenir. Ayant fait de la lutte contre la corruption sa marque de fabrique, M. Bo se trouve lui-même accusé de corruption et d’espionnage des hauts dirigeants du pays, tandis que sa femme est soupçonnée d’avoir commandité le meurtre d’un affairiste anglais. Ce n’est pas la première affaire du genre. En 1995, le secrétaire du Parti de Pékin, et en 2006 celui de Shanghai, tous deux membres du Bureau politique, avaient été destitués et embastillés – non sans arrière-pensées politiques (déjà). Mais, contrairement à Bo Xilai, ils étaient honnis dans leur ville. Selon Cui Zhiyuan[6], chercheur à la prestigieuse École de politique publique et de management (équivalent de l’ENA) à Pékin, plus de deux millions de migrants ont été régularisés à Chongqing alors qu’ils travaillaient depuis plus de cinq ans dans la ville sans permis de résidence, et donc sans droits pour eux et leurs enfants. Un vaste programme de construction de logements sociaux a été lancé, réduisant la montée des prix de l’immobilier. Enfin, grand partisan du partenariat public-privé, M. Bo s’était attaché à attirer les investissements, tout en reprenant la main publique dans plusieurs secteurs (dont la construction). Si l’on en croit ses accusateurs, il aurait remplacé un clan par un autre (le sien), mais au passage une partie de la population en a profité. Ses options étaient devenues populaires malgré ses méthodes expéditives (recours à la torture, procès bâclés, peines de mort exécutées…) et sa démagogie postmaoïste (il avait remis les « chants rouges » au goût du jour). Ses frasques financières étaient-elles si étendues qu’elles ne pouvaient plus être cachées ? Ou l’élimination de cette figure « sociale » opposée à une nouvelle vague de privatisation était-elle nécessaire pour asseoir la future équipe ? Le Premier ministre n’a pas cherché à minimiser l’ampleur du séisme. « Nous sommes, a-t-il déclaré en mars 2012[7], à un stade critique. Sans une réforme politique couronnée de succès, il est impossible pour la Chine de mener à bien la réforme économique, et les gains que nous avons réalisés peuvent être perdus. » Et d’ajouter : « Je suis pleinement conscient que, pour résoudre ces problèmes, nous devons mener de front deux réformes structurelles : la réforme économique et la réforme politique, en particulier celle du système de direction du Parti et du pays. » Dans un pays où la stabilité recherchée par tous confine à l’immobilisme, la déclaration n’est pas passée inaperçue. Le « modèle chinois » revisité ? Dans le domaine économique, le pouvoir cherche à négocier un nouveau virage vers la « libéralisation », dans l’esprit du rapport « China 2030 » de la Banque mondiale et du Development Research Center of State Council (laboratoire d’idées proche du pouvoir). Il réclame tout à la fois un renforcement des dépenses collectives (santé, éducation, retraite), condition d’une plus grande efficacité, et des privatisations car le « “monopole public” dispose d’un pouvoir artificiel sur le marché, qui entrave la concurrence […]. Il diffère du monopole naturel, où le pouvoir de marché découle de facteurs structurels », et permet « une meilleure allocation des ressources ». Dans l’industrie où 57,6 % des actifs sont détenus par le privé, les migrants et autres salariés apprécient déjà ce « monopole naturel » ! Et si les groupes publics – étatisés et souvent aux mains d’une mafia – ne sont en rien la garantie d’une « harmonie » sociale, les privatisations n’ont guère fait la preuve de leur efficacité. Pas plus à Pékin qu’à Washington ou à Paris. Sur le plan de la politique, M. Wen a pris l’exemple de Wukan, proche de Canton, où la lutte des villageois a fait le tour de la Chine et du monde. À force de résistance et malgré la répression, ces derniers ont réussi à chasser le potentat local corrompu (et les mafieux avec lesquels il travaillait) et à imposer un renouvellement des élections locales. Selon le Premier ministre, « il faut poursuivre la mise en œuvre du système d’autogouvernance des villageois et assurer la protection de leurs droits légitimes à des élections directes. Dans de nombreux villages, les paysans ont montré leur capacité à réussir l’élection directe des comités villageois ; les gens sont capables de bien gérer leur village, ils peuvent bien le faire également à l’échelle du canton et du comté. Nous devrions les encourager à expérimenter avec audace ». S’agirait-il d’étendre le système au canton ou même à la province ? L’idée, avancée il y a quelques années, fut vite abandonnée, bien que le PCC soit resté maître du jeu dans ces scrutins. Le « modèle chinois » qui a permis à l’empire du Milieu de devenir la deuxième puissance mondiale arrive en bout de course. Le pouvoir reconnaît lui-même qu’un tournant s’impose. Le risque est que la nouvelle vague de mutations économiques (largement inspirées du libéralisme) submerge le pays avant même que les réformes politiques nécessaires aient vu le jour. Notes: 1. Jing Jun, Sun Liping, Shen Yuan, Guo Yuhua, « Des chercheurs chinois réclament des réformes dans leur pays », Le Monde diplomatique, juillet 2011. ; 2. Voir notamment Charles Duhigg, David Barboza, « In China, human costs are built into an iPad », The New York Times, 25 janvier 2012. ; 3. Chloé Froissart, « Les “ONG” de défense des droits des travailleurs migrants : l’émergence d’organisations proto-syndicales », Chronique internationale, IRES, n° 135, mars 2012. ; 4. Jean-Louis Rocca, « Révolte des propriétaires chinois », Le Monde diplomatique, mai 2012. ; 5. Agence France-Presse, Pékin, 5 mars 2012. ; 6. Rencontre avec l’auteur à Pékin en novembre 2011. Voir Cui Zhiyuan, « Partial intimations of the coming whole : the Chongqing experiment in light of theories of Henry George, James Mead and Antonio Gramsci », Modern China, Sage, Pékin, 2011. ; 7. Xinhua, Pékin, 5 mars 2012.
Posted on: Sun, 14 Jul 2013 04:00:36 +0000

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