"Elisa, Pauline et Caroline Bonaparte : potiches ou atouts du jeu - TopicsExpress



          

"Elisa, Pauline et Caroline Bonaparte : potiches ou atouts du jeu de whist politique napoléonien ? " Par Raphaël Lahlou. Tenter de comprendre, Mesdames et Messieurs, et peut-être plus encore : de faire comprendre qui furent les trois sœurs de Napoléon Bonaparte et quelle fut leur part dans le destin fraternel mais aussi dans la légende napoléonienne, voilà un rude pari dans un tel laps de temps. Ce pari, risquons-le ensemble ! Lors d’un colloque précédent, à l’invitation chaleureuse de Michel Vergé-Franceschi et de la municipalité de Bonifacio, j’avais voulu présenter quelques idées au sujet d’Elisa Bonaparte. Vous allez la retrouver dans quelques morceaux de mes réflexions d’aujourd’hui. Mais je vais essayer d’évoquer, aussi largement que possible, Caroline et Pauline Bonaparte. Ce trio de dames, ce brelan à la fois politique et charmeur, je l’espère, vous séduira, mais je souhaite aussi qu’il nourrisse quelques réflexions nettes, peut-être plus nuancées que celles que l’on offre généralement à leur propos. Je procéderai, si vous le voulez bien, par des remarques successives, en essayant de mélanger toujours des détails pour chaque sœur aux éléments valables en général pour leur ensemble… Et je vous indique que, puisque nous restons dans un cadre strictement méditerranéen au fil de ce colloque, je n’évoquerai pas en ce qui concerne les Murat, Caroline et Joachim donc, les duchés germaniques de Clèves et de Berg, concentrant mes remarques sur l’Italie… Commençons par un détail ajaccien. Lorsque l’on évoque la fratrie des Bonaparte, il me semble assuré que l’on pense plus souvent aux garçons de la famille qu’aux filles issues de l’union de Carlo-Maria de Buonaparte et de Maria-Letizia Ramolino. Un détail, d’ailleurs, ne trompe guère : à Ajaccio, le souvenir ou la mémoire des femmes de la famille – hors sans doute de la Mère de Napoléon –, est peu présent. Ainsi, sur la place du Diamant, la célèbre statue équestre de Napoléon, qui date du Second Empire, est entourée des statues en pied de ses frères. Pourtant, les sœurs aussi eurent un rôle public, des Etats sur lesquels régner ou faire passer les vues politiques de Napoléon. Ce détail ajaccien est peut-être révélateur, même s’il ne correspond pas à une franche tradition corse. L’île, de longue date, est une puissance matriarcale, n’en déplaise à ses grands hommes, lesquels l’admettaient et Napoléon, le premier. D’une île à une autre, d’ailleurs, la mémoire féminine de l’Empire se partage peut-être mieux : Joséphine, au prix de quelques vicissitudes, a sa statue en Martinique ; et elle est célébrée à Rueil-Malmaison. Les sœurs de Napoléon sont ignorées sur le « Continent ». Il n’y a donc pas qu’en Corse que les sœurs de Napoléon sont assez franchement ignorées, publiquement ou institutionnellement s’entend. Car dès qu’on les évoque, les souvenirs de famille, les bonheurs de lectures, les légendes aussi abondent ! Mais les sœurs sont pourtant renvoyées souvent dans la coulisse napoléonienne, en fleurs placées pour rappel dans les marges de l’épopée. Leur image, pourtant, n’est pas non plus absente, quand on se penche sur les arts de l’époque consulaire ou impériale : toutes les sœurs de Napoléon ont leurs portraits, qu’ils soient peints ou ciselés par le sculpteur, dus aussi à la plume de quelques épistoliers, écrivains ou mémorialistes du temps. Mais ces portraits les montrent dans la foule des acteurs du sacre, dans l’officiel cadre de leurs principautés, royaumes ou duchés, en famille – avec époux et enfants. Parfois seules, méditatives. Ces portraits peuvent être liés à Napoléon. Mais ils n’attachent pas en plein ses sœurs à son action, son œuvre, comme le fait la statue d’Ajaccio où les rois-frères, comme des paladins de Charlemagne, escortent l’Empereur ! Les frères sont parfois rudement jugés, mais ils sont présents dans le bronze fraternel. Il y a, volontairement ou non, une isolation, une séparation des sœurs et de Napoléon. Et qui, en somme, s’est traduite dans leur traitement par les historiens. Et, plus que d’autres figures de l’époque, les sœurs de Napoléon sont peut-être ainsi victimes de raccourcis, de facilités, passant à la trappe de trous de mémoire ou sous le couperet de jugements définitifs, loin d’être favorables. Et le détail ajaccien, en apparence innocent, qui ouvre notre propos, est plus significatif encore, sans doute, pour nos contemporains que pour les concepteurs de la statue fraternelle de la Place du Diamant. Toutes nées en Corse, les trois sœurs sont séparées entre elles par peu d’années. L’aînée des filles est Maria-Anna, qui naquit à Ajaccio en 1777 et devint en famille et pour l’avenir aussi : Elisa. Suit Maria-Paola, dite Paoletta, pour nous : Pauline donc, en 1780, enfin, la plus jeune : Maria-Annunziata, dite Caroline, en 1782. Napoléon, né en 1769, est donc éloigné d’elles par des écarts d’âges assez importants : près de huit ans avec Elisa, onze ans avec Pauline, presque treize avec Caroline. Il suit, à l’exception de Jérôme, de plus près ses frères sous ce critère : Joseph est né en 1768, Lucien en 1775, Louis en 1778, et donc Jérôme, en 1784. Cinq garçons et trois filles, enfants vivants, composent l’ensemble de la lignée du mariage Ramolino-Bonaparte, célébré en 1764. Si la famille joue un rôle politique local assez marqué et marquant, dans le giron paoliste, puis après 1769 dans le cadre d’une ascension française (le parcours de Carlo-Maria, fastueux et sinueux, est trop complexe et assez connu aussi pour qu’on y revienne ici), sous le régime monarchique, les filles n’en ont sans doute que peu conscience dans leur premier cocon ajaccien, élégant mais modeste. Dans leur niche de la strada Malerba où se dresse la maison familiale, entre le port et la vieille cathédrale, dont un oncle Bonaparte, Luciano, l’économe de la famille, est l’archidiacre. C’est aussi le parrain de la future Caroline. Et l’un des protecteurs de la maisonnée. Les trois filles perdent vite leur père, Carlo mourant d’un cancer ou d’un ulcère de l’estomac en 1785 à Montpellier, le rude oncle Luciano meurt en prenant soin des siens en 1791. Reste aux filles une mère d’environ 40 ans et énergique, Letizia. Des oncles, des cousins, des grands-parents aussi… Les frères ? Au moment de la mort du père, Jérôme est un poupon. Napoléon, élève puis officier, ne retrouvera la Corse qu’en 1786. Il l’avait quittée en 1779. Ce qui signifie que ses sœurs, hors d’Elisa, sont nées alors qu’il n’était pas près d’elles. Ce qui est aussi vrai pour Lucien, pour Louis et pour Jérôme. Vous savez aussi, Mesdames et Messieurs, la part prise par Napoléon pour soutenir sa famille, suivre les affaires, défendre les biens et propriétés paternels, et sa volonté de revenir régulièrement en Corse pour tenter ensuite d’y jouer un rôle, à la fois militaire et public. Vous connaissez son éducation à Brienne, à Paris, puis ses garnisons successives, et ses grades, ses baptêmes du feu, et ses diverses difficultés sous la Révolution et la Terreur, après la chute de Robespierre aussi, et sa remise en selle, en partie grâce à la canonnade décisives contre les menées des royalistes devant l’église Saint-Roch à Paris, en 1795. S’il devint le général Vendémiaire, sauveteur de la République, son rôle commençait seulement. L’Italie n’allait pas tarder à servir son sens de l’action et à lui révéler son ambition ou son étoile… Comment se passait cette lente évolution, entre 1777 et 1795, pour ses sœurs. Et comment passent-elles d’années corses à la découverte du reste de la France ? Elisa, jusqu’en 1792, sera élevée dans l’institution royale de Saint-Cyr, fondée sous Louis XIV par Madame de Maintenon. Elle y reçut une formation solide, littéraire, morale, pratique et artistique à la fois. Quid de Pauline et Caroline ? Elles ont commencé par suivre des leçons assez rudimentaires, à Ajaccio, dans une école religieuse. Mais elles retrouvent Napoléon, lors de ses séjours réguliers, en 1786, 1787, 1789 et 1791 ; chaque fois, il essaie de prolonger ses congés, ramène à Ajaccio des malles de livres, un peu d’argent. Et les deux filles sont entourées par leurs autres frères, dont Joseph, qui gère aussi les biens, terriens essentiellement, de la famille. A l’automne 1792, après plusieurs années d’absence, Elisa est avec Napoléon à Ajaccio, ayant quitté Saint-Cyr à la fermeture de l’établissement par les autorités révolutionnaires et républicaines. L’ensemble des sœurs vit donc de près le tumulte qui secoue la Corse, les divisions entre paolistes, royalistes et jacobins. Et la famille Bonaparte n’échappe pas à des louvoiements, des évolutions. On respecte d’abord le vieux général Paoli ; mais Lucien, en Provence, s’est enflammé, il a dénoncé en tribun maladroit les ambitions supposées, les trahisons affirmées par lui, du vieux chef corse. Cela est remonté jusqu’à la Convention, malgré le frein tenté par Napoléon lui-même. La situation des Bonaparte à Ajaccio sera dans quelques mois impossible ; dans le collet tragique d’une guerre civile, division entre générations et formes d’un même patriotisme corse, ils gagneront le Continent en hâte. L’éducation des sœurs de Napoléon et de ses plus jeunes frères n’a pas été jusque-là continentale, ni poussée : même si Pauline, par exemple, parle et écrit couramment le français ; sa langue d’émotion sera plus naturellement l’italien. On va bientôt passer en fait des temps difficiles à ceux des mariages et du pouvoir. Pour Caroline –qui s’appelle encore Maria-Annunziata, ou Marie-Annonciade, mais va devenir Caroline volontairement probablement en 1795 (est-ce en souvenir de son père, si peu connu d’elle, disparu dix-ans plus tôt) –, l’éducation est relative aussi, elle se passe quelques temps par un complément reçu à Marseille, à partir de 1793, dans l’école d’une certaine Madame Dudon. A vrai dire, les sœurs Bonaparte sont plongées dans une époque et un monde renversés : où l’on meurt pour un soupçon politique, pour une peccadille. Il s’agit d’abord de survivre avant que de s’instruire. A mesure, cependant, que le renom de Napoléon grandit, depuis Toulon jusqu’en Italie, les sœurs voient venir vers elles une foule de prétendants. Que le général parfois écarte vivement, comme Fréron, ou avec quelque regret, comme Junot ! Ou le mélange des deux mouvements : comme Murat dans un premier temps… Les sœurs de Napoléon, hors d’Elisa, ne connaissent rien de la France. Et la France d’Elisa n’était pas celle de la Révolution, mais de l’Ancien Régime. Les trois sœurs peuvent donc apparaître datées pour l’une, immature pour les autres. Notons aussi, malgré son degré réel d’avancement par rapport à ses sœurs, que l’éducation d’Elisa restait inachevée à cause des troubles révolutionnaires. Méditerranéennes par leur famille et leurs attaches corses, vécues, elles restent de fait, dans un cadre de vie qui, même devenu continental et non insulaire, reste encore largement méditerranéen, entre Marseille, Toulon, Antibes ou Nice, et à nouveau Marseille ; c’est encore un monde latin, agité et violent, mais bien sensiblement proche de leur passé corse. Pour elles, il n’est pas question de Paris. C’est dans le sillage du conquérant de l’Italie que les sœurs trouveront finalement leurs époux ; Elisa, d’abord, épousera un officier ajaccien, Félix Baciocchi. Quelques années plus tard, ils auront tous deux à gérer, elle surtout (Félix n’étant en somme qu’un prince-consort doublé d’un relatif conseiller militaire, même si son nom n’est pas minoré, c’est bien Elisa qui jouera le rôle central, politique, intellectuel, direct, artistique et de détail, à Lucques et Piombino, puis à Florence). Est-ce d’ailleurs cette raison : celle de maris parfois plus imposés que choisis par elles, mais surtout : étant régnants à leurs côtés ou nominalement, sur le papier seulement, parfois plus qu’elles, qui explique l’absence des sœurs sur le monument d’Ajaccio ? C’est en tout cas, bien sûr la marche progressive de Napoléon d’une puissance militaire irrésistible vers un pouvoir complet en France et sur une large partie de l’Europe qui explique, au-delà des mariages de ses sœurs, leur association à sa politique, à celle de la France impériale surtout. Quelles furent les formes de cette association, de cette fraternité monarchique née dans l’Empire révolutionnaire et qui fut exceptionnellement féminine, voire parfois, féministe ? Et quels furent les pouvoirs des trois sœurs de Napoléon, dans leur couple, sur leurs Etats, par rapport à leur frère Napoléon et au reste de la fratrie ? Avant de considérer la gestion de leurs Etats respectifs, il faut peut-être en arriver à considérer que, pour les sœurs de Napoléon, le mariage est aussi un état, sans majuscule. Un fait, une nécessité et une situation. Deux de ces mariages se sont concrétisés religieusement, en même temps, en Italie, au quartier-général de Bonaparte, au château de Mombello, en la chapelle Saint-François. Celui d’Elisa, l’aînée, avec Baciocchi donc, et de Pauline, avec le fringuant général Victor Emmanuel Leclerc, le 14 juin 1797. Le mariage de Caroline fut plus difficile à décider que celui de ses autres sœurs. C’est lors de ces cérémonies et de leurs suites, près de Milan donc, que Caroline rencontra Joachim Murat. Et s’éprit de lui. Mais Napoléon craignait les séductions de Joachim : il lui reproche aussi des incartades politiques, des liens avec Barras en particulier. Et il voyait en sa sœur Caroline, qui n’avait que quinze ans et restait aux yeux des siens « la Cendrillon de la famille », soit, malgré sa beauté et son charme précoce, une jeune fille dont l’éducation était insuffisante. Elevé chez les lazaristes, un temps destiné à la prêtrise avant de briller dans les armes, le Gascon devenu prétendant, flatté par l’admiration que la sœur du général Bonaparte lui portait, et s’éprenant lui aussi pour une fois sérieusement, s’informe auprès de Letizia. Bonaparte n’est pas favorable : le bel officier était courageux, ambitieux, il ne manquait pas de formation intellectuelle, mais il avait aussi des tocades intimes et sensuelles agitées, et Bonaparte, qui en avertit Joséphine, n’ignorait rien. Il fut donc décidé que Caroline serait confiée, à Saint-Germain à une Maison d’éducation. Celle de la célèbre Madame Campan ; à la fois pour l’éduquer mieux et pour l’éloigner assurément un peu du trop sémillant Joachim Murat. Avant de découvrir ce nouveau monde parisien, elle se fixe brièvement à Rome, près de son frère aîné Joseph, promu ambassadeur. Avec lui, elle est notamment reçue par le pape, et, surtout commence à observer de près les événements italiens. Elle assiste à la révolte romaine qui conduit à la mort du général français Duphot, qui s’était épris un temps de sa sœur Pauline et devait, au lendemain de sa mort épouser Désirée Clary, amour de jeunesse de Bonaparte, belle-sœur de Joseph, qui s’unira finalement Bernadotte. Nous sommes en décembre 1797. Caroline, devant l’émeute déclenchée par les Romains fidèles au Pape, doit fuir avec Joseph la Ville éternelle. C’est au retour de ce drame intensément vécu qu’elle sera expédiée chez Madame Campan, début 1798. Elle s’y liera d’une franche amitié avec Hortense de Beauharnais, la fille de Joséphine, qui y pensionne depuis trois ans. Caroline reste une pensionnaire amoureuse de Murat, et fait tout pour espérer le séduire définitivement et surtout convaincre son frère de la laisser l’épouser ! Elle trouvera en Hortense une alliée scolaire et une confidente de ses profonds sentiments... Bonaparte est alors en Egypte. Il y a emmené Joachim Murat, rude cavalier et bon sabreur. A son retour, les événements vont s’emballer. Caroline, dont le visage angélique dissimule un caractère fort, bien net, est belle sans avoir la perfection à couper le souffle de Pauline, elle est d’une grande intelligence, mais non éduquée encore, et c’est Elisa qui, à raison d’ailleurs, passe pour un esprit remarquable, comparable par bien des angles à celui de son frère Napoléon. Caroline, isolée dans sa pension, dans les premiers temps se sentait laissée pour compte. Elle avait tort. Son frère avait pour elle une vraie estime. Mais ne la jugeait pas encore prête à s’engager dans quelque destinée extérieure à la famille, sans doute. On a un peu trop dit du reste que Murat devait sa gloire à son mariage avec Caroline. S’il lui devra assurément de devenir roi, il n’a pas dû à Caroline son titre de général divisionnaire gagné en Egypte, ni le rôle de héros du coup d’Etat et coup d’éclat de Brumaire. Mais il est toujours épris de Caroline à ce moment-là, et il prend soin de la prévenir du succès grâce à quatre grenadiers mandatés auprès d’elle dans la Maison d’éducation de Madame Campan. La nouvelle secoua les élèves, et l’éducatrice émit des réserves quant à la manière brusque et toute militaire d’annoncer une semblable affaire. Murat, lui, avait encore marqué quelque avantage dans le cœur de Caroline. Au vrai, cependant, Bonaparte renâcle encore. Il envisage de faire du général Moreau, son rival, vétéran des campagnes glorieuses du Rhin, son beau-frère. Soutenu par Joséphine, par Bessières, Murat, gagnera la partie : au début de 1800, il épousera Caroline. Les deux époux ont quinze ans d’écart. Napoléon, lui, regrette ce « mariage d’amourette, fait par deux cervelles enflammées qui ne consultent que le volcan de l’imagination. » Et le Consul de la République pressent les limites du bouillant officier. Mais il a cédé. Entrées toutes les trois dans la logique du mariage, les sœurs de Napoléon suivent leurs maris respectifs avec plus ou moins d’entrain… Traçons à grands traits leurs personnalités et situations jusqu’à l’Empire. Et nous examinerons ensuite leur situation politique de l’Empire aux exils. Envisageons-les d’abord ensemble, puis par des détails qui les concernent séparément. Hors de leur âge assez proche, quels sont les éléments que les trois sœurs ont, pour leur personnalité, en commun ? Une belle finesse psychologique et une vraie précocité, parfois aussi en matière de jugement, de jugement les unit, et le fait est également vrai pour Pauline, avant même son mariage avec Leclerc, ou celui, après son veuvage, conclu avec Borghese. En effet, il a été souvent commodément dit que Pauline était un oiseau charmant mais simplement volage, sans grande capacité intellectuelle, et qu’on lui passait tout, dans sa famille, parmi ses proches, ou chez certains de ses contemporains à cause de sa grâce, de sa beauté stupéfiante et de sa gentillesse, charmeuse. Le portrait est faussement flatteur, envisagé ainsi, mais il s’impose aussi par un simple constat : Pauline, à la différence de ses deux sœurs, quoique devenue en 1806 duchesse de Guastalla, un petit Etat sur le Pô, ne règnera jamais ; et elle revendra quelques années plus tard (en conservant son titre ducal) son fief au royaume italien de Napoléon. Son pouvoir à elle, à la fois immature et généreux, c’est un art de la séduction. Pauline est fort jeune mêlée à des événements graves, depuis les tumultes vécus en Corse. Et comme ses sœurs, elle grandit vite, moralement, face aux épreuves. Du jugement, elle en a, ou elle s’en persuade. Et n’hésite pas à le faire savoir à ses proches, ainsi, sur l’idée du mariage, elle déclare, à la veille de son union avec Leclerc qu’elle appelle de ses vœux l’amour plus que le mariage, qui n’est qu’un état forcé pour les femmes, leur condition n’ayant pas encore eu favorablement de prise de « prise de la Bastille et de 14 Juillet ». Féminine plus que féministe, cependant, elle sera assez heureuse avec Leclerc : et l’accompagnant dans la rude et fatale campagne de Saint-Domingue, elle fera preuve d’un vrai courage physique et moral. Assurément, elle pleura son époux, emporté sur place par la fièvre et son deuil sera spectaculaire. Elle aura avec lui un enfant, Dermide-Louis-Napoléon, qui mourra tout jeune ce qui la touchera plus encore. Bientôt, elle rencontrera le prince de vieille famille romaine, et l’épousera pour mener cependant une existence assez volage, entre Rome, Turin ou Paris. Les époux vivront assez vite séparés, et Pauline multipliera les amants, les incartades. En ce sens, si elle n’apporte pas de poids politique ou de soutien à la politique de son frère, du Consulat à l’Empire, de quelle façon lui est-elle utile ? A dire vrai, les sœurs de Napoléon lui sont utiles depuis les années parisiennes et le départ de Corse, spécialement en l’accompagnant à Paris, et en participant aux fastes de son ascension. Une exposition en cours à Ajaccio, au Musée national de la Maison Bonaparte, montre bien, Mesdames et Messieurs, la proximité familiale et le goût fastueux mais sûr des Bonaparte, dans leurs achats de demeures et d’installations à Paris ; ils se tiennent serrés les uns près des autres, mais surtout, dans les hôtels particuliers les plus luxueux et beaux du point de vue architectural de Paris. Ces palais, à quelques ambassades et ministères près, ont pour l’essentiel était détruits dans le cours du dix-neuvième siècle et les années du siècle suivant. Si Elisa avant de régner à Piombino et Lucques fut proche de son frère Lucien et veilla sur les artistes et les réceptions de ce dernier devenu ministre de l’Intérieur, Pauline rivalisa avec Joséphine comme ordonnatrice des fêtes consulaires et impériales. Et Caroline, logée à l’Elysée avec Murat, au gré de sa carrière militaire dans la capitale, jouait aussi ce rôle d’atout mondain. Cela resta vrai pour chaque sœur, soit régnante, soit suivant leur mari (Borghèse comme gouverneur général à Turin pour Pauline) dans leurs possessions italiennes. Bien sûr, en ce qui concerne Pauline, la séduction prit les allures d’un mythe parfois provocateur : c’est ainsi que l’on peut considérer le fameux hommage de marbre réalisé par Canova la montrant nue, allongée et splendide, en Vénus Victrix, chef-d’œuvre exposé en 1808. Si les conseils de Napoléon, de modération et de sagesse en ménage ne devaient guère être écoutés par Pauline, qui multiplia les frasques et les amants (Alexandre Dumas évoque, au château de Montgobert où il la vit enfant, une boîte de bonbons aphrodisiaques ; Garibaldi se souviendra de l’avoir vue à Nice ; elle y cause en effet quelques scandales sentimentaux ou de badinage), elle resta fidèle à son frère… Peut-on en dire autant pour les deux autres sœurs ? Elles non plus ne manquent pas de courage, ou de détermination. Elisa est une tête politique bien posée, qui depuis 1805 et jusqu’en 1814, n’aura de cesse de réformer, d’organiser les Etats confiés par son frère où elle succède avec brio à d’illustres branches italiennes, dont la famille des Médicis. Comme ses sœurs, elle est aussi passée par Paris, dont elle a séduit les artistes et qu’elle apprécie. Mais comme elles deux, elle est restée profondément méditerranéenne : elle vivra entourée de Corses, de tous horizons politiques (des magistrats réformateurs aux tendances royalistes comme Vidau, d’Oletta, qui finira comte papal ; des fidèles de la première heure de la famille, comme le diplomate Abbatucci, qui sert aussi et surtout Caroline et Murat, et défendra les intérêts de tous les Napoléonides en exil). Caroline, prenant modèle sur Elisa, organise à Naples des écoles pour jeunes filles, et prenant à partir de 1808 avec Murat, la suite napolitaine de Joseph devenu roi d’Espagne, elle contribue à réformer puissamment les cadres juridiques, étatiques, économiques et industriels du vieux royaume bourbonien des Deux-Siciles. A Naples, Caroline et Murat sont plus encore entourés de soutiens corses qu’Elisa ne l’est sans doute en Toscane ou à Lucques et Piombino. Cela obéit, pour Naples, à une vieille tradition d’asile donnée aux patriotes corses tout au long du dix-huitième siècle, et comme à Venise et dans d’autres Etats italiens, dont Rome, cité dans laquelle Pauline évoluera aussi de manière plus capricieuse lors de brefs rapprochements avec son complaisant époux Borghèse, à des traditions militaires des Corses ou encore à leurs liens anciens, voire antiques avec la Papauté… Ces soutiens corses ne manquent pas d’ailleurs à Napoléon lui-même, et dans l’ensemble de sa vie. Ce qui est vrai aussi tout au long de son règne et pas seulement au sein de son royaume d’Italie, et jusqu’au terme de son périple terrestre, à Elbe d’abord puis à Sainte-Hélène. Puisque Pauline n’a pas régné, sa figure est-elle plus négligeable ? Assurément pas. Car elle reste très proche de son frère Napoléon, lui montrant une fidélité inébranlable. De manière générale, on peut dire que si Pauline n’a pas régné, elle a été à Paris, à Guastalla elle ne s’est jamais rendue mais elle s’est néanmoins parée du titre, elle a été à Turin ou à Rome, une puissance en représentation. Ses deux autres sœurs ont régné, avec succès en revanche, et elles ont donc tenté de devenir des puissances politiques. Du point de vue réformateur, les règnes de Caroline et Joachim sont assez comparables avec les règnes d’Elisa et Félix (la partie jouée par celui-ci étant d’un violoniste limité, et Elisa s’entretenant en principe seule, directement par lettres avec son frère, ses ministres : elle défend ardemment ses Etats, leur économie, leurs arts, leurs manufactures, elle met en valeur tout ce qui peut l’être à Lucques et Piombino, du point de vue architectural, botanique, touristique ; en Toscane aussi, elle réforme tout, les routes, les installations hôtelières, suscite des efforts agricoles, un véritable thermalisme moderne aussi). Mais à Naples, il faut le dire, les Murat héritent d’un Etat bourbonien puissant mais qui avait été vidé de tout par les princes délogés. Joseph Bonaparte, en 1806, était devenu roi à Naples et en principe des Deux-Siciles (mais la Sicile restera toujours hors de portée de Joseph comme de Murat), où les Bourbons s’étaient réfugiés avec les Anglais. Nommée avec son mari au trône de Naples en 1808, Caroline règne moins directement qu’Elisa : son mari entend bien être roi aussi, et surtout. S’il saura au long de son règne se faire aimer de ses peuples napolitains (rappelons que ce royaume couvre alors toute l’Italie du Sud et que Naples même compte plus que 400 000 habitants ce qui en fait l’une des principales capitales de l’Europe, et pour Stendhal un peu plus tard, la capitale de l’Italie et de la Méditerranée (toutes les autres villes n’étant pour lui comparables qu’à des équivalents lyonnais améliorés), Joachim Murat est un cas qui appelle bien des appréciations complexes… Si Elisa a réformé ses Etats, appliqué le code napoléonien, instauré des établissements d’éducation, des hospices, des hôpitaux, les Murat ne seront pas en reste. Et pour le décor et le décorum des palais et jardins de l’Italie sudiste non plus. C’est là un rôle dévolu en large part à Caroline, mais Joachim lui-même s’intéresse aux jardins, aux palais : il a le goût (oriental, dira Balzac et abusif, tout en reconnaissant son courage) du luxe, et avec le peuple napolitain le sens des séductions, de la bonhommie et de l’ostentation. Mais il y a des différences cependant entre les règnes politiques des deux sœurs ; elles sont entourées toutes deux de personnels italiens, et de Français, qui peuplent, venus des institutions parisiennes, les administrations des deux royaumes, les ministères. Toutes deux aussi sont puissamment appuyées, militairement administrativement, dans toutes les places clés de leurs capitales et provinces, par des Corses. Il y a cependant à Naples, plusieurs nuances : les Murat succèdent-là à Joseph, donc un membre immédiat, direct, de la famille. Et qui lui aussi, à coups de grands et petits décrets, avait eu une vraie frénésie réformatrice, notamment pour abattre la vieille féodalité. Elisa avait des successeurs bourboniens, ou plus même les Médicis. Naples restait en somme une affaire de famille. Le poids de Joachim dans le couple n’est pas le même, et il s’emporte souvent contre Napoléon, refusant d’avoir, comme Louis Bonaparte en Hollande, son royaume accroché ou annexé par la France et à devoir faire face à une abdication personnelle. Notons aussi que si Joachim et roi et gouverne, sa femme si elle ne siège pas au conseil d’Etat, si elle n’opère directement dans toutes les institutions du royaume, impose sa signature sur bien des décisions générales et de détails entre 1808 et 1815. Longtemps Caroline devra tempérer les choix de Joachim qui organise dans son royaume un vrai parti napolitain, jouant notamment la carte du Génois Maghella contre Salicetti, ce Corse redoutable, ministre et administrateur tout puissant, que Napoléon admire, et que Murat sans doute craint, et qui mourra en 1809, dans d’étranges circonstances, au sortir d’un dîner chez le préfet génois Maghella, qui, lui, finira par trahir tout le monde entre 1813 et 1815… Bien des Napolitains proches de Murat reviendront aux Bourbons. Hors des Corses, bien sûr. En Toscane, en revanche Vidau ou le policier militaire Mariotti, eux, en 1814 et 1815, reviendront aux Bourbons… Caroline s’appuie sur un parti qui accueille certes les Napolitains, mais se veut français. Et les Corses, qui sont plusieurs milliers au service napolitain, jouent un grand rôle dans les deux partis en question. Mais, si Elisa demeure fidèle à Napoléon, si elle essaie entre 1813 et 1814 de le soutenir encore militairement malgré les moyens limités dont elle dispose en Toscane, Caroline se trouve engagée, sans aucun doute, dès 1813 et jusqu’en 1815, avec Fouché présent en Illyrie et à Naples brièvement, entre 1813 et 1814, dans les troubles négociations de son mari, et le couple est piégé par les Anglais et les Autrichiens, dont Metternich. Caroline ne sera d’aucune aide à son frère au moment de sa première abdication, de son intermède elbois. Le retour de Napoléon puis sa chute ne sauveront pas le royaume napolitain de Caroline et de Joachim. Celle-ci sera isolée par l’Autriche, en 1815, destituée, un temps captive, comme le sera aussi Elisa. Elle n’apprendra qu’avec décalage l’épisode tragique du Pizzo qui s’achève par la mort de Joachim. Avec la chute du système napoléonien, le dernier exil de l’Empereur, que peut-on conclure sur cette question du trio régnant et féminin de la famille, Mesdames et Messieurs ? Que l’ensemble des sœurs en exil restera soutenu, comme le reste de la famille impériale, dont Madame Mère et ses fils (en particulier Jérôme) par des Corses fidèles, anciens diplomates napolitains en service à Trieste, anciens militaires, avocats, etc. Que des questions d’argent, après la mort de Murat et de Pauline (en 1825) envenimeront les rapports des survivants en partie. Mais quel bilan politique faire ? Elisa et Pauline (partageant l’exil elbois et essayant de se faire admettre à Sainte-Hélène, offrant ses diamants à son frère, et défendant sa cause et sa vie auprès des Alliés) défendirent et soutinrent Napoléon jusqu’au terme de sa vie. Elisa, en mourant en 1820, lui montra, dira-t-il, le chemin… Pauline, si volage et passionnée, l’aidera constamment… Caroline, est, en 1818, jugée « anti-famille et anti-française » par son frère Jérôme, dans une lettre à Elisa. Murat, grisé mais aussi sincèrement passionné par l’Italie, aimant les Napolitains, cherchant à devenir le héros de l’Italie libre et perdant tout, et jusqu’à la vie, Murat trahi après avoir été parfois traître, n’est pas une figure indigne d’attachement. Si le couple qu’il forma avec Caroline fut souvent orageux, cette dernière l’a cependant aimé, au point d’en épouser les fautes, les erreurs tactiques, après avoir tout fait pour les contrebalancer, les limiter. Au final, elle aura peut-être choisi davantage son mari et ses Etats que son frère. Mais, mourant plus tard que Napoléon en ses sœurs, à cinquante-sept ans, en 1839, elle aura quelque consolation sous Louis-Philippe. Notons cependant que les héritiers de Murat furent très proches de Napoléon III… Mais indiquons encore que les sœurs sont absentes d’Ajaccio, sur les statues, comme d’ailleurs dans la chapelle impériale… Toutes reposent en Italie… On le voit, atouts de charmes et d’intelligence ou atouts de séduction pure, les sœurs de Napoléon, pour deux d’entre elles au moins, furent de forts instruments politiques dans le système napoléonien, pour le meilleur souvent – avec Elisa –, parfois aussi pour le pire dans le cadre si singulier de Naples ! On sait que si Elisa fut jugée par tous intelligente et politique – elle l’est plus encore en Italie qu’en France –, Caroline le fut aussi, très tôt, notamment par son frère à Sainte-Hélène (« Elle était née reine… ») mais aussi par Metternich, qui considérait qu’elle avait un esprit peu commun, capable d’avoir étudié « à fond le caractère de son frère, sans se faire d’illusion sur aucun de ses défauts, ni sur les risques que courait sa fortune. » Ambitieuse, Caroline reste néanmoins pour Cambacérès : « Pour le jugement, elle tenait la solidité de sa mère, et de l’obstination de Napoléon dans l’exécution de ses vues. La princesse Caroline avait le goût des affaires. Elle était, de toute la famille la plus portée à s’occuper de la politique intérieure et extérieure… » Après de tels aperçus, qui mériteraient plus de longueur et largeur, de nuances aussi, on comprendra combien on ne peut voir dans les sœurs de Napoléon des potiches, ou selon le mot de Lucien Bonaparte, dans les membres de la famille Bonaparte, dans la fratrie complète des « pygmées ! » Contrairement au mot de Michelet, ce ne sont pas les femmes qui, décidément, perdent les Empires. Mais parfois leurs maris… Laissons le dernier mot à Napoléon lui-même : « Caroline, Pauline, étaient comme des enfants lorsque j’étais le premier homme de France. » RL. Conférence du Samedi 11 mai à Bonifacio. Espace Saint-Jacques, colloque de la Quinzième Journée universitaire.
Posted on: Tue, 09 Jul 2013 14:49:26 +0000

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