Extrait de Risquer la liberté de Fabrice Midal Le 3 janvier - TopicsExpress



          

Extrait de Risquer la liberté de Fabrice Midal Le 3 janvier 1889, alors quil séjournait à Turin, Nietzsche voit sur la Piazza Carlo Alberto un cocher qui roue son cheval de coups de fouets. Nietzsche se précipite, prend lencolure de lanimal entre ses bras et éclate en sanglots. Foudroyé, il seffondre au sol. Il ne se relèvera plus. Les dix années suivantes, il les passe dans un état de claustration. Sa pitié pour un cheval aura été son dernier acte conscient. Rilke en 1906 se promène avec une amie au jardin du Luxembourg. Ils y rencontrent devant la grille une vieille femme qui mendie. Ses yeux ne se lèvent jamais vers les passants, aucune prière ne sort de ses lèvres. Elle mendie, le dos rond toujours couvert dun fichu noir. Rilke a lhabitude de déposer dans ses mains une aumône. La vielle femme, sans lever la tête, ne dit jamais un mot de remerciement, et tous les passants sont logés à la même enseigne. Ce jour-là, lamie dit à Rilke : Elle est peut-être riche et a une cassette comme lHarpagon de Molière. Rilke ne répond quavec un léger regard de reproche. Puis, les voilà devant la mendiante qui vient juste de sinstaller dans sa pose de misère, sans avoir encore rien reçu. Rilke sincline devant elle, avec respect, et il dépose une rose sur les genoux de la vieille. Celle-ci lève alors les yeux sur Rilke et, dun geste prompt, lui saisit la main, la baise et sen va à petits pas usés - sans mendier davantage ce jour-là. Ce fut pour la jeune femme une immense leçon. Rilke, écrivit-elle, rendait les êtres beaux, leur suggérant des gestes descendus directement de la plus haute noblesse. Rilke et Nietzsche nont pas décidé, par raisonnement dêtre bons. Ils ont été appelés du plus profond de leur être à répondre à la souffrance. Ils nont pas pu faire autrement. Leur ouverture à ce qui blesse était trop vive. Lorsque nous voyons un enfant tomber et se faire mal, un haut-le-coeur nous étreint. Nous pouvons ensuite décider que nous nen avons rien à faire, que ce nest pas notre problème et que peu importe sil est blessé. Mais nous avons été touchés à la racine de notre être. Être fidèle à cet ébranlement -qui peut être ténu- tel est le chemin. Voilà pourquoi les êtres humains prennent soin des leurs lorsquils sont fatigués ou malades. Parce que cette blessure est le lieu de lamour. Lui être loyal est cette manière dont lhomme peut réussir à être humain. Le seul geste juste est celui qui vient sans que personne ne puisse sen vanter. On nimagine pas Nietzsche se faire, comme nos gardiens de la vertu, photographier devant le cheval pour montrer quil a du coeur ou justifier son acte par quelque raisonnement brillant. Un mouvement irrépressible le saisit. La tâche de lhomme est darrêter de couvrir, de recouvrir, de nier cette ouverture de grande tendresse qui ne demande, en lui, quà venir au jour.
Posted on: Thu, 24 Oct 2013 18:56:41 +0000

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