I. Le travail comme nécessité On a coutume en - TopicsExpress



          

I. Le travail comme nécessité On a coutume en paléoanthropologie de considérer la présence dobjets taillés, un silex biseauté par exemple, comme le signe dune présence humaine : un homme a vécu là, qui a pris la peine de transformer, dans un but déterminé, des choses naturelles en outils de travail, interposant ce faisant entre lui et le monde naturel des objets conçus de toutes pièces et en ce sens artificiels. Pourquoi donc ? On peut à bon droit penser quune telle peine na rien de gratuit, au contraire. Après tout, lhomme, comme tout être vivant, doit assurer sa survie dans une nature au pire hostile et au mieux indifférente. Entendons par là quil a un certain nombre de besoins vitaux quil lui faut satisfaire sous peine de mort ; et en ceci, il ne se distingue pas des autres animaux. Seulement, comme le remarquait Platon dans le Protagoras, alors que la nature a doté ces derniers dinstincts sûrs guidant sans erreur possible leur comportement et dorganes à même de leur servir doutils naturels (pinces, crocs, becs, etc.), lhomme est nu et comme démuni de tout avantage naturel pour se conserver lui-même. Cest pour ainsi dire à mains nues quil se mesure à son milieu : lhomme, au sens propre, ne peut compter que sur ses doigts. Proie faible et sans défense, prédateur lent et malhabile, il serait promis à la disparition biologique pure et simple sil nétait capable dinterposer des outils entre lui et le monde, de transformer par son activité technique ce qui lentoure, et de plier ainsi la nature à ses besoins. Lhomme est le seul être vivant à ne pas sadapter à son milieu, mais à adapter son milieu aux exigences de sa propre survie, et cest le travail qui est tout à la fois le moteur et le vecteur de cette adaptation. Aussi semble-t-il dicté par la plus élémentaire des nécessités, la nécessité vitale : travailler, cest justement produire ce que la nature ne fait pas toute seule et produire ce sans quoi ma propre survie serait compromise, sinon menacée. Les vêtements ne poussent pas tout seuls et jen ai pourtant besoin pour me protéger des rigueurs climatiques : il me faudra alors les tisser, et cela, nécessairement. Cultiver la terre, élever des animaux, bref, gagner son pain à la sueur de son front, telle semble donc bien, comme nous le rappelle la Genèse, la nécessité contraignante à laquelle lhomme doit se soumettre. Alors, si la fabrication dinstruments de travail est une marque spécifique de lhumanité et si cette production obéit avant tout à une nécessité dordre vital à laquelle lhomme ne peut se soustraire sous peine de mort, voilà lhumanité placée demblée sous le signe dune servitude ou dune dépendance native : travailler ne relève pas dun libre choix, mais de la nécessité la plus contraignante qui soit ; cest bel et bien une question de vie ou de mort. Davantage même : tout travail, en tant quactivité fabricatrice, suppose une technique dont je ne décide pas et à laquelle je dois me soumettre nécessairement. Alors, non seulement je travaille par nécessité, mais encore, la façon même dont je produis ce que je veux produire nest pas remise à mon libre choix. Et comme il est bien évident que je ne saurai jamais maîtriser à moi seul toutes les techniques nécessaires à la production des objets dont jai besoin, le travail va se diviser et se spécialiser : telle est du moins lhypothèse envisagée par Platon au deuxième livre de la République. Lhomme va cultiver des champs, mais il faut à lagriculteur des outils, dont la production réclame elle aussi certains savoir-faire particuliers : aussi faudra-t-il des forgerons, des menuisiers, etc. Ce quil faut ici remarquer, cest que le travail génère alors de nouveaux besoins, qui pour être satisfaits réclameront à leur tour un travail spécifique. Ainsi, des besoins de plus en plus divers expliquent-ils une diversité de métiers elle-même toujours accrue : se dessine alors une communauté déchanges où chacun participe, à son ordre et mesure, à la satisfaction des besoins de tous. Le travail devient alors le fondement du seul véritable lien social, le commerce et les échanges : la satisfaction de mes besoins dépend dautrui, mais la satisfaction des siens dépend de moi. Or chacun dépendant ainsi de tous les autres, aucun nest plus le maître de personne. Si donc nous travaillons par nécessité, cette nécessité permet dune certaine manière à chacun de se libérer des autres : entre les hommes, les relations qui ont cours ne sont plus de subordination, mais de coopération, au point que les individus peuvent désormais à bon droit se définir par leur fonction, cest-à-dire par leur emploi (le boulanger ou linstituteur). Selon la thèse dAdam Smith, le travail est donc une nécessité à la fois naturelle et sociale : ne pas ou ne plus travailler, cest tout à la fois être menacé dans sa survie et dans son statut de membre de la communauté humaine ; cest risquer de perdre tout à la fois sa vie et sa liberté, puisque cela revient à remettre la satisfaction de ses besoins vitaux aux bons vouloirs dautrui. Sans doute faut-il accorder ce point à la position utilitariste : que le travail soit une nécessité, cela ne signifie pas pour autant quil constitue un obstacle pour ma liberté ; bien au contraire : il est peut-être le seul moyen humain daccéder à la liberté. Cest cependant le concept de liberté engagé ici qui fait question : car enfin, autre chose est de dire que la multiplication des désirs accroît la dépendance de chacun envers tous les autres, autre chose est daffirmer quil sagit là dune libération. Certes, le fait quautrui ait besoin de moi autant que jai besoin de lui, cela maffranchit de sa tutelle ; mais il nest pas de maître plus tyrannique que le désir lui-même : si ma liberté se résume à la recherche sans limites de la satisfaction de désirs eux-mêmes illimités, que mimporte alors dêtre libéré de lemprise dautrui ? Que mimporte en effet si cest pour devenir lesclave de moi-même ? Le reproche est finalement platonicien : dune part, il nest pas certain que la vie en commun se résume à faciliter les échanges et la coopération économique ; dautre part et surtout, il est tout aussi incertain que la satisfaction des désirs soit en elle-même une libération. Peut-être la liberté dont le travail est la promesse est-elle plus et autre : si le travail me permet déchapper à la domination dautrui tout en me rendant dépendant de mes semblables eux aussi au travail, il faudrait sans doute prendre au sérieux la maîtrise quil me permet dacquérir aussi bien sur la nature que sur moi-même. II. Le travail comme libération Le travail est certes le seul moyen que lhomme ait dassurer sa survie : si nous travaillons, cest donc bien par nécessité, et même par une nécessité qui est naturelle avant dêtre sociale. Cest alors la liberté humaine qui se trouve, semble-t-il, compromise. Pourtant, ainsi que le montre Hegel, mon humanité nest pas un bien donné ou un bien acquis pour toujours : elle ne mest accordée que si autrui consent à la reconnaître. Ce que chacun recherche, cest donc la reconnaissance par autrui de son humanité propre : mais la reconnaître à lautre, lui donner ce quil exige, cest par là même renoncer à avoir quelque pouvoir que ce soit sur lui ; le premier qui cède dans cette lutte à mort, le premier qui accorde à lautre ce que celui-ci demande, renonce de lui-même à se voir accorder le statut dêtre humain. Celui donc qui, par lâcheté ou par peur de mourir, cesse le combat pour la reconnaissance, celui-là est asservi : il devient lesclave du vainqueur, qui gagne ainsi le droit duser à sa guise de la vie du vaincu. Reconnaître la liberté de lautre, cest donc, nous dit Hegel, accepter dêtre asservi, cest-à-dire entrer au service de lautre : lesclave, cest celui qui a choisi la vie plutôt que de risquer la mort, et ce au prix de la liberté. Or cet asservissement a pour nom le travail. Le maître, cest alors celui qui jouit du fruit du travail sans travailler lui-même ; en dautres termes, il voit ses besoins naturels, et même ses moindres désirs, être satisfaits sans pour autant se voir contraint de travailler à les satisfaire. Lesclave, quant à lui, est contraint au travail pour un autre. Lequel est alors le plus libre des deux ? On serait tenté de penser que cest le maître qui voit le moindre de ses caprices être immédiatement satisfait sans avoir à faire quoi que ce soit pour cela. Pourtant, à lexamen, il nen va pas ainsi. Cest que le travail, dinstrument de contrainte, devient au terme du processus dialectique la marque de la liberté véritable : alors que le maître, à qui désirer ne coûte rien, devient prisonnier et de son désir lui-même, et de lesclave qui travaille à le satisfaire, lesclave quant à lui apprend dans la patience et le « travail du négatif » à se dominer lui-même comme il apprend à dominer lextériorité. Lesclave, par le travail, devient maître de lui comme de la nature : sa volonté apprend à triompher et de son désir, et de la nature, pour leur imposer ses lois. Au terme du processus donc, cest lesclave qui est réellement libre, et le maître qui est réellement esclave. Et ce dépassement de la contradiction nest possible que parce que la « liberté » du maître était dès le départ rien de moins quillusoire ; la liberté apparente de celui qui, ne cherchant quà satisfaire ses désirs, « se révèle par là lesclave de ce désir même », comme le disait, avant Hegel, Rousseau. Conclusion La contradiction opposant travail et liberté a été dépassée au prix, il est vrai, dune radicale redéfinition de la liberté elle-même. Remarquons, comme le faisait déjà Kant dans lAnthropologie, que cette liberté, la seule véritable, résulte de la contrainte : si lhomme ny était pas contraint, et contraint nécessairement, il naurait jamais de lui-même la force de sopposer aux appétits. Cest parce quil na pas le choix que lesclave renonce à ses désirs, et cette renonciation se fait dans la douleur, ce pourquoi le travail peut nous apparaître comme une malédiction ; mais dans la servitude, lesclave apprend à triompher de ladversité en cultivant sa volonté. Ma volonté commande et, malgré la fatigue, mon corps lui obéit. Ma volonté exige, et le désir se tait. Là est sans doute la source dune jouissance toute particulière, celle quéprouve celui qui, parvenu à la maîtrise de soi, nest plus simplement velléitaire, mais bien volontaire : tel que je veux que lêtre soit, tel il sera, parce que je le transformerai par mon travail jusquà ce quil me satisfasse. Cette jouissance, cest celle dune conscience parvenue à la liberté véritable : ne pas se contenter du donné naturel, mais lui imposer ses lois. Le travail nous ouvre ainsi à la liberté authentique comme autonomie dune volonté qui naccepte plus de vivre sous dautres lois que les siennes : nous y affirmons la liberté humaine envers et contre tout, fût-ce envers et contre soi-même.
Posted on: Tue, 22 Oct 2013 10:38:24 +0000

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