Le grand corbeau ténébreux tournoyait sans cesse au-dessus de - TopicsExpress



          

Le grand corbeau ténébreux tournoyait sans cesse au-dessus de Sara désemparée. L’animal qui semblait hurler des imprécations rauques au géant allongé sur le sol « Casse-lui le cou ! Casse-lui le cou ! » battait des ailes avec frénésie. Comment les autres ne comprenaient-ils pas qu’il fallait abattre l’oiseau maléfique ? N’entendaient-ils pas ces croassements sinistres ? Ne voyaient-ils pas cette ombre effroyable planant sur leur tête, les fixant de son regard mort ? La jeune femme essaya vainement de crier à l’homme en train d’étouffer qu’il fallait seulement tuer l’oiseau. Et alors tout cesserait. Seuls quelques sanglots inintelligibles parvinrent à franchir ses lèvres tremblantes. Dépitée, elle se recroquevilla sur elle-même et se résigna à contempler impuissante la suite des événements. Elle chercha du regard Jeremy, qui, après avoir rampé, le nez en sang laissant une trace sombre sur le sol, se trouvait de nouveau replié derrière sa poubelle, tout tremblant. L’homme -le policier- parvint à desserrer les doigts du géant de sa gorge et recula en crachant, cherchant l’air. Il tituba, au bord de l’évanouissement et s’affala sur le comptoir. Il se raccrocha au zinc sans perdre de vue le corps du camionneur. Le corbeau s’agitait toujours. On eût dit qu’il écumait de rage. Brusquement, il piqua droit sur le corps allongé. Visant les yeux. Le camionneur, gémit alors, tentant de les protéger de se deux mains. Il se releva pesamment et se précipita vers l’immense baie vitrée. Le corbeau continuait de le tarauder avec frénésie. Sara put clairement voir que la matière même de l’oiseau s’infiltrait par les piqûres et s’engouffrait dans ses veines, ses muscles jusque son crâne. C’était cette matière, cette énergie, - elle était vivante- qui semblait animer le corps du chauffeur de poids lourd. Le géant se jeta au travers de la baie laquelle explosa en une myriade de fragments acérés. - Noon ! Camus, vainement avait tendu la main, tentative dérisoire pour l’empêcher de sauter. Très vite, Il se précipita vers le bord. Le chauffeur s’était écrasé plusieurs mètres plus bas au beau milieu de l’autoroute. Camus eut un instant l’impression qu’il bougeait encore. Puis plus rien. Un camion pila juste devant le cadavre, cette fois définitif, du géant. Sara, éperdue observait ses mains. Elle venait de s’apercevoir que de minuscules nervures sombres parcouraient ses veines, et cela même, jusqu’au bout de ses ongles. Lorsqu’elle entendit, clairement, dans sa tête, le cri rauque d’un corbeau, elle poussa une sorte de glapissement aigu avant de basculer pour de bon dans la folie. ---------------------------------- Troisième interlude Paris 1764. « Je regrette, monsieur. Monsieur le Comte de Buffon est occupé et je ne vois nulle part sur mon registre que vous avez pris rendez-vous avec lui. » Le jeune secrétaire en costume de livrée regardait Eljeahem avec une suffisance affichée. Evidemment, le faerim ne faisait pas preuve de la plus haute élégance. Ses bottes apparaissaient maculées de boue séchée et son habit exhalait une forte odeur de musc. Parti en trombe du duché de Bourgogne, où il avait profité de quelques jours de repos bien mérités, il n’avait pas eu le temps de changer de chemise et s’il avait pensé à dissimuler certains aspects de son métamorphe elfique – les oreilles spécialement – il n’avait pas un instant réfléchi au fait que son odeur pouvait mettre mal à l’aise les courtisans plus habitués aux fragrances poudrées qu’aux parfums bruts de la forêt. Il n’empêche. On ne parlait pas de cette manière à Louis Jean-Marie Daubenton démonstrateur au département d’histoire naturelle au jardin du Roi. Ce fut d’une voix hachée par l’agacement qu’il reprit la parole : « Je crois que nous nous sommes mal compris, jeune homme… Je n’ai pas envie de prendre rendez-vous avec le comte de Buffon. C’est lui-même qui a sollicité ma présence immédiate. Je le connais depuis toujours et nous nous passons de ce genre de formalité. En réalité, nous jouions ensemble en Bourgogne alors que votre grand père paternel n’avait pas encore les moyens physiques de lutiner votre grand-mère. » Le visage du nouveau secrétaire de Buffon s’empourpra devant la vulgarité affichée du langage employé par Daubenton. Comment un homme de cet âge pouvait-il s’exprimer avec autant de grossièreté ? Mais alors qu’il cherchait désespérément quelque répartie à adresser à l’insolent vieillard, le jeune gratte-papier fut à nouveau interrompu. « Je conçois tout à fait, poursuivit l’importun avec un sourire carnassier, qu’il soit en entretien et qu’il ne faille en aucun cas le déranger. En revanche, j’exige qu’une fois cette réunion achevée, vous daignassiez lever votre jeune céans, lequel est sans doute respectable mais néanmoins étroit d’esprit et que vous prévinssiez mon ami Georges Louis de ma présence. » Satisfait, Eljeahem se rassit confortablement dans l’un des fauteuils de l’antichambre. Il n’attendit pas très longtemps ; la lourde porte du bureau de Buffon s’ouvrait quelques minutes plus tard. Le célèbre naturaliste raccompagnait deux hommes. Le premier était blond et portait de hautes bottes de cuir. Apparemment sûr de lui, le teint hâlé, on comprenait vite que c’était un grand voyageur. Il portait avec aisance une longue et fine épée au côté gauche. Un aventurier. Un baroudeur. L’arme faisait corps avec lui. Eljeahem s’en serait instantanément méfié, s’il n’était accompagné d’un indien dont la silhouette lui semblait familière. Il huma l’air ambiant. Il ne dégageait aucune odeur. Cela confirma sa première impression. L’indigène était un Nephilim. Un onirim, même s’il ne parvenait pas à identifier davantage les éléments métamorphiques. « … sommes d’accord Grégoire. Allez dans le Gévaudan et tâchez de découvrir la nature de la manifestation tueuse. S’il s’agit d’un animal, capturez-le et ramenez-le, vivant de préférence. Si c’est une créature « démoniaque » – et notre ami shaman est tout à fait à même de le percevoir – il faudra, dès lors, faire appel à de plus hautes instances. L’indien émit un sifflement d’agacement avant de parler d’une voix feutrée à l’accent indéfinissable. - Je préfère essayer de soigner d’abord. C’est peut-être simplement la maladie de l’esprit. Ça peut se guérir. La Force n’est pas la vraie solution. - Je vous entends, répliqua Buffon, manifestement pas du tout surpris que les deux hommes parlassent à mots si peu couverts. Mais il y a des vies en jeu. Et des secrets enfouis… Faites de votre mieux mes amis ! Puis s’avisant de la présence de Daubenton. - Louis ! Je suis ravi que tu sois déjà là ! Entre donc. S’adressant au jeune secrétaire, il demanda que celui-ci les raccompagne. Daubenton et Buffon passèrent dans le grand bureau. Une fois la porte fermée, Eljeahem explosa : « Te rends tu compte, sombre imbécile que tu parles de nous à mots presque découverts ? Tu te crois donc à l’abri de nos ennemis ? Que penses-tu qu’il nous arrivera si nous sommes découverts ? » Buffon considéra son vieil ami avec une insouciance non feinte. « Je suis heureux de te revoir moi aussi, Eljeahem, vieux complice. » L’ironie du propos priva l’elfe de tous ses moyens. « Tu t’inquiètes pour rien, les deux personnes que je viens de quitter me sont tout dévoués. Je pense que tu as compris que l’un d’eux était des nôtres. Quant au chevalier blond, c’est un initié et il bénéficie toute ma confiance. - Je parlais plutôt de ton nouveau secrétaire… - Lui ? ricana Buffon, c’est un idiot vénal. Je le rétribue largement au-dessus de ses compétences de larbin. S’il commet un jour l’imprudence de trop parler, il sait qu’il se retrouvera nu et sans le sou quelque part au bord de la Seine. De plus, je prends des mesures régulières afin qu’il oublie ce qu’il pourrait avoir vu et entendu d’un rien trop important. Et puis, vivre sans risque c’est passer à côté de tout le sel de l’existence. Ne crois-tu pas ? Il éclata d’un gros rire. Un brin forcé estima Daubenton. - Tu as beaucoup changé Oerin, dit-il. Il y a une époque où tu aurais parlé avec plus de circonspection. A cette remarque, l’Efreet dévisagea l’elfe millénaire avec une intense gravité. - C’était une autre époque. Tout était si simple alors... L’Agartha semblait lointain, mais demeurait tangible. Aujourd’hui, j’ai la sensation qu’il me fuit entre mes doigts, que je suis un chemin dont l’issue s’éloigne continuellement, une voie dont l’aboutissement m’est refusé. Alors, j’ai choisi… - De renoncer ? D’abandonner ta quête ? Tu préfères rester à jamais emprisonné dans cette carcasse mortelle plutôt que de reconquérir ton éternité ? » Oerin ne répondit pas. Son air insouciant avait disparu. Il réprima un geste de nervosité puis, après une longue hésitation, lâcha, comme dans un souffle : - Mon mal a empiré… - Quoi ? Quand cela a-t-il recommencé ? s’écria Eljeahem, atterré. L’Eolim sourit avec accablement : - Ça n’a jamais cessé, en fait. Ton action passée au sein de la Tempérance en a ralenti l’évolution, au point même que vous avez cru en avoir éradiqué la progression… Hélas ! je savais au cœur de mon pentacle, qu’il n’en était rien… Les années qui ont suivi n’ont eu de cesse de me donner raison. Aujourd’hui, cela s’accélère de manière alarmante. C’est pour cela que je t’ai demander de venir me voir. Peut-être, dans tes recherches sur les êtres vivants, auras-tu trouvé un remède ? » Ce n’était pas réellement une question mais plutôt l’expression d’une supplique désespérée. Le refus d’une réalité trop sombre pour être sereinement envisagée.
Posted on: Fri, 25 Oct 2013 13:00:31 +0000

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