L’EMPREINTE Elle se tient paisiblement assise à sa fenêtre, - TopicsExpress



          

L’EMPREINTE Elle se tient paisiblement assise à sa fenêtre, le regard absent, ou plutôt lointain, posé sur un horizon flou et bleuté qu’ondulent à peine quelques mouvements imprécis des feuillages épars en cet automne finissant. Son menton amaigri repose sur une main imperceptiblement tremblante. Son autre main retient encore le journal qui ne manquera pas de choir bientôt à ses pieds. Son esprit se tait. Sa respiration est calme et l’on devine que derrière ses lèvres closes, une prière tente un improbable chemin. Pas un son, pas un souffle ; seulement le lent va et vient de la vieille horloge dans le silence épais du logis en souffrance. Elle rêve, mais elle ne dort pas. Elle pleure, mais ses larmes ne coulent pas. Elle attend. Où est-il ? Il lui a dit en partant que bientôt il serait de retour. Elle se souvient. Elle se souvient de ce jour triste et lourd. En cette soirée alors que tombait la nuit sur les basses terres, il était parti vers le plan du bosquet, là même où coule la calme rivière, avec sa pelle et un vieux sac de jute. Tard, très tard, alors que tout était plongé dans la noirceur épaisse d’une nuit infâme, il était revenu fatigué et le visage fermé, le sac gris jeté sur l’épaule. Il y avait fourré son vieux fusil et les balles, sa nagaïka de cuir sombre, son kindjal à la poignée d’argent et sa shashka dont la garde d’ivoire était gravée de l’aigle impérial. Il se dirigea directement vers le coffre dans l’angle où se trouvait le « beau coin », ce lieu sacré où brulait en permanence une veilleuse devant la sainte icône de Pokrov, sa protectrice. Il souleva le lourd battant de bois sculpté et sortit un paquet de vêtements. Il enfila la chemise kaki d’officier de la garde et la veste aux épaulettes étoilées, serra sur celle-ci le ceinturon de cuir et le baudrier, vissa la casquette à visière sur le front et regarda longuement Natacha Ivanovna son épouse. Elle se souvient. Elle se souvient que Piotr Sergueievitch était cosaque du régiment atamansky, Essaoul directement affecté à la garde du Tsar sous le commandement du grand duc Boris Wladimirovitch Romanov en exil, peut être mort loin de sa terre natale. Il avait alors 18 ans et le tsar venait d’être exécuté à Ekaterinbourg. Depuis le pays avait basculé dans l’ignominie. La pression des partisans, bolchéviques sans foi ni loi, était telle que Piotr, maintenant agé de 45 ans, avait décidé de rejoindre les troupes éparses faisant par ci par là le coup de main contre ces hordes de chiens rouges en vue de les chasser de la terre sainte de Russie. Il s’en était ouvert à Natacha qui, pleurant tout de même, l’avait encouragé dans cette entreprise, elle-même, kazatchka bienveillante et aimante et de 15 ans plus jeune, ne pouvait supporter l’idée d’une Russie sans cosaques libres. -« Natachenka, dit-il en la prenant doucement dans ses bras, ne pleure pas car ton mari part en campagne pour l’honneur du défunt tsar et la gloire de notre Sainte Terre. Tu iras voir batiouchka Pavel et nous recommanderas à ses prières. Tu feras dire un office pour que se déroulent bien notre voyage et nos combats. Je pars avec Feodosi notre cousin. Je prends aussi nos deux bons chevaux donskoïs et quelques vivres. » Natacha serra son mari, l’embrassa puis se détourna tout à la fois pour cacher sa tristesse et se saisir de la bandoura qu’elle lui tendit. Piotr était le kobzar le plus célèbre de la sitch et ses chants avaient jadis vanté le courage des cosaques et narré les amours des steppes. Il saisit l’étui qui contenait le volumineux instrument, l’ouvrit, l’en sortit et s’installa sur le tabouret au coin de la cheminée. Ses doigts effleurèrent les cordes et le troubadour des grands espaces chanta pour son amour en pleurs. « Le printemps ne viendra pas pour moi Le Don ne débordera pas pour moi Mais douce Kazatchka, attends mon retour Dans la sitch en fête Les fiers cavaliers du Don Reviendront en vainqueurs » Il regarda l’instrument qui exhalait encore sa dernière note, et dans cet écho somptueux et profond, dit à sa femme « Natachenka, non, je ne peux pas l’emporter. Je veux qu’elle reste entre tes bras, qu’elle s’emplisse de ta chaleur, de ton odeur, afin qu’à mon retour je me saoule de vous deux et non de vodka, afin qu’à mon retour je joue des airs anciens à mes enfants » Il posa le bel instrument, se leva lentement, lourd d’une pénible situation, se dirigea vers la chambre des enfants qui jouaient…. …………. Elle se souvient. Elle se souvient la façon qu’il avait de monter en selle, s’accrochant au pommeau et enfourchant la bête sans jamais se laisser retomber sur son dos. Il se laissait glisser plutôt en une sorte de mouvement ascendant et souple. Et l’on voyait frémir le petit cheval, un frisson de bonheur et la promesse de belles chevauchées. Elle se souvient ce jour là, alors que Feodosi l’avait rejoint, tous deux en selle, fiers cosaques au pantalon bleu rayé de rouge, les bottes de cuir luisant et le fusil en bandoulière, le sabre au côté et le fouet à la selle. Ils se tenaient tous deux face à elle, se levèrent dans leurs étriers, ôtèrent leur casquette, la saluèrent en silence, firent volte-face et partirent au grand galop dans la nuit déjà sombre. …………… Elle reste maintenant solitaire, le foulard blanc sur sa tête blonde, sans un fils à qui donner son amour, une fille à cajoler, ni même un chien qui poserait sa grosse tête sur ses genoux comme pour la consoler, car tous les trois dorment dans la pièce, à côté. La fille se nommait Olga, l’enfant Boris, la chienne Michka. Ils s’étaient endormis paisiblement dans l’insouciance de leur âge et de leur douceur, leurs rêves peuplés de couleurs et de joies. Elle les avait bordés après leur avoir raconté les belles histoires du temps passé tout en caressant la tête de ce gros chien blanc couché sur le lit, au pied des petits. Après la prière à Marie, Notre Dame de la Source vivifiante, ils s’assoupirent et Natacha poussa légèrement la porte puis alla s’asseoir au coin de la cheminée pour broder ces nappes que tous affectionnaient dans le village. …………….. Les Rouges à cet instant étaient arrivés dans un fracas d’enfer, des barbares aux allures de soldats mais aux attitudes de soudards. Le commissaire au peuple Ivan Vassiliévietch se tenait droit face à Natacha, pâle et chancelante, suppliante « Camarade tu dois quitter cette maison par ordre du Petit Père. N’emporte rien. On s’occupe de tes enfants. Tu possèdes un chien, signe évident de dégénérescence bourgeoise. Tu exprimes, en affichant sur tes murs, des croix et des images pieuses, ce que vous appelez la foi orthodoxe. Tu n’y es pas autorisée. Ton mari est cosaque et il n’a pas rejoint l’Armée Rouge. D’ailleurs où est-il ? « Il est parti, j’ignore où et pourquoi. Sans doute courir une fille. « Tu mens ! Il est en campagne avec ses semblables contre les Partisans, ces héros qui luttent pour notre liberté, tandis que vous vous prélassez dans vos rêves élitistes et passéistes. Peut être même a-t-il rejoint l’armée allemande et les cosaques de ce chien de Pannwitz, ennemi du peuple qui entraine les russes à la révolte contre la patrie. Tu vas être déplacée vers les camps arrières des partisans. Il se retourna vers les hommes et leur donna un ordre tacite, sans un mot, avec un seul geste en direction de la chambre des enfants. Natacha se précipita vers la porte de la chambre mais un coup violent lui fit perdre toute conscience. ……………… Il est tard. Elle se souvient A son réveil, le silence exhalait une odeur fade et le froid du sol humide contre sa joue et son ventre. Sa tête semblait exploser de douleur, son visage poisseux. Elle se leva avec difficulté et lentement se dirigea vers la chambre des petits. La porte était entrouverte. Elle les aperçut. Ils dormaient. Rougis. Ils dorment encore et jamais plus ne s’éveilleront. Elle referma la porte et se dirigea vers la fenêtre ……………… Maintenant elle se tient paisiblement assise, le regard absent, ou plutôt lointain, posé sur un horizon flou et bleuté qu’ondulent à peine quelques mouvements imprécis des feuillages épars en cet automne finissant. Son menton amaigri repose sur sa main imperceptiblement tremblante. Son autre main retient encore le journal qui ne manquera pas de choir à ses pieds. Son esprit se tait, sa respiration est calme et l’on devine que derrière ses lèvres closes, une prière tente de se frayer un chemin. Pas un son, pas un souffle ; seulement le lent va et vient de la vieille horloge dans le silence épais du logis en souffrance. Elle se souvient et peine à pleurer tant est grande la douleur. Le journal glisse de ses mains et tombe sur le sol brun rouge. Trois coups à la porte. Son cœur se met à battre fort. Elle se précipite espérant retrouver enfin son homme. Elle ouvre. Face à elle se tient le commissaire, une shashka à la main. Elle reconnait l’arme. Il a ce sourire mauvais des brigands impudiques. D’un geste vif qu’il ne peut prévoir elle saisit le sabre et dans un mouvement que seuls les guerriers cosaques connaissent, elle fend l’air de haut en bas, en biais et à ses pieds tombe une tête aux yeux écarquillés, étonnés. Le sang jailli, l’éclabousse. Elle essuie l’arme sur le dos de l’ignoble monstre puis se dirige vers le coffre aux habits, se revêt de l’uniforme des cosaques du Don, place toutes les décorations de son mari sur sa vareuse, le bonnet d’astrakan qu’il avait reçut en cadeau de la part d’un officier du Caucase, prend un brandon dans la cheminée, va chercher le dernier cheval de la famille et même de la sitch puis calmement enflamme sa maison. Elle regarde ce feu de peine, prie la Sainte Vierge et Son Fils de Tout Amour, recommande son défunt mari, le cosaque du Don Piotr Serguéievitch, ses enfants éternellement endormis et le grand chien aux prières du bon tsar Nicolas et fuit au grand galop. ……………………………. Mai 1945 – Natacha Ivanovna Korodkov meurt sous les coups des anglais dans le camp des cosaques de la Drau, à Lienz en Autriche. On peut lire sur les murs du camp ce cri : « plutôt mourir ici que retourner en Russie soviétique » On peut voir sur le corps de cette femme cosaque l’empreinte rouge de sang d’une botte de traitre, une empreinte d’anglais ou de Rouge, nul ne le sait sauf Natachenka et Piotr .
Posted on: Sat, 03 Aug 2013 10:00:14 +0000

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