Natacha, dis-je, il n’y a qu’une chose que je ne comprends pas - TopicsExpress



          

Natacha, dis-je, il n’y a qu’une chose que je ne comprends pas : comment peux-tu l’aimer après ce que tu viens toi-même de me dire de lui ? Tu ne l’estimes pas, tu ne crois même pas en son amour, et tu vas à lui sans retour et tu nous perds tous pour lui ? Qu’est-ce que cela signifie ? Il te fera souffrir toute sa vie, et tu le feras souffrir aussi. Tu l’aimes vraiment trop, Natacha, tu l’aimes trop ! Je ne comprends pas un pareil amour. – Oui, je l’aime comme une folle, répondit-elle en pâlissant comme sous une douleur physique. Je ne t’ai jamais aimé ainsi, Vania. Et je sais moi-même que j’ai perdu l’esprit et que je ne l’aime pas comme il faut aimer. Je ne l’aime pas bien… Écoute, Vania : tu sais, même avant, même pendant nos moments les plus heureux, je pressentais qu’il ne m’apporterait que des souffrances. Mais que faire, si maintenant même les souffrances qu’il me cause sont un bonheur ? Est-ce que je cherche la joie en allant vers lui ? Est-ce que je ne sais pas d’avance ce qui m’attend auprès de lui et ce que j’endurerai par lui ? Tiens, il m’a juré de m’aimer, il m’a fait toutes sortes de promesses ; eh bien, je ne crois rien de ses promesses, je n’en tiens pas compte, je n’en ai jamais tenu compte, et pourtant je savais qu’il ne me mentait pas, qu’il ne pouvait pas mentir. Je lui ai dit moi-même que je ne voulais le lier en rien. Avec lui cela vaut mieux : personne n’aime à être lié, moi la première. Et pourtant, je suis heureuse d’être son esclave, son esclave volontaire ; de tout endurer de lui, tout, pourvu seulement qu’il soit avec moi, pourvu seulement que je le regarde ! Il me semble qu’il peut même en aimer une autre, si seulement cela se passe près de moi, si je suis aussi à ses côtés à ce moment-là… Est-ce de la bassesse, Vania ? » demanda-t-elle soudain en portant sur moi un regard enflammé. Un instant, je crus qu’elle délirait. « C’est de la bassesse, n’est-ce pas, de désirer des choses pareilles ? Quoi ? Je dis moi-même que c’est de la bassesse et s’il m’abandonnait, je courrais après lui jusqu’au bout du monde, même s’il me repoussait, même s’il me chassait. Tiens, tu m’exhortes maintenant à rentrer, mais qu’est-ce qu’il en résulterait ? Je reviendrais, mais dès demain je m’en irais de nouveau ; il me donnerait un ordre et je m’en irais ; il me sifflerait, m’appellerait comme un petit chien, et je courrais après lui… La souffrance ! Je ne crains aucune souffrance qui me viendra de lui. Je saurai que c’est par lui que je souffre… Oh ! mais tu ne raconteras pas cela, Vania ! » Fiodor Dostoïevski - Humiliés et offensés
Posted on: Sun, 28 Jul 2013 01:23:03 +0000

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