« Qui perd sa langue perd sa culture », un mythe ! Parmi les - TopicsExpress



          

« Qui perd sa langue perd sa culture », un mythe ! Parmi les enfants de la grande sœur de mon père, il y avait un garçon, Koriko. Il avait grandi parmi les jeunes de sa génération : les jeux, la lutte des soirs de lune, les travaux champêtres, les cérémonies de tout genre, il y participait comme tout le monde, sauf qu’il ne communiquait qu’à l’aide de gestes : Koriko était sourd-muet de naissance. Il n’avait jamais perçu un seul mot ni de sa langue maternelle, ni d’une autre langue. Pourtant Koriko a vécu pleinement notre culture. Kouadio est Abron de Tanda, en Côte d’Ivoire. Il baigne avec les mœurs et les coutumes abron. Il se parle bien une langue abron mais elle n’est pas la langue de Kouadio. Sa langue, à lui, c’est le koulango. Le koulango est la langue des Koulango, un peuple de civilisation gur que les Abron, de civilisation kwa, sont venus trouver en place. De la cohabitation Abron-Koulango est né un chassé-croisé culturel : le Koulango est devenu culturellement abron : il porte des noms abron, il ne danse plus qu’abron, il a adopté le système royal des Abron. Ainsi, à Tanda, Kouassi, le Koulango d’origine, revendique la culture abron et est prêt à mourir pour elle. Pendant ce temps, Kouadio, Abron d’origine, revendique la langue koulango et est prêt tout aussi prêt à donner sa vie pour elle. Kouadio a perdu sa langue et a conservé sa culture, Kouassi a perdu sa culture mais a conservé sa langue. Amodou Touré de Sokodé, au Togo parle la langue tem. Ses ancêtres qui ont pu être manding ou peul ont parlé peul ou bambara du temps de l’empire du Mali, puis zarma et dendi du temps de l’empire Songhaï. Descendant de Askia Mohamed Touré, il est arrivé en pays tem avec sa langue dendi et une culture dominée par l’islam. Le pays qui l’accueille est animiste et parle la langue tem. Aujourd’hui, Amodou Touré parle tem et a même oublié que ses ancêtres parlaient dendi. En revanche son islam s’est emparé de tout le pays tem. La culture islamique a survécu à la mort du dendi, et malgré la mort de la culture animiste le tem est resté vivant. Certes, tout individu est attaché à sa culture et à sa langue et l’éventualité de les perdre fait peur. Dans les années 80, lors d’un séjour dans un village de la Préfecture d’Agboville avec mes étudiants pour un exercice de terrain, je posai la question suivante au chef du village : « A supposer que Houphouët décide d’élever une des langues ivoiriennes au rang de langue nationale, laquelle souhaiteriez-vous qu’il choisisse ? ». Le notable me répondit : « Houphouët est un homme de grande sagesse ; son choix sera le mien » ; puis il ajouta : « En tout cas, mon fils, personne ne montre sa mère de la main gauche ». La « grande sagesse » dont parlait le chef du village sous-entendait Houphouët sait que chacun tient à sa langue comme à la prunelle de ses yeux. Ce qui est traumatisant, c’est l’éventualité d’une perte brutale de la culture ou de la langue. En l’absence d’une obligation, la mort d’une langue est lente, imperceptible même au point que son remplacement paraît naturel et même valorisant. Aucun comité central, aucun décret royal n’est intervenu pour obliger Kouadio l’Abron à oublier sa langue pour le koulango, ni pour forcer Amodou Touré le Dendi à abandonner sa langue pour le tem. En revanche, si quelqu’un s’était aventuré à prendre une mesure d’obligation, les deux langues auraient continué à être parlées, même sous cape. Le slogan « qui perd sa langue perd sa culture » a émergé d’une erreur d’appréciation de la culture. Quand on parle de culture, l’on a tendance à ne voir qu’une culture idéalisée, figée depuis la nuit des temps. Or la culture n’est pas statique. Ce qu’on appelle la culture yoruba par exemple est une suite de séquences de culture différentes qui va de la nuit des temps à nos jours. La culture yoruba telle que vécue aujourd’hui à Oyo n’est pas la même que celle qui s’y pratiquaient il y a cent ans, ni même il y a vingt ans. La culture est une force dynamique qui change à tout instant ; elle perd des éléments et en gagne d’autres. Il en est ainsi parce qu’elle doit être en adéquation avec nos besoin du moment. Le changement est imperceptible, mais il arrive parfois qu’il ne le soit pas : quand un enfant est élevé par des parents occupés dans la journée par leurs activités professionnelles respectives et le soir par leurs activités syndicales ou politiques son éducation est confiée à une servante, à un bouquet de chaînes télé et à des jeux vidéo. Il peut s’ensuivre, chez l’enfant, une rupture culturelle, mais ce n’est là qu’une faille qui est une des formes de changement. C’est la même perception statique qui fait regretter la « perte » d’une langue. La langue est, elle aussi, dynamique. Son dynamisme s’explique par sa fonction : en tant qu’outil de communication, la langue doit s’adapter à nos besoins de communication ; elle rejette ceux de nos besoins qui deviennent obsolètes et en gagne de nouveaux, toujours de manière imperceptible ; la langue que nous avons parlée hier n’est pas celle que nous parlons aujourd’hui, mais nous ne nous en percevrons que dans dix, vingt ans, au moins. Si nos besoins de communication nous contraignent de parler dans certaines circonstances ou de façon permanente une langue X différente de notre langue maternelle, nous nous exécutons sous peine de cesser de communiquer. Une langue ne meurt que quand elle se montre peu performante face à la concurrence d’une autre langue. La perte d’un outil non-performant n’est pas une privation d’outil, il est remplacé par un outil plus performant ; il n’y a donc pas lieu de se plaindre. Mais langue n’est pas qu’un simple outil de communication. La langue est une des multiples formes du génie humain. Où qu’il soit sur terre, l’homme fait face au même problème : comment transmettre à autrui, oralement, l’expérience qu’il est en train de vivre, par exemple un match de foot ? Il dispose d’un appareil phonatoire qui lui permet de produire des sons, mais l’agencement de ces sons pour donner des séquences sonores, la dation de sens aux séquences sonores et l’agencement des séquences susceptible de produire un discours porteur de message, tout cela relève du génie humain. Comment, pour un même message, l’homme a-t-il pu produire des discours différents : anglais, baoulé, chinois, etc. Chaque langue est une merveille de l’esprit humain et c’est en cela qu’il en regretter la perte. La langue est aussi un témoin privilégié de l’histoire de l’humanité. Un besoin de communication peut devenir obsolète et être abandonné, mais parfois la langue garde le mot ou l’expression ayant servi à désigner pour l’attribuer à un nouveau besoin, souvent le besoin de remplacement. Dans une communauté où le cheval est un moyen de transport, quand arrive le camion en tant que nouveau moyen de transport, on va l’appeler le cheval de fer ; le jour où l’avion interviendra, on va l’appeler le cheval du ciel. Si dans une telle communauté le cheval venait à disparaître, la langue sera là pour rappeler qu’à un moment de l’histoire, cet animal a servi de moyen de transport. La langue est un vaste champ de fouille archéologique ; c’est une autre raison de regretter la disparition d’une langue. L’ingéniosité linguistique de l’homme, l’histoire que cache chaque langue, sont autant de de patrimoines de l’humanité. En tant que telles, les langues africaines en voie d’extinction doivent être préservées. C’est d’abord l’affaire des chercheurs : il faut ‘documenter’ ces langues avant qu’elles ne disparaissent en recueillant par des moyens audiovisuels des textes de conversation, de littérature orale (contes, proverbes, charades, devinettes), des jeux traditionnels, des séances de jugement, etc. Ces documents doivent être traduits et analysés avant d’être stockés grâce à des moyens modernes de conservation. C’est là qu’interviennent les Etats, les institutions internationales chargées de la culture, des langues et de l’histoire ainsi que les fondations privées. C’est à eux que revient le financement des opérations de recherche et de stockage. La perte d’une langue ou d’une culture n’est pas un drame individuel ni communautaire, c’est un drame pour l’humanité.
Posted on: Sat, 17 Aug 2013 17:38:37 +0000

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