De Paris à Vilnius, le 4 juin 2004 Sujet: à l’intersection de - TopicsExpress



          

De Paris à Vilnius, le 4 juin 2004 Sujet: à l’intersection de mon monde et du vôtre… Cher Bertrand, Ce courrier passera en main propre par Kristina que je dois rencontrer demain. Lassée, pour l’instant, de cet effort dément et solitaire qui est de dresser un pan de monde avec des personnages dedans (on appelle cela fiction pour prudemment rester à la surface des choses), j’aimerais, davantage que ces entretiens que réalisent très professionnellement les journalistes dont je sais qu’ils vous épouvantent – j’aimerais concevoir avec vous un livre à quatre mains, un livre en dialogue, en contrepoint, où nous pourrions parler de tout, et de vous et de moi, et de votre destin et du mien – parce qu’ils sont en miroir. De cette expérience, de ce possible, j’essaie ici de vous dire plus précisément le pourquoi: je m’apprêtais à finaliser un ouvrage (titre: La Mélancolie du tireur d’élite) inspiré (c’est toujours un roman, un truc qui prend le large du vécu) de la nuit la plus noire que j’ai connue, de ses causes et conséquences. Où l’on traite de la réclusion, de la possession, de la passion, du passage à l’acte, et du pardon et des chandelles roses des marronniers, car tout se passe dans une maison à la lisière de la forêt, car cette maison était on ne peut plus inspirante, où j’ai vécu et écrit dix ans… Plus loin que l’Inde de L’Antivoyage*, cette maison dans les bois, et le lieu, superbe, qui s’appelait Bellavista, du reste. J’achevais donc la rédaction de ce texte quand j’ai lu Mort à Vilnius**: le bouquin témoigne d’une louable impartialité à votre endroit et à celui de Marie Trintignant; ledit bouquin refermé, j’ai tout arrêté, j’ai acheté tout ce que je trouvais de vous et de votre groupe, tant il m’est apparu comme une évidence que je devais tenter de vous apporter quelque chose de moi, c’est-à-dire ce que je sais faire, écrire. D’abord c’était pour vous, pour tenter de rédimer une injustice, celle que j’ai ressentie tout de suite comme une espèce d’énorme coup de tonnerre immérité ou de choc ancien, terrassant, absurde. Pour toutes les lumières que vous voudrez bien apporter à ce projet (balayer un peu de ce paysage bizarre, obscur, affreux, passionnant de nos vies) c’est avec vous, si vous le désirez. Demain donc je vois Kristina qui est l’ange de l’affaire, passeur de murailles. Je lui ai longuement parlé au téléphone, hier. À l’intersection de mon monde et du vôtre et sans que j’y puisse rien, il y a quelque chose qui jaillit comme la flamme d’un briquet battu et sorcier. C’est ce que je vois, et je ne peux rien éteindre de cette vision-là. Je vous vois aussi comme un vent confisqué, puni – et jusqu’à quand vous imposera-t-on ce dialogue de sourds où l’on vous souhaite muet, en plus, jusqu’à quand, en face de vous, ce désir de vengeance monomane, sans appel, sans merci…? On vous a acculé, réduit à néant, et vous ne vous justifiez de rien – faute qu’on vous absolve, vous priez qu’on vous entende, et on détourne la tête… Le jour du procès, on (personne de l’autre parti) ne voulait vous regarder une seconde, ce qui aurait été accorder quelque chose d’impensable à quelqu’un qui, précisément, avait ôté une vie et ne s’en défendait pas… ça sentait la curée, tout de même! Ou: il y avait là quelque chose de choquant, de paradoxal: ces gens, cette famille de Marie, étaient dans la douleur et ne vous reconnaissaient pas le droit de souffrir, ni aucun droit à l’ébauche d’un pardon éventuel, ni nul droit nulle part… J’ai moi des raisons précises d’entrevoir les incertitudes, les clairs-obscurs de votre situation après l’acte. Et même ceux qui l’ont éclairé ou rendu plus fantasmagorique encore. S’il n’entraîne pas la mort, le passage à l’acte a cela de spécial que (c’est en tout cas souvent ainsi, c’est un cas qui reste en partie le mien) ni l’agresseur ni l’agressé n’en ont vu grand-chose ni ne veulent y croire, ni se souvenir de rien, encore moins des détails, ce qui serait, pour l’un comme pour l’autre, approcher le tabou de trop près. Parlons, écrivons, essayons de pousser les murs, voulez-vous? Je suis à vos côtés et attends votre réponse. Tenez bon, à bientôt. Muriel P. S.: Avec cette lettre, vous aurez par Kristina un de mes livres, tout corné, qui s’intitule Dramma per musica, où l’on traite de l’opéra et de sa résurrection par Maria Callas…
Posted on: Mon, 04 Nov 2013 00:26:13 +0000

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