Francois Harvey LES OUBLIÉS DE LA PLAGE Par François - TopicsExpress



          

Francois Harvey LES OUBLIÉS DE LA PLAGE Par François HARVEY, reporter et porte-parole du Mouvement des Québécois. MONTRÉAL-Parfois, la nouvelle, la grosse nouvelle, le scoop, réside dans un trou noir. J’en ai un bel exemple, là; vous allez comprendre ce que je veux dire et que ça doit se répéter souvent. À l’automne ’93, j’étais à l’affectation quand je reçus un splendide livre édité par le ministère de la Défense nationale. Il portait sur le Raid de Dieppe du 19 août 1942, l’Opération Jubilee, une page particulièrement sombre de l’histoire militaire du Canada. Ce matin-là, près de huit mille hommes dont six mille Canadiens s’étaient élancés à l’assaut des plages de Dieppe, en Normandie. L’effet de surprise avait été annihilé pendant la nuit lorsqu’une patrouille allemande avait rencontré la flotte de navires alliés en train de traverser la Manche. C’est donc attendus de pied ferme que les soldats débarquèrent. L’opération avait plusieurs buts, mais elle visait surtout à calmer Staline qui réclamait l’ouverture d’un front à l’ouest pour amener les Allemands à dégarnir un peu le front russe. C’était là toutes des choses que je savais. Le livre était bilingue, et richement illustré. Il avait été préparé par deux historiens militaires de la Défense nationale. C’était vraiment un très beau bouquin. On l’avait conçu pour souligner le quarantième anniversaire, l’année précédente, du Raid sur Dieppe. Quelques jours après, je reçus un appel d’un attaché de presse de la Défense qui voulait savoir si nous allions traiter de cet ouvrage dans nos bulletins de nouvelles. Je lui répondis que ce n’était pas beaucoup dans nos habitudes de parler de livres aux Nouvelles, mais que je verrais, qu’il me rappelle une semaine plus tard, le temps que je puisse consulter l’ouvrage et voir s’il y avait de l’intérêt pour cela autour de moi. J’amenai le livre à la maison et le lus d’un bout à l’autre. C’était passionnant, tous ces efforts, tous ces sacrifices, tous ces régiments impliqués; deux mille Canadiens avaient perdu la vie ce matin-là. Un incroyable massacre. Des milliers d’autres furent blessés ou partirent en captivité. Bien peu purent rembarquer et retourner en Angleterre. Une centaine d’avions de chasse alliés avaient été abattus, un destroyer coulé. Le désastre avait été total. Les Allemands avaient mitraillé les plages pendant des heures, bien après que les derniers de nos soldats aient cessé de bouger. Le livre racontait en détails les diverses opérations menées par les héroïques Régiments canadiens, anglophones pour l’essentiel d’après ce que je pus comprendre. Mais il mentionnait sur trois lignes la participation en deuxième vague d’assaut du Régiment des Fusiliers Mont-Royal. Rien sur le nombre de victimes de ce Régiment canadien-français. Je savais qu’un journaliste de La Presse féru d’histoire avait perdu son père à Dieppe; il appartenait aux Fusiliers Mont-Royal. Je crus comprendre, à la lecture de ce livre, que les pertes des Fusiliers Mont-Royal avaient été à peu près négligeables puisqu’on ne les mentionnait pas. Par acquis de conscience, j’appelai au quartier général du Régiment, avenue des Pins. Je me présentai puis me lançai : « Coudonc, Dieppe, ça a été un peu un pique-nique pour le Régiment; j’ai un livre, là, où on ne fait même pas état de vos pertes…! » « On va vérifier et on vous rappelle, Monsieur. » On me rappela dans la journée. «À Dieppe, nous avons eu vingt-huit officiers et cinq-cent-seize homme tués. Environ quatre cents autres ont été blessés ou faits prisonniers. Neuf cents de nos hommes participèrent aux opérations. Nos pertes ont été à peu de choses près totales. Phoque! Je tenais mon histoire! La Défense nationale avait occulté le sacrifice ultime des centaines de Montréalais débarqués à Dieppe. C’était proprement scandaleux. Ce livre était à brûler après avoir été vertement dénoncé. Depuis 1992 et le quarantième anniversaire du débarquement, j’avais dans ma liste de contacts l’ancienne ordonnance du général Dollard Ménard. Les deux avaient participé au débarquement allié aux Iles Aléoutiennes en 1945, débarquement sans combats, les Japonais ayant foutu le camp. C’est à titre de lieutenant-colonel commandant les neuf cents hommes des Fusiliers Mont-Royal que Dollard Ménard avait débarqué à Dieppe le 19 août 1942 pour y être atteint de cinq balles dont une à la tête. On avait eu peine à le ramener en Angleterre et à lui sauver la vie. Je contactai cet homme et lui demandai si le général Ménard était toujours en vie. C’était le cas. Je lui expliquai la situation et il m’indiqua où je pouvais le trouver. Le général vivait près de Québec, sur la Rive-Sud du fleuve. Je l’appelai, lui parlai de ce livre. Je l’entendis s’étouffer d’indignation et me demander de lui faire parvenir l’ouvrage. Cette fois, nous tenions une histoire, et les historiens de la Défense nationale par les testicules. J’affectai une de mes meilleures reporters sur le sujet. Elle prit rendez-vous avec le général et alla l’interviewer. Le général Ménard était au comble de l’indignation. Que le Canada ait ainsi pu oublier le sacrifice ultime de centaines de Canadiens-français le révulsait tout à fait. Ce livre était bon pour les poubelles, et même encore c’était lui accorder trop de confort. On avait trahi la mémoire des meilleurs jeunes hommes du Québec, on avait voulu gommer le sang canadiens-français qui avait brouillé l’eau de la mer en ce funeste 19 août 1942. Le général n’avait pas de mots assez durs pour condamner les auteurs de l’ouvrage et la Défense nationale qui avait cautionné ce livre. C’était complet. Ma journaliste prépara un excellent reportage qui donna une large place aux propos du général et, comme il fallait avoir les deux côtés de la médaille, à l’embarras de la Défense nationale. Celle-ci fit part de ses excuses et annonça que le livre était retiré de la circulation; il serait pilonné. Le reportage fit le tapage que j’attendais de lui. Je ne sais pas ce qu’il advint des deux historiens anglophones qui l’avaient écrit. Quant à moi, je ne reçus pas de médaille, je n’en méritais d’ailleurs pas, mais j’eu la profonde satisfaction d’avoir réussi mon coup.
Posted on: Tue, 03 Sep 2013 12:27:30 +0000

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