HOTTELLOTHEATRE Critique par Veronique Hotte Les Damnés de - TopicsExpress



          

HOTTELLOTHEATRE Critique par Veronique Hotte Les Damnés de la terre, d’après Frantz Fanon, mise en scène de Jacques Allaire Comment peut-on penser au suicide quand on a une âme vaste comme le monde ? Quand l’âme est gorgée d’existence et se voit réduite à n’être qu’un objet. La peau de ce même corps plein d’humanité est noire, soit annihilée et méprisée, ce qui veut dire encore métaphoriquement, « lynchée » et « esclavagisée ». Par l’homme blanc. Chez Fanon, la langue claquante et percutante de la conscience se fait volontiers rêche et drue. Elle égrène l’inventaire des préjugés assénés depuis la nuit des temps contre toute raison, sur la « différence » entre les blancs et les noirs dans la société. L’homme noir de peau aspire à être homme dans un monde d’hommes ; on l’oblige à être responsable, non seulement de son corps, mais aussi de sa race – terme banni qui n’est plus répertorié – et de ses ancêtres. Les hommes et femmes de couleur et de douleur sont devenus esclaves de leur propre corps. Leur vie est prise au lasso d’une existence d’infortune : violence, bestialité, cruauté à leur égard, tandis qu’ils sont accusés en même temps des maux mêmes qu’on leur inflige, criminalité, viol… Inscrits dans le drame français, les Africains – et les autres – ne peuvent aspirer à un empire noir. Acculés au seul destin blanc, ils choisissent l’irrationnel comme refuge. L’œuvre de Frantz Fanon embrasse quelques titres qui firent du bruit, comme Peau noire, masques blancs, L’An V de la révolution algérienne, Pour la révolution africaine et Les Damnés de la terre – un témoignage testamentaire - dont Sartre écrivit la préface. Or, cette étoile fulgurante des lettres et de la pensée révolutionnaire s’impose à travers le temps, malgré sa confidentialité apparente. Icône d’une jeunesse subversive autant qu’enjouée, Frantz Fanon est antillais d’origine. Résistant de la Seconde Guerre mondiale, le militant politique choisit d’être algérien. L’écrivain théorise le combat pour la libération des peuples opprimés – qu’ils soient de couleur, Noirs, Nord-Africains, Juifs…- ou bien qu’ils soient « sans couleur » mais aliénés par d’autres, blancs, colonisateurs ou puissants divers. Fanon est médecin psychiatre à l’hôpital de Blida près d’Alger, engagé aux côtés des combattants du FNL pendant la Guerre d’Algérie. Il meurt de maladie à 36 ans, fin 1961, tandis que l’Indépendance de son pays n’est acquise qu’en mars 62. De quoi traite le spectacle de Jacques Allaire ? Le metteur en scène et scénographe ne s’engage pas à l’aveuglette en terrain inconnu, il sait créer non seulement des spectacles de réflexion sur notre temps mais des aventures théâtrales authentiques : des actes artistiques qui ont toujours à voir avec l’oppression et la domination. Quelques créations font référence, comme une promenade intime chez soi, à partir du Capital de Marx, suivie de La liberté pour quoi faire ? Ou la Proclamation aux imbéciles, d’après Bernanos. Une troisième création compose un diptyque avec Les Damnés de la terre, à voir bientôt au même Tarmac parisien en janvier 2014, Je suis encore en vie, spectacle muet sur l’aliénation aux dispositifs – couple, loi, religion – inspiré de l’histoire de Nadia Anjuman, poétesse afghane battue à mort par son mari. Les Damnés de la terre au titre sonnant, trébuchant et rythmé interroge l’état de notre monde, et ses êtres condamnés aux peines de l’enfer et à la désespérance. Une ronde de figures fantomatiques – blanches et noires –, colonne de prisonniers éternels, piétine sur la scène au ralenti ou bien s’élance dans un tournis vertigineux, à la recherche de leur être perdu et d’une place branlante sur la planète. Des visions à la façon du Théâtre du Radeau de François Tanguy, entre rêves et cauchemars sous l’emprise d’une musique lancinante, une atmosphère onirique intense avec ses hommes et femmes interchangeables, accoutrées étrangement, blouses blanches de patients aliénés, vestes beiges de colonisateurs, blouses d’école, ceinturons militaires… À cour et à jardin, et dans le fond de scène, apparaissent des cages grillagées pour des êtres dénudés, ravalés au rang d’animaux de zoo. Des murs paravents s’effondrent, et surgissent alors des boxes d’hôpital séparés de rideaux de plastique transparents. Enfin le plateau devient une classe d’école, un rappel involontaire de La Classe morte de Kantor. Silencieusement, les élèves se lèvent et se déplacent d’une chaise à l’autre, prenant la place alternative de tel ou tel autre. Chacun se fait aussi, selon son tour, maître-instructeur. La mise en scène est une danse théâtrale baroque, un bal feutré et entêtant, un tournoiement d’images épurées confrontées aux éléments de la nature impavide, l‘eau, la terre et l’air. La fresque est protégée par le large feuillage tombant d’un arbre inversé. Ce souvenir de farandole est à la fois sombre et lumineux, inventé à partir d’un matériau historique, les mouvements de libération de l’oppression coloniale. Le passé et la mémoire redessinés paraissent restaurés sur la scène afin de les mieux entendre. Nous portons tous en nous ces visions d’humiliation, à peine enfouies et près de ressurgir ailleurs. La représentation repose sur des acteurs somptueux, dont le fidèle et l’éloquent Jean-Pierre Baro, entouré de figures tout autant magistrales et engagées esthétiquement : Armine Adjina, Mohand Azzoug, Mounira Barbouch, Criss Niangouna, Lamya Regragui. Un ballet citoyen – libérateur des consciences. Véronique Hotte Les damnés de la terre Jusqu’au 6 décembre 2013 Et Je suis encore en vie Du 14 au 24 janvier 2014. au Tarmac Paris XX. Tél : 01 43 64 80 80 Crédit photo : Laurence Leblanc
Posted on: Thu, 28 Nov 2013 08:22:24 +0000

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