Je suis parti, j’ai appris, je construis. Gringalet au regard - TopicsExpress



          

Je suis parti, j’ai appris, je construis. Gringalet au regard d’acier, une pêche d’enfer, tout semble une lutte gagnée pour Eugène. Mais qu’en est-il réellement ? Quels sont ses doutes, ses questionnements, ses acceptations, ses projets? Il y a quelques mois, il a été débouté. Sa demande d’asile n’a pas été acceptée. Nous l’avons rencontré avant qu’il ne quitte définitivement le territoire. Gare aux yeux, les belles rencontres font les grands moments ! Interview d’Eugène Tugireyezu par Manu Toussaint et Nancy Darding, paru dans le SCIlophone 59 Quand es-tu arrivé ici ? Je suis arrivé en Belgique le 9 juillet 2011, en avion. Ça fait donc deux ans que je suis là. Mais je dois repartir très bientôt. Mes demandes d’asile n’ont pas abouti et après avoir réfléchi longuement, j’ai décidé de rentrer au Rwanda. Ces deux ans ont été à la fois faits de difficultés et d’amertume, mais aussi d’apprentissages et de rencontres enrichissantes. Et finalement, je repars, certes, mais avec un grand projet en lequel j’ai pleinement confiance. Tu as fait une demande d’asile ici en Belgique. T’es-tu senti accueilli ? Bien que j’aie fui le Rwanda pour une raison de sécurité, je n’ai pas fait ma demande d’asile dès mon arrivée. J’ai d’abord passé un mois chez ma soeur à Mons. Je ne voulais pas demander l’asile sans lui en avoir parlé d’abord. Ça a aussi été l’occasion de découvrir la Belgique. Qui sait ce que je deviendrais après mon passage par l’Office des étrangers ? Et c’est d’ailleurs là que j’ai vécu mon premier choc : je me suis senti comme l’étranger qui dérange. La fouille, l’interrogatoire, les empreintes, la radio, les agents avec des gants,… Suis-je un criminel ? Suis-je sale ? Ou est-ce la société qui cherche à se protéger, à garder ses richesses et qui voit l’autre comme une menace.Après tout cela, on m’a donné un plan de la ville avec une croix dessinée à l’endroit du centre fedasil à rejoindre et on m’a demandé de partir. Comment s’est passée la vie au centre fedasil de Woluwé ? On dit que c’est un centre ouvert, mais je ne m’y sentais pas si libre que cela. J’étais dans une chambre de six personnes ; il y a un horaire très strict à respecter : pour le lever et le coucher, les repas, la douche, la toilette, etc. Ce n’était pas facile pour moi. Puis, j’ai découvert les services communautaires - surtout de travaux de nettoyage - qu’on peut rendre pour gagner un peu d’argent de poche. Ça ne m’intéressait pas trop, par contre j’aurais voulu donner des cours de français. J’avais constaté que certains résidents comprenaient mal le français, et qu’ils suivaient des cours à l’extérieur. J’aurais été content de rendre service, d’utiliser mes compétences en langue et de casser la routine dormir-manger-dormir-manger. Attendre des jours entiers à ne rien faire, attendre d’avoir des nouvelles de mon dossier qui n’avançait pas : c’est comme un poison qui vous mine petit à petit. Mais les responsables du centre n’ont pas répondu à ma proposition. Ça pouvait désorganiser les services communautaires et rendre les autres jaloux. Alors tu t’es inscrit à la formation ARCADA organisée par le CIRÉ. Il s’agit d’une formation de gestion de micro-projets. Elle a réveillé l’idée d’un projet que j’avais déjà au Rwanda, mais qui ne fonctionnait pas bien. A côté de mon travail de directeur dans une école publique, j’avais un petit élevage et un potager, mais tout cela n’était pas structuré. Avec cette formation, j’ai appris comment en faire un projet durable et rentable. Puis, via le CIRÉ, j’ai rencontré Géraldine et Anaële, et j’ai participé au chantier théâtre de l’opprimé du SCI. Sur base des injustices que nous avions vécues, nous avons créé des saynètes et les avons jouées devant un public. Celuici était invité à prendre la place d’un acteur sur scène et à rejouer la scène en proposant des pistes pour changer les comportements dominateurs. Cette rencontre a été comme une respiration. Enfin, je pouvais m’exprimer, être entendu et trouver une place dans cette société. J’étais utile à une réflexion. On réfléchissait à des pistes pour lutter contre l’injustice sociale. J’ai poursuivi mon expérience avec le SCI par la formation au développement et aux relations interculturelles, avec Nancy et Manu. Et cette formation a été un autre moment fort quant à mon questionnement et à ma réflexion sur mon projet d’avenir. Que t’ont apporté les formations du SCI ? De nouvelles questions se sont entrechoquées dans ma tête : « Qu’est-ce que le développement ? Pourquoi, dans les pays du Sud, se sent-on sous-développé? Pourquoi est-on pauvre ? Nous avons la terre et l’eau, alors pourquoi mourrons nous de faim ? De quoi manquons-nous pour être riche ? » Comme pour beaucoup de gens au Rwanda, mes réponses avant étaient simples : c’est à cause du colonialisme et du pillage de nos ressources. Au fond, c’est la faute de l’homme blanc. Aujourd’hui, je pense que nous avons aussi une responsabilité, que nous devons remettre en question nos pratiques socioculturelles. Nous ne pouvons pas regarder sans cesse le passé et nos souffrances, mais aller de l’avant, compter sur nos propres ressources et développer des initiatives originales et durables. Tu as également réalisé des animations, rencontré des jeunes… Les animations m’ont permis de m’épanouir, de sortir du centre, de m’ouvrir sur l’extérieur et de dépasser certains préjugés. Mes premiers contacts avec les Belges n’ont pas été positifs. Je voyais les Européens comme des personnes froides, dures, individualistes, fermées voire même hostiles. Après j’ai découvert des jeunes à l’écoute, sympathiques, ouverts au dialogue et solidaires. Je me suis senti reconnu, j’ai pris confiance en moi. Concernant l’éducation à la citoyenneté au Rwanda, elle est très politisée et au service du pouvoir. Ici, j’ai été impressionné par cette réflexion orientée vers le Sud de manière indépendante. L’intention de sensibiliser le public aux réalités du Sud est très touchante. Mais elle doit être constamment critique, pour éviter de tomber dans le paternalisme ou le misérabilisme, ce que l’on fait quand on rejette la responsabilité de tous les maux sur le Nord. Il faut identifier aussi les responsabilités et les possibilités des populations du Sud, et surtout les renforcer pour qu’elles puissent devenir actrices de leur propre développement. C’est pourquoi mon projet s’appelle «AKIMUHANA». C’est l’abréviation de « akimuhana kaza imuura ihise », ce qui signifie « la part de l’extérieur vient après ». Les mois ont passé, tu as reçu récemment des nouvelles de l’Office des étrangers. Ma demande a été refusée, pour la seconde fois. A cette annonce, mon premier sentiment a à nouveau été l’injustice : il n’y a pas de raison objective à ce refus, mon auditeur ne m’a tout simplement pas cru. C’est ma parole et mon histoire qu’ils ont remis en cause. Gros coup dur. J’étais renvoyé au pays, comme un mal propre, sans avoir rien réussi ici. La honte. Insomnies, nuits blanches à ressasser. Ça m’a coûté. J’ai dû accepter mon sort, ramasser mes forces. Au bout du compte, je ne me suis pas laissé aller. J’ai ensuite appris que les gens qui me voulaient du mal au village avaient été chassés. Que je pouvais me projeter dans un retour sur mes terres, sans craindre pour ma vie. Je me suis dit « Ma place n’est peut-être pas ici. Je peux retourner au Rwanda, retrouver ma famille et réaliser ce projet auquel je pense de plus en plus.» Après avoir mûrement réfléchi sur mon projet, je me sens libéré, plein d’élan et d’envie d’entreprendre. Parle-nous un peu de ton projet en quelques mots. Toute la philosophie du projet vient de ma réflexion et de mes rencontres, notamment avec le SCI. Arrêtons la logique africaine de la main tendue vers l’Occident. Nous avons des compétences, des richesses, des connaissances profondes à valoriser. Et je commence par moi. Je vais réhabiliter ma ferme familiale et en faire une ferme basée sur l’agroécologie. Je me suis beaucoup renseigner auprès d’agriculteurs belges, en participant à des séminaires. Je me suis procuré du matériel qui me permettra de mener à bien cette agriculture respectueuse des humains et de la nature. Plus tard, je voudrais que ma ferme soit un lieu de sensibilisation pour les jeunes. Que ce soit un espace d’échange et de discussion sur les alternatives. Et puis cette ferme, ça pourrait être aussi un lieu de chantier SCI ! Les personnes restées au pays vont-elles comprendre ton retour ? Non, en tout cas, pas au début. Les premiers mois seront difficiles, c’est sûr. Ça me fait un peu peur, mais j’ai confiance. On s’attend à ce que ceux qui reviennent le fassent avec de l’argent ou des diplômes. Pour beaucoup de personnes, l’Europe est riche. Si on s’accroche, on peut réussir. Mes enfants m’en voulaient de ne pas les avoir amenés en Europe après m’être installé. Je leur ai dit que je serai devenu fou si j’étais resté. Ils m’ont répondu : « Papa, on ne veut pas que tu sois fou. Rentre au pays. » Je vais rentrer avec peu de choses : 250 € d’argent de poche, une idée et, si je la mets en place, une possibilité de financement. Je rentre aussi avec mes notes prises lors des visites de ferme bio en Belgique. Je rentre enfin avec des contacts et l’espoir d’inviter des volontaires chez moi, et surtout avec une détermination à déplacer des collines !
Posted on: Sat, 20 Jul 2013 10:14:16 +0000

Trending Topics



Recently Viewed Topics




© 2015