Les suspicions qui marquent les rapports de l’Europe avec - TopicsExpress



          

Les suspicions qui marquent les rapports de l’Europe avec l’aire arabo-musulmane sont trop fortes pour que l’étude de l’affrontement connu sous le nom de la bataille de Poitiers (732) aboutisse aisément à des résultats qui fassent l’unanimité des historiens sur l’ensemble du pourtour de la Méditerranée. Dans le prologue de la somme parue sous la direction de Mohammed Arkoun, Histoire de l’islam et des musulmans en France du Moyen Âge à nos jours, Albin Michel, 2006, p. 6-15, Françoise Micheau et Philippe Sénac ont pourtant réussi un joli tour de force en se fixant une double tâche, qu’ils ont su parfaitement honorer : établir la réalité des faits désignés sous ce nom surdéterminé et suivre sa transformation en mythe. Documentée et argumentée, leur étude est un modèle du genre, qui fait cruellement ressortir les déficiences du livre sous examen. Nas Boutammina obéit aux canons bushiens avec servilité. Le monde est traversé par les axes du Bien et du Mal, dont l’un est incarné par ceux qui souscrivent aux valeurs propres à l’univers de l’auteur et l’autre, par ceux qui sont réputés ne pas les partager. L’application de cette pétition de principe est immédiate. « L’Église domine toujours la société féodale morcelée du Moyen Âge avec son économie agricole et sa vie superstitieuse, héritées du farouche archaïsme gréco-romain », tandis que : « Le contact avec cette dernière [la culture musulmane] a permis aux sociétés occidentales de se transformer très lentement au cours des siècles en adoptant des institutions politiques centralisées, avec une économie urbaine et commerciale, puis quelques siècles plus tard, un patronage non ecclésial de l’enseignement, des arts et des lettres (p. 11). » Appliquée aux fracas des armes qui ont retenti aux alentours de Poitiers en 732, cette conception manichéenne aboutit à un résultat très remarquable. À cette époque, le plateau poitevin n’a jamais retenti que du bruit des travaux agricoles, du meuglement des bovidés et des disputes domestiques pour l’excellente raison qu’aucune bataille ne s’y est déroulée. La prétendue bataille de Poitiers n’est qu’une rumeur, celle que des chroniqueurs et hommes de lettre des XIVe-XVIe siècles ont propagée, en cherchant à laver l’affront que, par l’intermédiaire du Prince noir, son fils aîné, Édouard III avait infligé à Jean II en 1356 sur ce même plateau. Notre redresseur de torts a le sens des raccourcis : il parle du « roi d’Angleterre Édouard III dit le Prince Noir (p. 33) ». Ainsi, « Poitiers, 732 » est une victoire fantasmée qui a pour fonction de faire oublier la honte, trop réelle, de « Poitiers, 1356 »… Pour établir sa très surprenante vérité, l’A. procède en deux étapes. Dans la première partie de son livre, il exprime son mépris pour Hérodote et Thucydide, dont les ouvrages sont remplis « d’anecdotes de peu d’importances et débordantes de mièvreries (p.13) ». Pourtant, par l’intermédiaire d’un Tite-Live « rompu aux méthodes des chroniques de la Grèce (p.14) », « ils servent de modèles à leurs successeurs du Moyen Âge (p. 13) ». Et, comble la perversion, « la plupart des historiens occidentaux contemporains ne sont guères irrités par les naïvetés ou par l’étroitesse de vue des chroniqueurs. Ceux-ci ont même été traduits ou imités depuis le Moyen Âge, que ce soit dans l’Occident latin ou dans les chrétientés orientales (p. 15). » Suit une longue explication psychologique qui établit « la fabulation [comme] fondement de l’historiographie occidentale (p. 21). » Elle s’appuie sur les travaux d’un neuropsychiatre russe du XIXe siècle, Serge Korsakoff, qui a décrit un syndrome qui porte son nom. Peu porté sur les mystères de la « paramnésie de répétition », de l’« anosognosie » ou des « encéphalopathies vitaminocurables », je retiens que ce fâcheux syndrome est « constamment associé à l’alcoolisme chronique (p. 23). » Suivez mon regard… Une pareille charge évite à l’A. de se pencher sur les témoignages de la Chronique mozarabe, sur le récit du Continuateur de Frédégaire ou sur les Annales de Fulda. Il ne convoque pas davantage les auteurs arabes. Ibn Abd al-Hakam († 871), qui parle de la mort Abd al-Rahmān dans une expédition contre le pays des Francs en 115 de l’hégire, est ignoré, à l’instar des historiens ultérieurs qui le reprennent, Ibn al-Athīr († 1233) ou Ibn Idhārī (début du XIVe siècle). Ce vigoureux coup de balai donne toute licence à l’A. pour présenter, dans la seconde partie, sa version des faits. Une grosse surprise attend le lecteur : pour notre donneur de leçon, Charles Martel et Charlemagne (p. 41 et 68) sont un seul et même personnage ! Pareille confusion lui permet de monter en épingle, toujours à propos de la bataille de Poitiers de 732, la Chanson de Roland et de s’arrêter ensuite au Roland amoureux de Matteo Maria Boiardo et à sa continuation, le Roland furieux de l’Arioste – ces parangons, apprend-t-on, de l’histoire à la mode européenne. Pour introduire un peu sérieux, il ajoute à son brouet une once de Froissart et une pincée des Grandes Chroniques de France. Il secoue fortement : il a établi « le dogme du mythe de la bataille de Poitiers de 732 (p. 63). » Huit annexes reproduisent des enluminures empruntées à aux Chroniques de Froissart et surtout aux Grandes Chroniques de France ; elles sont censées apporter « la preuve par l’image » à la « démonstration », encore qu’elles ne fassent l’objet d’aucun commentaire. L’A. conclut gravement : « Le problème du rapport entre l’utilisation des mythes, des fabulations, et la réalité se pose tout particulièrement dans le cas de la fondation de l’Histoire de France (p. 71). » Que dire de l’histoire des pays de la rive méridionale de la Méditerranée, quand on apprend au détour d’une page que Gerbert d’Aurillac « est allé étudier au Maghreb chez les Maîtres musulmans (p. 29) » ? 6L’A. ne tarit pas d’éloges sur Ibn Khaldoūn, au point d’utiliser cette grande figure du monde arabo-islamique pour établir une nomenclature des historiens : les uns sont khaldoūniens ; les autres, anti-khaldoūniens (p. 17 et 42, n. 45 ; voir plus bas). Que n’applique-t-il pas la méthode khaldoūnienne à la conduite de ses travaux ? « Les données historiques doivent être analysées à la loupe et selon un esprit critique textuel qui prend en compte le plus grand nombre d’observateurs, de témoignages, de mémoires, de correspondances, de documents juridiques. Ainsi que les indications livrées par les vestiges concrets archéologiques, anthropologiques, ethnologiques, sociologiques (p. 17). » Je ne saurais mieux dire, moi qui suis l’héritier de la « vieille gnose judéo-chrétienne (p. 27). » À ses ignorances grasses en matière d’histoire médiévale, l’A. joint un goût marqué pour la désinformation quand il s’agit de l’époque contemporaine : « Histoire orthodoxe. Il s’agit de l’Histoire inventée, compilée et véhiculée depuis des siècles par l’Église. Ce type d’histoire anti-khaldoūnien suit le caractère de ce qui est orthodoxe au judéo-christianisme, c’est-à-dire conforme à la doctrine du pouvoir ecclésiastique et étatique. Jusqu’à nos jours, rares sont les historiens qui se sont émancipés des dogmes de l’Histoire orthodoxe. Au contraire, celle-ci sert de base angulaire (sic) au cursus de formation du corps enseignant et elle est inscrite au programme de tout cycle scolaire (de l’école primaire à l’Université) (p. 42, n. 45). » Voilà une illustration par l’absurde de cette grande vérité : s’il est acquis qu’en élucidant le passé, l’historien permet de comprendre le présent, il est maintenant assurer qu’en falsifiant le passé, il s’interdit une vision sereine du présent.
Posted on: Wed, 17 Jul 2013 22:55:52 +0000

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