PENSER LA STRATÉGIE AMÉRICAINE DE LA SÉCURITÉ DU TERRITOIRE - TopicsExpress



          

PENSER LA STRATÉGIE AMÉRICAINE DE LA SÉCURITÉ DU TERRITOIRE NATIONAL par David GRONDIN (*) Il est d’usage d’entendre, dans les cercles académiques comme politiques, que la souveraineté étatique s’est amenuisée avec la mondialisation. Cela ne signifie pas pour autant que l’Etat ne soit plus pertinent comme entité de gouvernance par excellence : si, dans le système westphalien, il a toujours été un acteur central – mais non le seul –, ni la fin de la Guerre froide, ni le 11 septembre 2001 n’ont changé cette réalité. Notamment sur le plan de la sécurité, au grand dam des partisans d’une société civile plus forte, l’Etat demeure, jusqu’à preuve du contraire, le premier garant. Et nul Etat ne saurait mieux représenter cette règle que les Etats-Unis d’Amérique. Alors que les dirigeants et stratèges des Etats-Unis continuent – et continueront – de parler d’abord et avant tout de « sécurité nationale », avant d’évoquer la sécurité internationale ou la sécurité mondiale/globale, certains voudraient voir l’émergence d’une « mondialisation de la sécurité ». En vérité, on assiste plutôt à une mondialisation de l’insécurité, en raison de la mondialisation des risques et des menaces. Pour reprendre l’analyse du professeur canadien Charles-Philippe David, la « mondialisation de la sécurité » n’est qu’un leurre : « [elle] n’est que verbiage. En revanche, ce qui est mondialisé ce sont les nouveaux risques, comme celui du terrorisme transnational » (1). Ces menaces mondialisées rendent-elles caduque la notion de souveraineté territoriale? En d’autres termes et plus prosaïquement, le territoire conserve-t-il sa pertinence pour l’Etat-nation ? Si le 11 septembre 2001 a forcé la main des dirigeants américains pour que soit (enfin !) repensée la sécurité de façon à aller au-delà des dichotomies traditionnelles entre l’interne et l’externe, le civil et le militaire, ainsi que le public et le privé, le territoire national, dont on aurait volontiers souligné l’obsolescence à l’heure de la régionalisation économique et de la mondialisation des marchés, ne s’en trouve pas moins érigé en un symbole à défendre coûte que coûte. Bien que les Etats-Unis se soient définis par leur territoria- (*) Chercheur-boursier « Marc Bourgie » au sein de l’Observatoire sur les Etats-Unis de la Chaire Raoul- Dandurand en études stratégiques et diplomatiques de l’Université du Québec à Montréal et doctorant en Science politique à la même Université. (1) Charles-Philippe David, « La mondialisation de la sécurité : espoir ou leurre ? », Actualité et Droit international, décembre 2001, p. 3, sur le site Internet ridi.org/adi/200112dav.htm (dernière consultation le 15 février 2002). lité continentale nord-américaine dès leur création (2) et qu’ils se soient souvent considérés, à tort, comme une forteresse invulnérable, la protection du territoire américain s’en était malgré tout trouvé facilitée (et littéralement assurée) par cette territorialité particulière – un isolement géostratégique : bordée par trois océans et un golfe, l’Amérique du Nord possède à la fois les attributs d’une puissance maritime et ceux d’une puissance continentale ; cela n’en fait pas pour autant une forteresse invincible. Touché en son coeur pour la première fois depuis 1812, le territoire national américain, dont on avait traditionnellement négligé la défense, apparaît dorénavant vulnérable à des attaques asymétriques contre lesquelles il doit être paré. La nouvelle vision sécuritaire américaine, dans laquelle la sécurité du territoire national (homeland security) devient la priorité absolue, peut ainsi être qualifiée de « sanctuarisation du territoire national » (3). Une chose doit absolument être claire lorsqu’on parle de sécurité du territoire national aux Etats-Unis : il y a, d’une part, la politique de sécurité proprement dite, avec ses mesures et ses objectifs et, d’autre part, la réorganisation gouvernementale qu’on lui associe. On a souvent tendance à voir les deux éléments comme s’ils étaient indissociables, mais l’évocation de la sécurité du territoire national n’implique pas nécessairement une réorganisation gouvernementale majeure telle que le prévoit la stratégie fédérale actuelle. Les propos défendus ici seront davantage intéressés par une réflexion sur le concept, la politique qui lui est associée, son contenu et ses implications que par la réorganisation que cette nouvelle préoccupation génère. Contrairement à la politique de sécurité nationale, où ce sont surtout les forces armées et l’appareil militaire qui sont d’abord interpellés, dans la politique de sécurité du territoire national des Etats-Unis, les forces armées sont tout autant que les autorités civiles concernées, même si elles sont plutôt confinées à un rôle de soutien civil et d’assistance militaire. Qui dit soutien ne veut cependant pas dire qu’elles sont moins importantes : leur rôle est fondamental, car c’est la sécurité de l’Etat territorial (les Etats-Unis continentaux) et de la population américaine qui en dépend. En effet, la défense du territoire national échoit ultimement aux forces armées. Il sera d’abord question des implications de la sécurité du territoire national en ayant en arrière-plan le 11 septembre 2001 comme date charnière. On élaborera ensuite une réflexion sur les rapprochements et les distinctions 614 david grondin (2) Selon Mathias Albert, la territorialité constitue encore un élément important auquel recourent les Etats-nations pour se définir. L’appartenance à un territoire est ainsi vue comme l’essence constitutive d’un peuple, d’une ethnie, d’un Etat (Albert parle d’essence, car l’appartenance à un territoire n’est pas discutable pour l’entité en question). Cf. Mathias Albert, « Territoriality and Modernization », sur le site Internet de l’Institut pour les études sur la société globale de l’Université de Bielefeld (Allemagne), 20-21 octobre 2001, 10 p. : uni-bielefeld.de/soz/iw/pdf/albert–3.pdf (dernière consultation le 15 septembre 2002). (3) Cf. David Grondin/Benoît Gagnon, « La sanctuarisation du territoire national américain », in Charles-Philippe David (dir.), Repenser la sécurité : Nouvelles menaces, nouvelles politiques, Fidès-La Presse- Montréal, 2002, pp. 181-205. nécessaires induites par la sécurité nationale et la sécurité du territoire national. Enfin, on inscrira la stratégie de sécurité du territoire national dans le contexte stratégique qui lui sied, à savoir celui de la stratégie de sécurité nationale et de la stratégie globale (Grand Strategy) : dans cette partie, il sera notamment question des missions des forces armées qui doivent être repensées en fonction des nouvelles réalités du contexte de l’après- 11 septembre. Pour la sécurité du territoire national proprement dite, il faudra ultimement que soit corrigée la faiblesse de la politique actuelle, soit l’absence d’une attribution des forces armées (ou des unités armées) qui assureront la sécurité du territoire national. La sanctuarisation du territoire national américain Alors que les lendemains du 11 septembre ont consacré le terme d’homeland security, le concept de défense du territoire national (homeland defense) était utilisé depuis quelques années par les stratèges du Département de la Défense. Son introduction dans les textes officiels de la planification stratégique américaine coïncide avec le Rapport de l’Atelier sur la défense nationale (Report of the National Defense Panel) de 1997, qui indiquait l’importance que revêtirait la défense du territoire national pour la sécurité nationale au XXIe siècle (4). L’expression « homeland security » est pour sa part des trois rapports de 1999, 2000 et 2001 de la Commission américaine sur la sécurité nationale au XXIe siècle (5), présidée par les sénateurs Gary Hart et Warren B. Rudman (6). La commission a surtout fait parler d’elle par l’établissement des bases de la sécurité du territoire national à travers deux grandes missions : la défense du territoire national et le soutien civil. La définition actuelle de sécurité du territoire national est ainsi l’héritière des conclusions de cette commission. Et il aura fallu que le 11 septembre survienne pour que les recommandations de la commission soient écoutées et récupérées par les décideurs, car jusqu’au 11 septembre 2001, il n’était pas question de sécurité du territoire national mais bien de défense du territoire national. stratégie américaine de défense territoriale 615 (4) Déjà dans le sommaire, à la page ii, il était écrit : « one of the salient features of US security in 2010- 2020 will be a much larger role for homeland defense than exists today ». Cf. Phillip A. Odeen et al., Transforming Defense : National Security in the 21st Century, National Defense Panel, Arlington, décembre 1997, sur le site Internet dtic.mil/ndp/FullDoc2.pdf (dernière consultation le 17 janvier 2002). (5) C’est une commission bipartisane, créée en 1998 par le Président Bill Clinton, qui avait comme mandat d’étudier le système américain de sécurité nationale et ses politiques et de proposer les réformes nécessaires pour un appareil de sécurité adapté à l’environnement stratégique du XXIe siècle. (6) Les trois rapports et l’addendum, qui sont respectivement intitulés (I) « New World Coming : American Security in the 21st Century » (15 septembre 1999), (II) « Seeking a National Strategy : A Concert for Preserving Security and Promoting Freedom » (15 avril 2000), (III) « Road Map for National Security : Imperative for Change » (15 février 2001) et (IV) l’addendum Roadmap for National Security Change : Addendum on Implementation (15 avril 2001) sont disponibles sur le site Internet de la Commission : (I) nssg.gov/NWR–A.pdf, (II) nssg.gov/PhaseII.pdf, (III) nssg.gov/PhaseIIIFR. pdf, (IV) nssg.gov/addedum/Implementation–Plans.pdf. Plusieurs définitions existent pour rendre compte des réalités concernées par la sécurité du territoire national et la défense du territoire national. Bien qu’aucune ne fasse vraiment autorité, les définitions les plus utilisées sont celles de la Maison-Blanche et du Département de la Défense. La définition de la « défense du territoire national » qui demeure la plus pertinente est celle qui, proposée au départ par le Département de la Défense, fait strictement référence à « la protection du territoire, de la souveraineté, de la population et des infrastructures critiques des Etats-Unis contre des menaces et attaques étrangères » (7) : elle concerne ainsi uniquement la dimension militaire de la sécurité du territoire national. Pour ce qui est de la « sécurité du territoire national », la définition officielle de la Maison-Blanche est « un effort national concerté pour prévenir des attaques terroristes sur le territoire américain, pour réduire la vulnérabilité des Etats-Unis face au terrorisme et pour minimiser les dommages que pourraient infliger d’éventuelles attaques (terroristes) et récupérer de celles-ci » (8) ; celle donnée par le Département de la Défense diffère sensiblement : « la préparation, la prévention, la défense contre et la réponse aux menaces et attaques dirigées contre le territoire, la souveraineté, la population et les infrastructures des Etats-Unis, ainsi que la gestion de la crise et des conséquences et un soutien aux civils » (9). Les divergences entre les deux définitions ne sont pas majeures : la Maison-Blanche parle de « protection », alors que le Département de la Défense parle de « défense » et ajoute le soutien civil, sans toutefois que la détection et la récupération ne soient mentionnées. Ces différences reflètent les deux dimensions de la sécurité du territoire national : le volet civil et le volet militaire. Aucune des deux définitions n’est donc complète, la Maison- Blanche privilégiant la participation civile et le Département de la Défense mettant en relief le rôle confié aux militaires. Afin d’englober toutes les dimensions de la sécurité du territoire national, la définition suivante pourrait être suggérée : un effort national concerté entre les ressources civiles et militaires pour prévenir, se préparer, dissuader, se défendre et répondre à des attaques terroristes sur le territoire américain visant la population et/ou les infrastructures critiques américaines, un effort qui chercherait à réduire la vulnérabilité contre ces menaces en minimisant les dommages qu’elles pourraient infliger afin de mieux récupérer de cellesci. 616 david grondin (7) Steven J. Tomisek, « Homeland Security : The New Role for Defense », Strategic Forum, no 189, février 2002, p. 4, sur le site Internet ndu.edu/inss/strforum/sf189.pdf (dernière consultation le 15 août 2002). (8) Bureau de la Sécurité du territoire national, Maison-Blanche, Administration George Walker Bush, Gouvernement des Etats-Unis, National Strategy for Homeland Security, [Washington, DC, juillet 2002, p. 2, sur le site Internet whitehouse.gov/homeland/book/index.html (consultation le 12 août 2002). (9) Steven J. Tomisek, loc. cit. Peut-on penser la sécurité du territoire national sans penser la sécurité nationale? Certains voient dans la sanctuarisation du territoire national un repli stratégique des Etats-Unis, voire un nouvel isolationnisme. Or, il serait plus juste de comprendre cette réorientation de la sécurité vers le territoire national en une (re)découverte de la dimension nationale en matière de défense. La stratégie de sécurité du territoire national constitue la conceptualisation et la concrétisation de la préparation gouvernementale des Etats-Unis face au terrorisme, intérieur comme extérieur. Et si on a choisi de parler de sécurité du territoire national plutôt que de sécurité intérieure, c’est que l’appellation « sécurité intérieure » néglige l’un des aspects fondamentaux de la homeland security, soit la défense nationale. De prime abord, il peut paraître surprenant que la protection du territoire national américain n’ait jamais été la priorité des forces armées américaines. Il convient ici d’expliquer cette particularité américaine. En théorie, ce qu’on conçoit comme étant la « sécurité du territoire national » correspond à la vision traditionnelle de la sécurité nationale, qui a été définie comme la protection contre des attaques extérieures (10). Si la protection du territoire national – la sécurité nationale traditionnelle – a toujours été considérée comme étant de la plus haute importance (11), la nouveauté qu’introduit la période post-11 septembre réside dans la façon de l’assurer et de la concevoir. La stratégie de sécurité nationale demeure associée à une défense avancée (forward defense) des intérêts nationaux américains : la sécurité nationale continue d’être d’abord assurée de l’extérieur. Une stratégie pour la sécurité du territoire national est donc apparue nécessaire pour l’Administration du Président George Walker Bush. Cette prise de conscience chez les décideurs américains a coïncidé avec la publication de la Quadriennal Defense Review Report du 30 septembre 2001, un document qui, émanant du Secrétaire à la Défense des Etats-Unis, fait l’évaluation des forces armées et de la structure de la défense américaines tous les quatre ans. Si la priorité à la sécurité du territoire national est désormais donnée aux forces américaines, les missions de ces dernières en la matière restent toutefois à préciser, ainsi que les implications de cette nouvelle préoccupation sur la politique de sécurité nationale. Afin de cerner les tenants et les aboutissants de cette « nouvelle » question (la sécurité du territoire national), il est essentiel de se pencher sur le concept de sécurité nationale et sur le processus d’élaboration de politiques de sécurité nationale des Etats-Unis. Il y a effectivement lieu de s’interroger sur la pertinence du concept de sécurité du territoire national alors que le stratégie américaine de défense territoriale 617 (10) Cette définition concerne essentiellement les menaces militaires. Cf. notamment Daniel J. Kaufman/ Jeffrey S. Mckitnick/Thomas J. Leney, US National Security : A Framework for Analysis, Lexington Books, Lexington, 1985, pp. 3-4. (11) Sam C. Sarkesian, US National Security : Policymakers, Processes, and Politics, Lynne Rienner Boulder, Colorado, 1995 (2e édition), p. 7. concept de sécurité nationale se voulait suffisamment inclusif. Ce nouveau concept ne se veut pas concurrent, mais plutôt complémentaire à la sécurité nationale ; il constitue un composant de celle-ci. Cela suppose évidemment une conception élargie de la sécurité nationale. Et la sécurité nationale dans tout cela? Certains définissent la sécurité nationale de façon étroite, la limitant à la protection d’intérêts politiques et économiques pour éviter que soient menacées les valeurs fondamentales et la vitalité de l’Etat et de sa population (12). Cette définition paraît insuffisante, car elle évacue complètement les dimensions psychologiques, sociales et diplomatiques. On doit au politologue Arnold Wolfers d’avoir mis en exergue les deux pôles de la sécurité nationale : le côté objectif, dont la composante est dite physique, et le côté subjectif, qui concerne la composante psychologique (13). La dimension objective renvoie à « l’absence de menaces aux valeurs acquises », ce qui comprend la continuation de l’indépendance nationale, la préservation du mode de vie américain, des processus et libertés démocratiques et des autres principes chers aux Américains; la dimension subjective concerne « l’absence de peur que les valeurs seront attaquées » (14). Ces deux dimensions doivent absolument être présentes pour une compréhension réaliste du concept de sécurité nationale ; même s’il y a absence de menaces militaires, la population ne doit pas vivre dans un état d’insécurité. On a eu tendance à négliger l’effet perturbateur – psychologique – des attentats terroristes du 11 septembre : le terrorisme est avant tout une forme psychologique de la guerre ; les menaces asymétriques qu’il représente cherchent, entre autres objectifs, à révéler à la société visée sa vulnérabilité. Si les Etats-Unis sont aujourd’hui déterminés à intervenir militairement en Iraq avec pour seul objectif de détruire les armes de destruction massive et les installations pour les produire que cet Etat possède, c’est que l’Administration W. Bush, le Congrès et la population américaine sont d’avis que leur sécurité nationale est désormais menacée par la simple existence de ces armes entre les mains du dictateur Saddam Hussein. La prolifération de ces armes au sein des Etats « voyous » ou « parias » était déjà considérée comme une menace à la sécurité nationale américaine et à la sécurité internationale. Cependant, la population et les décideurs américains n’envisageaient pas l’imminence de cette menace. Ces armes ne sont pas devenues plus mena- 618 david grondin (12) Cette définition est tirée d’un manuel sur la sécurité nationale des Etats-Unis. On y a toutefois ajouté la population de l’Etat comme objet de la sécurité nationale, au lieu de limiter cela à l’Etat comme tel. Cf. Amos A. Jordan/William J. Taylor, Jr./Michael J. Mazarr, American National Security, The Johns Hopkins University Press, Baltimore, 1999 (5e édition), p. 3. (13) Arnold Wolfers, « National Security as an Ambiguous Symbol », in Discord and Collaboration : Essays on International Politics, The Johns Hopkins University Press, Baltimore, 1962, pp. 147-165. (14) Cecil V. Crabb, Jr./Kevin V. Mulcahy, American National Security : A Presidential Perspective, Brooks-Cole Publishing Company, Pacific Grove, 1991, pp. 4-5. çantes avec le 11 septembre 2001, mais leur emploi potentiel est apparu plus plausible : en réalité, c’est le sentiment d’insécurité de la population américaine face à l’existence de ces armes qui a fait de ces armes une menace réelle. Le professeur canadien Donald La Carte dit ainsi qu’« en vertu de l’impact psychologique qu’elles ont, la simple existence de ces armes représente une menace même en l’absence d’une capacité de les rendre opérationnelles » (15). C’est en ce sens que le 11 septembre a sérieusement ébranlé le sentiment de sécurité nationale de la population américaine. Un autre aspect de la sécurité nationale telle qu’elle est définie et mise en oeuvre aux Etats-Unis est mis en relief par Cecil Crabb et Kevin Mulcahy : ses dimensions négative et positive. D’une part, il y a un sens négatif parce que les Américains veulent être protégés de menaces internes et externes à leur existence et à leur bien-être. D’autre part, il y a un sens positif parce que les Américains recherchent cette protection dans le but d’atteindre des objectifs qui devraient contribuer à leur bonheur, leur bien-être, leur croissance spirituelle et leur accomplissement personnel (16). Ils veulent créer les conditions nationales et internationales favorables à la protection ou au dépassement des valeurs nationales vitales contre leurs adversaires actuels et potentiels (17). La survie seule de l’Etat n’est donc pas suffisante : il faut que les Américains puissent continuer de vivre normalement comme ils le faisaient (18). C’est pourquoi on dit de la sécurité qu’elle concerne les valeurs, mais qu’elle n’en est pas une. Elle est plutôt une condition qui permet à une nation de maintenir ses valeurs. Il est ainsi primordial de comprendre que la sécurité nationale revêt une signification contextuelle, contingente ; elle n’est pas une condition statique qui existe dans un vacuum. Une politique de sécurité nationale est ainsi déterminée par le contexte environnemental national et international prévalant et par des conditions politiques, économiques, technologiques, culturelles et sociales données. Chaque administration tient donc compte des intérêts nationaux américains qui lui paraissent alors vitaux, critiques et significatifs (19) : les armes de destruction massive apparemstratégie américaine de défense territoriale 619 (15) Donald A. La Carte, « La guerre asymétrique et l’utilisation de forces spéciales dans l’application des lois en Amérique du Nord », Revue militaire canadienne, vol. 2, no 4, hiver 2001-2002, p. 28. (16) A ce niveau-là, on peut faire un parallèle intéressant avec les idéaux de la Constitution des Etats- Unis, laquelle insiste, dans son Préambule, sur la recherche du bonheur pour le peuple américain : « nous, Peuple des Etats-Unis, en vue de former une Union plus parfaite, d’établir la justice, de faire régner la paix intérieure, de pourvoir à la défense commune, de développer le bien-être général et d’assurer les bienfaits de la liberté à nous-mêmes et à notre postérité, nous décrétons et établissons cette Constitution pour les Etats-Unis d’Amérique. », extrait tiré de la Constitution du 17 septembre 1787. (17) Cette vision est celle de Frank N. Trager et F.N. Simonie, que cite Barry Buzan, People, States and Fear, Harvester Wheatsheaf, Londres, 1991, p. 217. (18) Cecil V. Crabb, Jr./Kevin V. Mulcahy, op. cit., p. 5. (19) Les intérêts vitaux (survival interests) sont ceux qui font en sorte que la protection est nécessaire à la survie des Etats-Unis ; les intérêts critiques (critical interests) sont ceux dont dépendent la vie et le bienêtre de la population américaine, et les intérêts significatifs (serious interests) affectent de manière significative l’environnement international des Etats-Unis. Cf. Daniel J. Kaufman/Jeffrey S. Mckitnick/Thomas J. Leney, op. cit., pp. 5-7. ment possédées par l’Iraq inquiétaient certes l’Administration Clinton depuis 1998, mais maintenant, elles justifient une intervention préemptive/ préventive (20) de la part des Etats-Unis pour les éradiquer du territoire iraquien (advenant un refus iraquien du retour des inspecteurs en désarmement de l’ONU). Le but de toute politique de sécurité nationale résidant dans la protection des valeurs nationales, ce que l’historien américain Melvyn Leffler nomme les valeurs nationales centrales (domestic core values) (21), il appert essentiel de transposer en éléments concrets (des intérêts) les valeurs à protéger et de les relier à des situations spécifiques si la sécurité nationale doit servir de base à une politique (22). En somme, la politique de sécurité nationale de l’Etat se concentre sur les actions et les buts poursuivis par le gouvernement, ainsi que sur la stratégie qu’il entend mener pour combler les besoins physique et psychologique de la sécurité nationale. Les documents de stratégie de sécurité nationale émis épisodiquement par les diverses administrations américaines constituent l’élaboration de la stratégie nationale pour créer un environnement militaire international favorable aux intérêts nationaux américains, ce qui comprend l’établissement de lignes directrices visant à prévenir et empêcher l’utilisation de la force par des puissances antagonistes ou des adversaires potentiels des Etats-Unis qui nuiraient à la capacité des Etats-Unis d’assurer leurs intérêts nationaux (23). Le National Security State par excellence On vient de définir la sécurité nationale et l’élaboration des politiques correspondantes. Mais quel est l’effet d’une pensée stratégique ainsi orientée sur la vie politique d’un Etat? Si l’on parle de sécurité nationale américaine comme si cela faisait partie du cours normal des choses, il faut savoir que 620 david grondin (20) L’Administration W. Bush parle, dans son document de stratégie de sécurité nationale (SSN), d’attaque préemptive. Elle utilise également le terme « prévention », comme si on pouvait l’interchanger sans problème avec le terme « préemption ». L’Administration W. Bush estime que les Etats-Unis doivent, lorsque cela est nécessaire, prendre des actions anticipées pour se défendre, même s’il demeure une incertitude quant au lieu et au moment de l’attaque ennemie. L’idée est donc de « devancer ou prévenir [les] actes hostiles de leurs adversaires ». Cf. la Maison-Blanche, Administration George W. Bush, Gouvernement des Etats-Unis, The National Security Strategy of the United States of America, septembre 2002, 31 p., sur le site Internet whitehouse.gov/nsc/nss.pdf (dernière consultation le 20 septembre 2001). Ce qui est vu ici comme étant la préemption consiste plutôt en la prévention. On utilise les deux termes comme s’ils étaient identiques et interchangeables, mais c’est une erreur : la préemption vise une attaque contre un adversaire qui s’apprête à frapper, alors que la prévention est une action menée pour empêcher qu’une menace se concrétise. Cf. Robert Jervis, « Mutual Assured Destruction », Foreign Policy, no 133, novembre/décembre 2002, p. 42 : « agir avant qu’une menace ne soit matérialisée est rationnel seulement si le gouvernement est certain que ne rien faire conduira à une attaque dévastatrice de l’adversaire ». La préemption serait en outre utilisée dans un but d’autodéfense : cf. Lawrence Freedman, The Evolution of Nuclear Strategy, St. Martin’s Press, New York, 1983, pp. 125-27. Dans le cas de l’Iraq de Saddam Hussein, il est clair qu’il n’est nullement question de guerre préemptive, mais bien de guerre préventive, les Etats-Unis agissant alors comme l’hégémon défendant ses intérêts, plutôt qu’en légitime défense contre un ennemi s’apprêtant à attaquer. (21) Melvyn P. Leffler, « National Security », in Micheal J. Hogan/Thomas G. Paterson, Explaining the History of American Foreign Relations, Cambridge University Press, Cambridge, 1991, pp. 202-203. (22) Daniel J. Kaufman/Jeffrey S. Mckitnick/ Thomas J. Leney, op. cit., pp. 5-7. (23) Sam C. Sarkesian, op. cit., pp. 6-7. c’est une dynamique encore récente. Le concept de sécurité nationale est un fondement de la politique extérieure américaine depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale (24). Au sortir de ce conflit, l’Administration du Président Harry Truman voulait s’assurer d’être parée à défendre les intérêts nationaux américains, même en temps de paix. Dans les années 1945-47, l’intention était de mettre en place un système de sécurité nationale qui pourrait contrer la menace soviétique sans que cela remette en cause les droits individuels, les libertés civiles et les principes démocratiques garantis par la Constitution américaine. Les origines du National Security State (« l’Etat de sécurité nationale ») émergeaient alors, le National Security Act de 1947 et les amendements de 1949 constituant l’acte de naissance officiel de l’Etat de sécurité nationale, avec la création des institutions suivantes : le Département de la Défense, le Comité des chefs d’état-major interarmes (Joint Chiefs of Staff), le Conseil de Sécurité Nationale (National Security Council) et l’Agence centrale du renseignement (Central Intelligence Agency). Rapidement, comme c’est le cas aujourd’hui avec la sécurité du territoire national et le projet de création d’un Département dédié à cette fin, la crainte de plusieurs membres de la classe politique, de l’élite intellectuelle et de la presse est de voir l’érection d’un Etat-garnison et d’assister à la militarisation de la vie américaine (aujourd’hui, on parlerait plutôt de sécurisation) (25). Dès le début des années 1940, en raison des programmes du New Deal et de l’Etat-providence naissant, de nombreux Américains craignaient en effet un Etat fédéral dont les pouvoirs allaient s’accroissant. C’est donc au prix d’un équilibre entre les courants anti-étatistes et étatistes que l’Etat de sécurité nationale a vu le jour, sur une toile de fond guerrière qui aidait sa cause (26). Les Américains étant généralement craintifs d’un gouvernement fort, la fragmentation de la bureaucratie a traditionnellement pu leur servir de rempart contre les excès de la branche exécutive. Dans le cas de l’Etat de sécurité nationale, les Américains ont été servis par un débat houleux entre les factions hamiltoniennes et jeffersoniennes de la stratégie américaine de défense territoriale 621 (24) La sécurité nationale, comme la sécurité du territoire national, doit être comprise dans le contexte de la politique étrangère, sans y être réduite. Elle peut parfois s’y fondre, l’entrecouper, mais elle en diffère fondamentalement de deux façons : d’une part, elle est plus restrictive en ce qu’elle concerne la sécurité et la sûreté de la nation et, d’autre part, elle met l’emphase sur le militaire en ayant comme arrière-plan la possibilité d’usage de la force par les adversaires des Etats-Unis, contrairement à la politique étrangère qui s’intéresse à la diplomatie. La politique de sécurité nationale diffère de la politique de défense parce qu’elle tient compte de l’aspect psychologique et non seulement physique de la sécurité et qu’elle ne se limite pas à l’utilisation des forces armées pour assurer la sécurité. Cf. Sam C. Sarkesian, op. cit., p. 5. (25) Harold Lasswell est probablement le plus illustre et l’un des chefs de file de cette faction de la population craignant un Etat-garnison. Cf. Harold Lasswell, « The Garrison State », American Journal of Sociology, vol. 46, juillet 1940-mai 1941, pp. 455-68. Pour une étude portant exclusivement sur les origines du National Security State, cf. Michael J. Hogan, A Cross of Iron : Harry S. Truman and the Origins of the National Security State, 1945-1954, Cambridge University Press, Cambridge, 1998, 525 p. (26) Aaron L. Friedberg, In the Shadow of the Garrison State : America’s Anti-Statism and Its Cold War Grand Strategy, Princeton University Press, Princeton, 2000, pp. 350-51. classe politique américaine (27). On pourrait être porté à croire que la même logique pourrait s’appliquer actuellement pour la discussion d’un « Homeland Security State », alors que les nouvelles orientations sécuritaires préconisées par l’Administration W. Bush après les attentats du 11 septembre 2001 présentent des enjeux similaires à ceux de la politique développée par le Président Truman au début de la Guerre froide. C’est du moins la leçon que l’on peut tirer de l’étude menée par le professeur américain Aaron Friedberg de l’Université Princeton, qui soutient qu’« un tel processus est rarement joli, [que] ses résultats ne sont jamais parfaits et rarement permanents, mais [qu’]il a prouvé sa valeur à maintes reprises, en temps de paix comme en temps de guerre » (28). Y a-t-il un rapprochement possible entre sécurité nationale et sécurité du territoire national? La prochaine section aborde la nouvelle stratégie globale dans laquelle les politiques de sécurité du territoire national et de sécurité nationale s’insèrent. Avant de s’y attaquer, il apparaît utile de s’interroger sur les rapprochements qu’il est possible d’effectuer entre la sécurité nationale et la sécurité du territoire national. L’une des idées maîtresses sous-tendant la nouvelle orientation sécuritaire des Etats-Unis stipule que l’avènement d’une stratégie de la sécurité du territoire national « facilite le développement d’une stratégie de sécurité nationale mieux intégrée et permet une défense tous azimuts du territoire national tout en s’occupant des acteurs non étatiques (les organisations terroristes) et les Etats les abritant » (29). En effet, la stratégie de sécurité du territoire national est avant tout un élément complémentaire de la stratégie de sécurité nationale. Elle est surtout orientée spécifiquement sur les menaces terroristes contre ou sur le territoire national, bien qu’elle soit également concernée par la gestion des désastres naturels. Elle veut empêcher de nouvelles attaques et par le fait même, contribuer à l’engagement global ininterrompu des Etats-Unis. Les stratégies de sécurité du territoire national et de sécurité nationale sont donc deux documents complémentaires procurant des lignes directrices aux agences et aux départements (30). De toute évidence, il faut que les stratèges et les planificateurs de la défense 622 david grondin (27) La tradition jeffersonienne appelle à des idées héritées du Parti républicain-démocrate de Thomas Jefferson et du Parti populiste d’Andrew Jackson – représenté aujourd’hui par le Parti démocrate –, des vues davantage soucieuses des questions sociales, de santé et d’éducation et préoccupées des gens ordinaires. En revanche, le courant hamiltonien est associé au Parti républicain issu des partisans fédéralistes et whigs, qui préconise la défense des valeurs familiales traditionnelles, ainsi qu’une défense et une économie nationales puissantes. Cf. Louis Balthazar, « Les fondements de la culture politique », in Edmond Orban/Michel Fortmann (dir.), Le Système politique américain, Les Presses de l’Université de Montréal, Montréal, 2001 (3e édition), no 6, p. 28. (28) Aaron L. Friedberg, op. cit., p. 351. (29) Antulio J. Etchevarria III, « Homeland Security : Strategic Issues », mars 2002, 7 p., sur le site Internet carlisle.army.mil/usassi/issues.pdf (dernière consultation le 15 juin 2002). (30) Maison-Blanche, Administration George W. Bush, Gouvernement des Etats-Unis, National Strategy for Homeland Security, juillet 2002, p. 5. en viennent à penser la sécurité du territoire national et la sécurité nationale comme une seule activité intégrée. L’intégration de la stratégie de sécurité nationale et de sécurité du territoire national a la nouvelle stratégie globale américaine Les Etats-Unis, en tant que puissance dite du statu quo, pensent leur stratégie en terme de domination absolue qui préviendrait la montée d’une puissance dite contestataire (une grande puissance qui contesterait le statu quo) et qui restreindrait les capacités de nuisance des acteurs misant sur l’asymétrie. La stratégie de sécurité du territoire national s’inscrit dans cette stratégie globale (Grand Strategy) de lutte contre le terrorisme et dans la stratégie de sécurité nationale (National Security Strategy) de l’attaque préventive de l’Administration W. Bush qui font de la menace terroriste transnationale le vecteur central des préoccupations sécuritaires américaines. Pour les Etats-Unis, une mondialisation des menaces et des risques implique une réponse globale. Il est vrai que les menaces dites asymétriques introduisent une conception des menaces et des moyens de leur répondre qui soit multifaces et multidimensionnelle. La doctrine militaire ne peut ainsi plus être la même. La dissuasion ne suffit plus : la menace asymétrique posée par le terrorisme transnational oblige que soit revue la triade défensedissuasion- coercition de la stratégie nucléaire (31). Il faut pouvoir dépasser la logique du Mutual Assured Destruction (MAD), car avec le terrorisme suicidaire, le modèle de l’acteur rationnel ne s’applique plus (c’est du moins la croyance des principaux décideurs de la Maison-Blanche et du Congrès des Etats-Unis). La préemption (preemption) doit être considérée, ce que la nouvelle stratégie de sécurité nationale des Etats-Unis (National Security Strategy) énonce d’emblée (32). En effet, depuis le 20 septembre 2002, les Etats- Unis se sont arrogés le droit d’intervenir militairement de façon préventive contre des Etats ou des acteurs terroristes soupçonnés de chercher à acquérir ou de disposer d’armes de destruction massive – nucléaires, bactériologiques, chimiques ou radiologiques – pour les utiliser contre des intérêts américains ou contre des alliés des Etats-Unis : cette action offensive est vue comme une mesure de légitime défense contre ces acteurs menaçants. Comme le soulignent les chercheurs Frédérick Gagnon et Jean-Philippe Racicot, « [la] nouvelle triade répond à une logique de ‘ capacités ’ (capabilitiesstratégie américaine de défense territoriale 623 (31) C’est ce qui a été fait avec la Nuclear Posture Review déposée au Congrès le 31 décembre 2001 et consultable sur le site Internet defenselink.mil/news/Jan2002/020109-D-6570C-001.pdf (dernière consultation le 15 janvier 2002). (32) Cf. la plus récente formulation de la politique de sécurité nationale des Etats-Unis, émise par la Maison- Blanche le 20 septembre 2002 : Maison-Blanche, Administration George W. Bush, Gouvernement des Etats-Unis, The National Security Strategy of the United States of America, septembre 2002, 31 p., sur le site Internet whitehouse.gov/nsc/nss.pdf (consultation le 20 septembre 2001). based approach) plutôt qu’à une logique de ‘menaces’ (threat-based approach). La différence entre ces deux approches se situe au niveau de l’intention. La logique de ‘menace’ veut que les Etats se défendent contre des adversaires qui ont des intentions belliqueuses (Chine et Union soviétique entre 1949 et 1989) alors que la logique de ‘ capacités ’ suppose que tout Etat qui a potentiellement les moyens de construire un arsenal d’armes de destruction massive représente un danger » (33). Par conséquent, la stratégie fondée sur les « capacités » d’un adversaire exige que la préparation militaire américaine soit désormais fondée sur les capacités d’un adversaire, plutôt que sur l’identification des moyens dont disposent concrètement les ennemis potentiels reconnus (34). La puissance militaire américaine est ainsi mise à contribution pour dissuader tout ennemi potentiel. Dans ce contexte plus incertain, les Etats-Unis veulent disposer d’un appareil militaire, d’équipements et de forces armées qui soient à même de garantir au moins le semblant d’invulnérabilité qui a été mise à mal le 11 septembre 2001. Ils doivent se doter des capacités leur permettant de pouvoir maintenir leur domination militaire afin d’être assez forts pour dissuader les adversaires potentiels de tenter de dépasser ou de rivaliser avec la puissance américaine (35). Pour réaliser un tel dessein, les Etats-Unis doivent par conséquent abandonner la « stratégie de deux guerres régionales simultanées » (36) (Two Major Theater War) en vigueur depuis la fin de la Guerre froide. Avec la Revue quadriennale de la Défense de 2001, il est prescrit que les Etats-Unis doivent encore être prêts à mener deux guerres régionales de front. Cependant, la nouvelle doctrine de préparation militaire exige que les Etats-Unis aient assez de forces pour « occuper la capitale de l’adversaire et remplacer le régime (dans la première guerre), tandis que dans l’autre, [les] forces [américaines] seront suffisantes pour l’emporter sur les forces ennemies et repousser un acte d’agression » (37). Cela signifie que les Etats-Unis doivent être en mesure de gagner rapidement une seule de ces guerres pour pouvoir mettre leurs capacités à profit dans l’autre guerre régionale. L’idée, c’est que les belligérants ne pourront pas savoir dans laquelle de ces guerres le 624 david grondin (33) Frédérick Gagnon/Jean-Philippe Racicot, « L’avenir de la puissance militaire américaine », in Charles-Philippe David (dir.), Repenser la sécurité : Nouvelles menaces, nouvelles politiques, Fidès-La Presse, Montréal, 2002, p. 175. (34) Gilbert Achcar, « QDR : La nouvelle doctrine du Pentagone », Le Débat stratégique, no 59, novembre 2001, sur le site Internet ehess.fr/centres/cirpes/ds/ds59/qdr.html (dernière consultation le 10 décembre 2001). (35) Maison-Blanche, Administration George W. Bush, Gouvernement des Etats-Unis, The National Security Strategy of the United States of America, p. 29. (36) Le Secrétaire-adjoint à la Défense des Etats-Unis, Paul Wolfowitz, voit en cette nouvelle stratégie « presque deux guerres régionales simultanées » (two nearly simultaneous conflicts) : Paul Wolfowitz, « Prepared Testimony : ‘Building a Military for the 21st Century ’ To the Senate Armed Services Committee By Deputy Secretary of Defense Paul Wolfowitz », p. 10, sur le site Internet senate.gov/ärmed–services/sta temnt/2001/011004wolf.pdf (dernière consultation le 15 septembre 2002). (37) Le sous-secrétaire à la Défense des Etats-Unis, Paul Wolfowitz, cité par Gilbert Achcar, loc. cit. Cf. Département de la Défense des Etats-Unis, Quadriennal Defense Review Report, Washington, 30 septembre 2001, p. 21, sur le site Internet defenselink.mil/pubs/qdr2001.pdf (dernière consultation le 20 décembre 2001). président choisirait d’utiliser un nombre suffisant de ses effectifs militaires pour obtenir une victoire décisive. L’arsenal militaire américain sur lequel repose la dissuasion conserve ainsi ses lettres de noblesse. Cette approche possède également l’avantage de ne pas avoir à maintenir une deuxième force d’occupation de façon à libérer les ressources qui seraient alors utilisées pour d’autres missions critiques, notamment celles tombant dorénavant sous l’égide de la sécurité du territoire national. L’intégration des missions pour la sécurité du territoire national La sécurité du territoire national est une question stratégique à laquelle les forces armées américaines doivent participer selon leurs capacités et leurs pouvoirs de juridiction. Pour la sécurité du territoire national, le Département de la Défense agit comme soutien à une agence fédérale dirigeante, tandis que pour la défense du territoire national, c’est ce même Département qui prend la direction des opérations et qui est appuyé par des agences civiles. Les militaires ont deux approches pour la défense du territoire national : d’une part, une approche conventionnelle, visant à contrer un Etat hostile et à se défendre contre un missile de croisière ou balistique, ce qui revient à la mise en place d’un système de défense antimissiles ; et, d’autre part, une approche mettant en relief la guerre asymétrique contre un acteur non étatique, par exemple une organisation terroriste transnationale attaquant les Etats-Unis en utilisant des armes de destruction massive. Pour l’instant, il n’est pas à l’agenda de modifier sensiblement le rôle et l’emploi des forces armées : celles-ci sont réservées avant tout au déploiement outre-mer. En revanche, avec la sécurité du territoire national, certaines missions ont été ajoutées à celles déjà existantes plutôt que d’être remplacées et ce, avec les mêmes effectifs, qui étaient déjà « essoufflés » (under stress) par le tempo opérationnel élevé des missions précédentes. Ainsi, les forces armées américaines doivent continuer de rassurer quotidiennement les autres acteurs dans leurs déploiements actuels à l’étranger, elles doivent dissuader les acteurs potentiels qui voudraient changer les équilibres régionaux et s’en prendre aux intérêts américains et elles doivent continuer à mener des opérations de maintien de la paix. Cela occupe 60 % des effectifs américains (38). Et l’on ajoute à ces missions la sécurité du territoire national, une transformation des forces armées et de nouvelles opérations militaires avec la lutte globale contre le terrorisme. Cela conduit donc les forces armées à devoir restructurer et augmenter leurs effectifs si elles veulent rencontrer toutes leurs obligations. Des choix devront donc être faits entre les différentes missions. Sans de nouveaux attentats terroristes, stratégie américaine de défense territoriale 625 (38) Conrad C. Crane, « Facing the Hydra : Maintaining Strategic Balance While Pursuing a Global War Against Terrorism », mai 2002, 23 p., sur le site Internet du Strategic Studies Institute de l’US Army War College de Carlisle, carlisle-army.mil/usassi/ssipubs/pubs2002/hydra/hydra.pdf (dernière consultation le 15 juin 2002). la question de la sécurité du territoire national risque fortement d’être vraiment laissée aux civils ou, du moins, aux unités de réserve et à la Garde nationale. L’intégration des missions de la sécurité du territoire national aux missions actuelles des forces armées ne se fera pas sans heurts. En cette matière, les missions peuvent être différenciées selon leur fréquence et leur ampleur : d’un côté, les opérations d’aide environnementale ou logistique, qui sont plus fréquentes, mais qui exigent moins de ressources et, d’un autre, les opérations de réponse à une attaque terroriste, qui sont plus rares, mais qui requièrent une préparation plus importante, surtout qu’il est difficile de prévoir le type et le nombre de ressources qui seront nécessaires. Bref, des décisions devront être ultimement prises quant à la préparation des forces armées face à la sécurité du territoire national. Il leur faudra trancher entre les deux options suivantes : La sécurité du territoire national est-elle une 3e guerre régionale majeure simultanée à laquelle doivent se préparer à mener les forces armées américaines ? Ou doit-on plutôt se préparer à une guerre régionale majeure se produisant simultanément à une opération militaire d’envergure pour la sécurité du territoire national ? Vaincre le spectre du « national security state » tout-puissant Est-ce que l’Etat-garnison tant honni et redouté verra le jour avec les orientations sécuritaires prises par les Etats-Unis depuis le 11 septembre 2001? Sans l’ombre d’un doute, les événements de l’automne 2001 auront entraîné une profonde réflexion en matière de gouvernance et de sécurité aux Etats-Unis, en réintroduisant le gouvernement fédéral comme acteur de premier plan dans la protection du territoire national contre les attaques sournoises du terrorisme catastrophique. Cependant, le spectre de l’Etatgarnison est-il vraiment à craindre? L’histoire américaine des soixante dernières années et la dynamique de l’élaboration de la politique de sécurité nationale américaine amènent à conclure qu’une recherche d’équilibre entre sécurité, prospérité, liberté et démocratie devrait marquer la politique américaine dans les prochaines années. Le 11 septembre 2001 aura surtout convaincu les dirigeants et le peuple américains de la nécessité de se préparer à défendre les valeurs qui leur sont les plus chères ; l’Etat-garnison ne pourra ainsi jamais devenir réalité, sinon, il en serait fait de l’idéal de liberté et de démocratie auquel ils aspirent. Devant une menace qui correspond de moins en moins à une vision stratégique héritée de la Guerre froide, une stratégie visant la dissuasion devient non pas inefficace, mais s’avère du moins incomplète. Les Etats-Unis doivent désormais penser à une nouvelle architecture de sécurité et de défense. 626 david grondin Leur vulnérabilité manifeste face à des attaques asymétriques faites avec des armes de destruction massive – nucléaires, biologiques, chimiques ou radiologiques – que pourraient lancer des Etats mal intentionnés ou des organisations terroristes les conduit à vouloir une défense nationale qui vise à renverser l’état d’insécurité dans lequel les Américains vivent depuis ce jour fatidique. La stratégie de sécurité du territoire national qui a pris forme dans les mois suivant les attaques de New York et Washington s’inscrit dans la nouvelle Stratégie globale des Etats-Unis qu’est la lutte globale contre le terrorisme et s’avère complémentaire de la nouvelle stratégie de sécurité nationale de l’attaque préventive. Le vent de réformes organisationnelles liées à la sécurité du territoire national peut faire craindre le pire, mais c’est un passage obligé pour un Etat cherchant à se prémunir contre de nouvelles frappes terroristes. Si le mot d’ordre est celui de la coordination, le défi sera toutefois de surmonter la fragmentation des structures et procédures bureaucratiques du gouvernement américain. On pourrait penser que les événements du 11 septembre, bien qu’ils constituent une tragédie, ne justifient en rien que l’on prenne en considération les scénarios les plus pessimistes, encore moins que l’on réponde aux événements du 11 septembre en échafaudant une nouvelle architecture de sécurité impliquant une réorganisation majeure dans la gouvernance. Peutêtre qu’en raison de la mentalité de Pearl Harbor dont parle Joseph Nye dans son dernier ouvrage The Paradox of American Power, les décideurs américains ont été incapables de penser la sécurité du territoire national avant que ne survienne une attaque terroriste significative sur le territoire national (39). Bien que l’institutionnalisation de la stratégie de sécurité du territoire national soit bien engagée, il ne faut pas croire que les problèmes sont écartés indéfiniment. Les dirigeants américains ne sont pas dupes : ils savent pertinemment qu’aucune structure organisationnelle ne peut être parfaitement efficace et qu’il y aura à coup sûr des ratés qui entraîneront des ajustements en cours de route (40). Il faudrait donc que la société américaine intériorise une certaine socialisation au danger. Rechercher une sécurité absolue s’avère une quête illusoire : on fait face à un danger immédiat qui commanderait une réponse radicale et draconienne (viser l’élimination de la menace terroriste sur le sol américain), laquelle est malheureusement vouée à échouer. Le défi consiste en outre à faire une estimation des risques probables et, surtout, acceptables. Les Américains veulent, avec raison, que leur gouvernement fasse des efforts pour assurer leur sécurité, même si cette dernière ne pourra jamais être totalement garantie. L’Administration stratégie américaine de défense territoriale 627 (39) La mentalité dite de Pearl Harbor est celle voulant que les Américains ne fassent rien pour se parer avant que ne survienne une attaque et qu’une menace imminente ne se soit vraiment concrétisée. Cf. Joseph Nye, The Paradox of American Power : Why the Wolrd’s Only Superpower Can’t Go It Alone, Oxford University Press, New York, 2002, p. x. (40) Michael J. Hillyard, « Organizing for Homeland Security », Parameters, vol. 32, no 1, printemps 2002, sur le site Internet carlisle-army.mil/usawc/Parameters/02spring/hillyard.htm (dernière consultation le 15 avril 2002). semble déterminée à agir en ce sens : comme la Guerre froide a eu besoin de son appareil de sécurité nationale, l’après-11 septembre nécessiterait son appareil de sécurité du territoire national afin d’augmenter les chances de survie, collective et individuelle, des Américains (41). C’est une voie que certains analystes, dont Michael Barkun, refusent, prétextant que la rhétorique de la guerre contre le terrorisme impose une préparation permanente à enclencher les mesures d’urgence. Selon eux, il faut résister à la tentation, quoique considérable, de vouloir altérer la gouvernance pour se parer et répondre à ces menaces (42). Il existerait un danger dans l’incapacité de distinguer les problèmes de sécurité nationale des problèmes d’application des lois. Le discours de la sécurité nationale appellerait à la mobilisation de toutes les ressources contre l’ennemi, alors que l’on devrait imposer des restrictions à l’exercice du pouvoir. Barkun préfère se faire alarmiste et accepter une insécurité relative à l’institutionnalisation de la sécurité du territoire national : « les mesures reliées à la sécurité du territoire national sont fondées sur une fusion de la préparation au désastre et de la défense militaire qui requière précisément la logique des urgences routinières et chroniques qui forment la base d’un Etat-garnison » (43). Avec la stratégie de sécurité du territoire national, l’érection d’un Etat-garnison doit être évitée et elle le sera. L’Administration W. Bush ne sait que trop bien qu’elle ne peut céder à cette tentation, sans compter qu’une telle entreprise serait assurément court-circuitée par un Congrès guettant les moindres gestes de la branche exécutive, même s’il est républicain. C’est là la logique même de la séparation des pouvoirs (le checks and balances du système politique américain). En somme, les Américains devront accepter un équilibre, non pas de la terreur, mais de la sécurité. Si une société sans risque et sans menace relève de l’utopie, les mesures contraignantes pour la sécurité du territoire national ne doivent pas entraver le retour à la vie normale de la société américaine. Ultimement, c’est la seule victoire vraiment possible sur le terrorisme. 628 david grondin (41) Maison-Blanche, Administration George W. Bush, Gouvernement des Etats-Unis, National Strategy for Homeland Security, juillet 2002. (42) Michael Barkun, « Defending Against the Apocalypse : The Limits of Homeland Security », in Alasdair Roberts (dir.), Governance & Public Security, Symposium on Governance and Public Security, Campbell Public Affairs Institute, Maxwell School of Citizenship and Public Affairs, Syracuse University, Syracuse, 18 janvier 2002, p. 25, sur le site Internet maxwell.syr.edu/campbell/Governance–Sympo sium/GovernancedManuscript.pdf (dernière consultation le 15 avril 2002). (43) Ibid., p. 26.
Posted on: Sun, 14 Jul 2013 23:18:34 +0000

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