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"Penchons-nous sur une affaire touchant les services de renseignement américains. En juin 1931, Herbert O. Yardley publie à Indianapolis The American Black Chamber, récit de son parcours et de ses expériences de cryptographe au service de l’espionnage et du contre-espionnage américain (Yardley, 1931). Le secrétaire d’Etat Henry L. Stimson avait décidé deux ans plus tôt la fermeture immédiate de cette unité chargée du décryptage des codes diplomatiques étrangers, réagissant violemment lorsque son existence fut portée à sa connaissance : « les gentlemen ne lisent pas le courrier d’autrui ». Dont acte. Il n’est pas question ici d’interroger ses motivations, pas plus que celle de Yardley, et encore moins la véracité des faits rapportés. Ce qui nous intéresse, c’est l’analyse des propos d’un espion, portés sur la place publique, pour dénoncer la fermeture d’un service de renseignement. L’objectif est de déconstruire ce que nous concevons comme un discours public de dénonciation et de dévoiler le registre de justification sur lequel il s’articule. Envisagé de la sorte, l’ouvrage de Yardley matérialise un moment révélateur où l’auteur incarne l’ethos de sa profession sur la place publique." => afsp.msh-paris.fr/activite/diversafsp/collhistscpo04/hist04riossalle.pdf "En adoptant les schémas et le vocabulaire boltanskiens, on peut dire que le système actanciel de la dénonciation peut s’établir de la manière suivante : Yardley est le dénonciateur, l’individu qui prend la parole pour s’indigner ; il est la principale victime de la décision, mais associe ses collègues de travail ; le secrétaire d’Etat et le département d’Etat représentent le persécuteur ; l’opinion publique est le destinataire de l’ouvrage, donc le juge. Yardley s’exprime tout au long de l’ouvrage en son nom propre, mais se réclame à de nombreuses reprises d’une profession (la cryptographie), des services qu’il a dirigés, des cercles de l’espionnage. Ceci dans le but de suggérer qu’il n’exprime pas son seul point de vue (exigence de dé-singularisation). Le récit de Yardley ne semble avoir d’autre but que de répondre à ce que Boltanski appelle le « jugement de normalité » qui conditionne la réception de la dénonciation. Il a sans doute pleinement conscience de la difficulté à obtenir l’adhésion publique autour d’activités par nature Les manoeuvres pour se grandir couvrent l’ensemble du spectre observé par Boltanski : Yardley ne manque jamais de signaler les marques de reconnaissance et distinctions qu’il reçoit, mentionne ses rencontres avec les décideurs en rapportant précautionneusement leurs propos élogieux. Il affronte et confronte les plus dangereux espions étrangers, reçoit l’aide des plus prestigieux spécialistes. Il dirige le plus performant des services de cryptographie des Etats-Unis. Second procédé clairement identifiable, l’ouvrage se trouve parsemé de photographies commentées, de reproductions de documents confidentiels, de récits ponctuels qui répondent aux propos. Autant de moyens probatoires qui visent à convaincre le lecteur incrédule de la véracité des faits rapportés. Son brutal renvoi a offensé la dignité de celui qui a « consacré seize années de sa vie (…) à l’espionnage ». La confiance qu’il plaçait dans ses collègues du département d’Etat a été trahie. C’est la raison pour laquelle il affirme « révéler dans un récit dépassionné les détails intimes d’une organisation secrète [qu’il] a élevée (fostered) pour le gouvernement américain ». La publicité relève d’un ensemble de procédures répondant à des logiques distinctes, à des stratégies de dévoilement (Dewerpe, 1994). Afin de dénoncer le traitement qui lui a été réservé, l’auteur publie pour révéler l’efficacité de son travail, l’intérêt de sa discipline, le bien-fondé de ses actes. C’est du moins ce qu’il affirme. Ce faisant, il répond à ce qu’on peut désigner comme l’exigence de justification. La justification publique, affirme Boltanski et Thévenot, implique la mobilisation de registres généraux se référant à des conceptions différentes du bien commun et de la justice. Sans prétendre pouvoir, à partir de médiatisations de la parole, reconstituer l’image du monde de l’espion, on peut chercher à dessiner une image de soi fragile, circonstancielle, individuelle d’une profession en construction. Une motivation implicite traverse l’ensemble de l’ouvrage : le patriotisme. C’est à son pays que Yardley a consacré seize années de sa vie, c’est de son sort qu’il s’inquiète désormais, abandonné sans défense parmi des puissances qui entretiennent toutes des bureaux chargés de déchiffrer ses codes diplomatiques et militaires. Un objectif est sans cesse réaffirmé : l’efficacité seule compte dans son métier et, plus largement, dans le domaine de l’espionnage. Une posture est adoptée qui répond à ces attentes : le professionnel. La cryptographie est une « science » et exige un apprentissage ardu ; le cryptographe est un « expert » qui s’appuie sur un savoir théorique et pratique. L’architecture du propos s’arc-boute sur ces trois thématiques. On peut légitimement, à notre sens, parler de justification par la virtù, dont la grammaire est à rechercher dans le Machiavel des Discours sur la première décade de Tite-Live. La virtù est un concept central de la pensée du Florentin, somme des qualités, 19 Il ne reconnaît explicitement cette nature qu’à une seule reprise dans l’ouvrage, sous la forme d’un commentaire ironique (p. 333). Et c’est avec la même ironie qu’il salue le secrétaire d’Etat Stimson qui a eu « le courage – ou était-ce de la naïveté ? – d’annoncer que les correspondances diplomatiques devaient rester inviolées, renonçant ainsi aux pratiques du bureau américain de cryptographie. » (Préface ; nous traduisons). Journées AFSP "Science politique/Histoire" — 4-6 mars 2004 17 mesure de la grandeur de l’individu. Possède la plus haute virtù celui qui se consacre à l’intérêt public, à « celui de la patrie plutôt que le sien propre ». Autre idée fondamentale : un esprit sage ne condamne jamais quelqu’un pour avoir usé d’un moyen qui s’écarte des règles ordinaires ; si le résultat est bon, il faut l’acquitter. Enfin, la virtù s’acquiert par la maîtrise d’un savoir : s’agissant de politique, par exemple, les individus doivent faire preuve de la plus grande prudence, « fondée sur la connaissance raisonnée de l’histoire ancienne [source de savoir théorique] aussi bien que des affaires contemporaines [source de savoir pratique] » (Discours, 709-711) (Skinner, 2000 ; 2001). Rencontre que nous pensons fructueuse avec des travaux sociologiques, cette conception nous permet d’approcher, dans un démarche qui rejoint l’anthropologie historique, l’espion dans ses conceptions mentales, ou du moins dans celles qu’il nous donne à voir."
Posted on: Fri, 27 Sep 2013 01:29:41 +0000

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