Peut-on accepter toutes les différences ? > > Charles Taylor : - TopicsExpress



          

Peut-on accepter toutes les différences ? > > Charles Taylor : la reconnaissance des différences comme politique Janie Pélabay, European Studies Centre, St Antonys College, University of Oxford Comment transformer les principes et les pratiques liés à la citoyenneté démocratique afin qu’elle réponde aux défis que vient aujourd’hui lui poser la diversité ethnoculturelle ? Pour aborder cette question, les écrits de Charles Taylor s’imposent comme une référence incontournable. Ce philosophe canadien, né en 1931, est en effet mondialement connu pour son plaidoyer multiculturaliste. Faisant figure de « communautarien modéré » au sein des débats qui, depuis les années quatre-vingt-dix, ont pris pour cible le libéralisme politique, Charles Taylor prône une véritable « politique de la différence ». S’y trouve affirmée la conviction que la reconnaissance publique de la « diversité profonde » (deep diversity), y compris sous la forme de « droits collectifs » (group rights), constitue la condition de légitimité et de viabilité des sociétés démocratiques. L’arrière-plan philosophique Menées dans des champs très variés de la philosophie (épistémologie, herméneutique, philosophie du langage, éthique, etc.), les investigations de Taylor concourent à souligner le rôle primordial que joue l’appartenance communautaire dans la formation de l’identité tant individuelle que collective. Elles convergent également vers une ardente défense de la pluralité des conceptions du bien qui irriguent la vie éthique et politique des sociétés démocratiques. Les « contextes de signification » Rejoignant en cela l’ensemble des auteurs communautariens, Taylor réfute la conception de l’individu véhiculée par les libéraux contemporains, notamment par John Rawls. Pure subjectivité détachée de tout ancrage culturel, agissant par calculs froids et rationnels, l’individu libéral aurait pour coupable tendance de neutraliser les médias expressifs qui façonnent son rapport au monde et à autrui. Or, d’après Taylor, le « moi » (self) est toujours déjà engagé dans ces « contextes de signification » que sont le corps (embodiment), la langue et la communauté culturelle. De manière implicite, chacun d’eux lègue au moi un bagage identitaire composé de significations communes (shared meanings) l’aidant à s’orienter dans un espace moral. C’est pourquoi, en lieu et place de la rationalité abstraite, instrumentale et procédurale qu’il associe à l’atomisme libéral, Taylor privilégie une raison dévouée à l’interprétation des sources cachées constituant l’identité profonde du moi. Transposée sur le plan de l’anthropologie philosophique, cette argumentation portant, pour ainsi dire, sur le bras épistémologique du libéralisme politique sert à Taylor de base pour dénoncer une lecture réductrice et mutilante de l’identité moderne (modern self). Précisément : une vision qui évacue, au profit de la seule rationalité solipsiste et désengagée, les sources théistes et romantiques auxquelles Taylor se réfère pour affirmer le « primat de la société comme le lieu de l’identité individuelle ». La reconnaissance : un « besoin humain vital » Pour étayer cette thèse, Taylor défend une conception « dialogique » du moi. C’est à travers la narration et le dialogue que se produit la mise en relation avec les « autruis significatifs » (G.H. Mead). Détenteurs de la capacité de reconnaître le moi dans ce qui le singularise, ces « autres donneurs de sens » détiennent la clef de l’identité réussie. En outre, le rôle central que revêt la reconnaissance serait dû à deux changements qui, selon Taylor, ont marqué l’histoire de la modernité démocratique. Avec l’effondrement de la société de l’Ancien Régime, la « révolution égalitariste » a substitué à l’honneur la dignité. Il en est ressorti une conception de l’identité profondément universaliste et égalitariste. Mais en se référant à Herder, Taylor isole un deuxième « tournant », qualifié par lui de « révolution expressiviste ». L’idéal romantique d’authenticité nous enjoint de cultiver nos différences culturelles comme autant de façons particulières de réaliser notre humanité. Conjugués l’un à l’autre, ces deux changements aboutissent à faire de la reconnaissance le pivot de la quête identitaire, ainsi que la direction vers laquelle tend toute activité humaine. Mais ils impliquent surtout que, désormais, la reconnaissance doit se mériter à travers l’échange. Ce qui signifie également qu’elle peut échouer. Or, en raison du lien posé entre dignité et authenticité, le « déni de reconnaissance » en vient à représenter « une forme d’oppression ». C’est pourquoi Taylor affirme cette thèse forte : « La reconnaissance n’est pas simplement une politesse que l’on fait aux gens, c’est un besoin humain vital 1. » Une éthique des biens pluriels S’opposant aux éthiques néo-kantiennes et procédurales, Taylor bâtit un modèle d’arbitrage des dilemmes moraux reposant sur « l’importance relative » des différentes conceptions du bien cultivées dans un contexte particulier. Dans une optique néo-aristotélicienne (phronesis), il soutient que les différents biens antagonistes doivent être jaugés par « contraste qualitatif », c’est-à-dire en fonction de la place que chacun occupe dans la définition de l’identité individuelle et collective. L’intention est ici de laisser aux acteurs moraux l’opportunité de combiner des biens concurrents et de les intégrer, chacun dans leur juste proportion, dans le tout d’une vie. Aucun des biens constitutifs de l’identité ne doit bénéficier d’une priorité systématique et, donc, aucun ne doit être rejeté a priori, au motif qu’il n’est pas conforme aux critères soi-disant procéduraux et neutres de la morale dominante. Par là, Taylor révoque l’un des principes phare du libéralisme politique : la priorité du juste sur le bien. Ce faisant, il nous exhorte à admettre un lien intrinsèque entre identité et raison pratique, c’est-à-dire une détermination culturelle (pour ne pas dire culturaliste) de la morale. La politique de la reconnaissance Contre la vision libérale d’un État qualifié de « neutralisé » (en ceci qu’il se veut neutre au regard des conceptions du bien et des cultures qui les supportent), Taylor affirme le postulat suivant : la légitimité des institutions démocratiques est fonction de leur capacité de reconnaître publiquement les différentes communautés culturelles. L’identité culturelle au cœur de la vie démocratique Pour lutter contre cette forme nouvelle d’aliénation qui résulte du sentiment de ne pas être représenté dans ce qui nous définit de manière authentique, Taylor demande que l’on attribue aux institutions publiques une vocation identitaire. Il voit dans leur relégation au rang d’institutions-services l’une des causes principales du « malaise de la modernité ». À nouveau, c’est le libéralisme politique qui se trouve, au premier chef, incriminé : la priorité donnée aux droits individuels ainsi qu’une insistance sur l’idéal d’indépendance individuelle conçu comme « liberté négative » ne feraient que nourrir la judiciarisation et l’instrumentalisation des rapports sociaux, le pouvoir tutélaire de la bureaucratie, l’atomisation de la société ou encore l’effondrement de la participation civique. Autant de processus délétères qui, d’après le diagnostic de Taylor, ne pourront être combattus qu’en accordant aux citoyens, en particulier aux membres des communautés minoritaires, le droit d’exprimer et de cultiver publiquement leurs appartenances et leurs différences culturelles. Ainsi, pour répondre au besoin d’identification des citoyens, l’État démocratique devrait-il renoncer à sa prétention, toute formelle, à une « neutralité culturelle complète ». L’obligation d’appartenance L’objectif affirmé de Taylor est de rendre le libéralisme politique plus « hospitalier à la différence ». Pour soutenir ce programme, il avance une argumentation en trois temps. La liberté étant toujours « située », l’appartenance communautaire est une condition de possibilité de l’exercice des libertés. Ce par quoi il faut entendre que les droits individuels eux-mêmes exigent la préservation de la « communauté libérale » dans laquelle le principe de l’égale liberté fait figure de bien premier (hyper good). Par conséquent, le devenir de toute société repose sur une véritable « obligation d’appartenance ». Déclinée par Taylor sur un mode républicain proche de la doctrine de « l’humanisme civique », cette assertion vaut également pour les communautés minoritaires : il faut garantir, par des mesures publiques, la survie de la communauté, afin que les générations futures puissent jouir des mêmes capacités, droits ou valeurs que nous jugeons essentiels pour nous-mêmes. Les droits collectifs Les « droits collectifs » constituent le pilier de la « politique de la reconnaissance ». Tels que les conçoit Taylor, il s’agit de droits accordés aux groupes culturels menacés de disparition et visant à garantir la réalisation des desseins collectifs des minorités. Ils sont supportés par une ontologie sociale qui effectue un glissement du « je » vers le « nous ». Les exigences de reconnaissance et d’authenticité sont ici transposées des relations interindividuelles aux relations intercommunautaires. Autrement dit, les communautés culturelles, considérées comme « des êtres agissants entre lesquels la justice doit exister », accèdent au rang de sujets de droits. Une illustration concrète des droits collectifs, tirée de l’expérience canadienne, est fournie par les droits linguistiques accordés au Québec (« loi 101 »). Justifiés par Taylor, ces droits doivent « faire en sorte qu’il existe, dans l’avenir, une communauté de population qui souhaite profiter de l’opportunité d’utiliser la langue française ». Cette mesure de « survivance » ne se limite pas à faciliter la perpétuation d’une pratique déjà existante ; elle cherche « activement à créer des membres pour cette communauté, par exemple en leur assurant que les générations futures continueront à s’identifier comme francophones ». Où s’arrête une politique de la différence ? Quant à la question cruciale de savoir quelles sont les limites théoriques et pratiques qu’il convient de fixer à une « politique de la différence », la position que soutient Taylor se caractérise par une certaine ambivalence. D’un côté, à l’encontre des multiculturalistes postmodernes qu’il rattache à la pensée « néo-nietzschéenne », Taylor cherche à prémunir sa lutte contre l’ethnocentrisme de toute régression vers un relativisme radical. Non seulement la référence à l’idée gadamérienne de « fusion des horizons » lui permet d’insister sur les atouts du dialogue interculturel, mais il réfute en outre le postulat d’une « égale valeur des cultures », estimant qu’il confine à « un acte de condescendance stupéfiant ». Toutefois, s’il ne voit pas de raison pour décréter d’emblée que toutes les cultures sont également dignes de respect, Taylor tient à leur accorder une « présomption d’égalité ». Point de départ de la rencontre interculturelle, cette présomption doit nous aider à nous repositionner sur une « palette élargie » de valeurs, où plus aucune vision du monde ne serait exclue en raison de son étrangeté immédiate. À présent, une fois le risque d’ethnocentrisme repoussé, Taylor ménage la possibilité de juger moralement telle ou telle pratique culturelle. D’un autre côté, plusieurs aspects de la philosophie taylorienne rendent plus aigu le conflit entre droits individuels et droits collectifs. D’abord, la thèse de « l’obligation d’appartenance » ne dit rien à propos du droit de critique à l’égard de sa propre communauté, ni a fortiori à propos du droit d’en sortir (exit right). Ensuite, l’éthique contextualiste de Taylor interdit que soit posée une priorité absolue des droits individuels. Ce qui signifie que, dans certains contextes, la hiérarchie des biens constitutifs de l’identité collective concourt à placer la défense des libertés individuelles à un rang subalterne. Enfin et surtout, lorsque surgit un conflit, Taylor préconise l’exercice extrêmement périlleux consistant à distinguer, à l’intérieur du système des droits, d’une part les « libertés fondamentales » qui sont vraiment inviolables et, d’autre part l’ensemble des « immunités et privilèges » qui peuvent être « révoqués et restreints pour des raisons de politique publique ». Ainsi Taylor affirme-t-il que « parfois » – et la préservation de la langue constitue l’une de ces situations – il est légitime de privilégier l’objectif de « survivance culturelle ». Face à une telle indétermination, d’aucuns s’inquiètent à propos de certaines zones d’ombre dans la pensée de Taylor. C’est ainsi que, dans le cadre d’un « multiculturalisme bien compris », Jürgen Habermas s’oppose aux droits collectifs qu’il compare à « une protection administrative des espèces menacées ». Craignant une réification de l’identité culturelle et une essentialisation du « nous », il préconise d’accorder des « droits culturels », non pas à la communauté mais aux personnes appartenant à des minorités discriminées, et ce dans le but d’encourager un système des droits individuels « plus sensible aux différences ». Bibliographie Études Habermas Jürgen, « De la tolérance religieuse aux droits culturels », traduction et présentation par R. Rochlitz, in Cités, n° 13, 2003, p. 151-170. Laforest Guy et De Lara Philippe (dir.), Charles Taylor et l’interprétation de l’identité moderne, Centre culturel international de Cerisy-la-Salle, Cerf / Les Presses de l’université Laval, 1998. Pélabay Janie, Charles Taylor, penseur de la pluralité, Saint-Nicolas (Québec) : Les Presses de l’université Laval / L’Harmattan, coll. « Mercure du Nord », 2001. Publications de Charles Taylor Rapprocher les solitudes. Écrits sur le fédéralisme et le nationalisme au Canada, textes rassemblés et présentés par Guy Laforest, Sainte-Foy : Les Presses de l’université Laval, 1992. Multiculturalisme. Différence et démocratie (1992), trad. Denis-Armand Canal, Paris : Aubier, 1994. La Liberté des modernes (1964-1996), traduction et présentation par Philippe de Lara, Paris : PUF, 1997. Les Sources du moi (1989), traduit par Ch. Melançon, Montréal, Paris : Boréal / Seuil, 1998. En ligne Bibliographie complète de Charles Taylor ainsi que de la littérature secondaire (en anglais). kent.ac.uk/ Entretien avec Charles Taylor. uni.ca/ Émission télévisée avec Charles Taylor, Télé-Québec, « Chasseur d’idées » (52 min 53 s). real.telequebec.qc.ca/ Site très complet sur Charles Taylor et textes en ligne. www3.baylor.edu/ 1 Charles Taylor, Multiculturalisme. Différence et démocratie (1992), trad. par Denis-Armand Canal, Paris, Aubier, 1994, p. 42. www2.cndp.fr/magphilo/philo15/charles_taylor-Imp.htm
Posted on: Sun, 10 Nov 2013 05:35:14 +0000

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