« Une journée nous sépare, Tu es le tout petit matin, Je suis - TopicsExpress



          

« Une journée nous sépare, Tu es le tout petit matin, Je suis la tombée du jour… » (Yves Montand) 6 janvier 2011 Dennis, Tu es né le 6 novembre 2010, tu as deux mois aujourd’hui… Je suis né le 19 mai 1946 … 766 échéances mensuelles de plus que toi. J’ai tellement de choses à te dire : je n’aurai pas le temps ; alors je vais les écrire, en attendant que tu puisses les lire. Pour le moment tu ne dis rien, tu me regardes sans me voir, tu as les yeux noirs de ta maman, avec une petite coquetterie, qui me charme encore ; tes yeux qui naviguent au hasard, me fixent un instant, m’échappent de nouveau. Notre tout premier contact.Moi je te vois, te regarde, te contemple, te « bade » comme on dit dans le sud-ouest, tu es mon miroir aussi, je me vois dans toi, tu es mon psyché, tout s’y reflète, mon histoire passée, notre présent, l’esquisse de ton avenir. Petit être inconnu, tu m’es déjà familier. Nous sommes le 5 novembre, à Tamatave, « Toamasina » en malgache. Lisa, ta maman, commence à avoir mal au ventre, mais la clinique prévue pour ton accouchement est … fermée la nuit ; on se rend d’urgence dans une maternité du quartier Ankirihiy. Le temps d’aller à la pharmacie de garde pour y acheter du coton et de l’alcool, je reviens quelques minutes plus tard et entre dans la salle d’accouchement : tu m’attends, posé sur une table, emmailloté, jaune citron, je dis à ta mère c’est un chinois, non tu as l’ictère du nourrisson. J’apprends que tu pèses 2,6 Kg, petit bout d’homme, tu commences déjà à me surprendre. Je ne suis pas un sorcier, mais comme j’aime le dire à mes amis, je suis un « Blanc d’ Afrique », je te raconterai bien sûr pourquoi, et il est vrai que je crois un peu en la magie africaine, sorte de marabout blanc imprégné de son long périple sur le Grand Continent. Ton papa est né de mère française et de père suisse, donc tu es franco-helvético-malgache, te voilà fixé. Race : humaine. Ethnie : métis du monde entier, comme ton papa. Ta maman est née à Fianarantsoa, je l’ai rencontrée ici, je crois savoir qu’on s’aime mais je suis sûr qu’on t’aime parce qu’on te voulait, en fait on se voulait, ta maman, moi et toi, ce n’est pas compliqué, c’est la vie. Surtout, tu ne me demandes jamais : c’est quoi la vie ? C’est trop compliqué. A part te regarder, penser à toi quand je ne te vois pas, te rêver quand je dors, je vis quand même, une vie que je te livrerai par bribes, dans le désordre. Je lis beaucoup, d’ailleurs je t’informerai de mes lectures, je te guiderai, te conseillerai sans t’imposer ; j’espère que les tiennes auront, comme pour moi, un lien avec ta construction. J’ai commencé à écrire assez tôt, de la poésie nommée « poaimes », des nouvelles imprégnées d’amour et de mort, et « le journal d’un pion » dont j’avais envoyé le manuscrit à Monsieur Maurice Nadeau. Il m’a répondu de sa propre main, en m’encourageant, il pressentait des prémices d’écriture avec du style, du sens, de la profondeur, tout pour être édité … après avoir relu ma copie : pas eu le temps. En fait, c’était une compilation d’états d’âme sans grand intérêt, fortement inspirée du Journal de Franz Kafka, véritable chef-d’œuvre que je ne tenterai plus d’imiter. Je suis à la retraite depuis huit ans, j’étais enseignant, au départ, après avoir hésité entre l’hôtellerie - mon côté suisse - et l’éducation - le hasard de mes études littéraires en France. En fait, a priori la voie de garage, mais j’y ai échappé grâce à la piste africaine, mon salut. Il y a quand même eu un début : un jour, j’ai eu le bac Philo, première attirance, premier amour, depuis la seconde, premier article dans la revue Avenir du lycée Bernard Palissy d’Agen, sur la pièce « Huis-Clos » de Jean-Paul Sartre. Je crois que, en toute modestie, j’en savais plus que le prof sur Sartre, j’avais tout lu de lui, ses romans, son théâtre, sa philo, même « L’Être et le Néant », du moins l’essentiel. J’avais distillé de ses œuvres mes valeurs sûres ; j’en ai conservé certaines, que je t’apprendrai : la mauvaise foi, l’esprit de sérieux, la nausée… en fait, j’étais existentialiste avant de le savoir et me réjouis encore de cette expérience. Toi aussi tu seras sartrien. En fait, avant de passer ce fameux examen du baccalauréat, composé de deux parties dans les années soixante, j’avais un peu traîné en classe de seconde à cause… des mathématiques. Pas une allergie, mais une totale indifférence compensée par la lecture de romans et d’histoire de la philosophie. J’ai, au fil de mes nombreuses lectures précoces, toujours eu un penchant pour tous ceux qui te font ressentir l’absurde de l’existence, la fureur, la douceur et la douleur de vivre, mais aussi toutes les limites de nos connaissances… cette limite du savoir qui engendre la réserve. Mais point de réserve ni de limite en littérature, tu découvriras son immensité, de l’œuvre théâtrale de Beckett, Pirandello, Ionesco, à celle de Sartre, Camus te commentera le « mythe de Sisyphe », une autre clef indispensable à l’ouverture d’une porte supplémentaire de ce dédale littéraire, le Dedalus de James Joyce t’aidera à te repérer dans ce vaste labyrinthe, même si tu y mets du temps ! Avant même de me plonger dans ce l’on nommera de façon simpliste « littérature de l’absurde », j’ai souvent évoqué, au tout début de l’adolescence, ce rapport à la remise en question de nos actes, à leur réelle pertinence. Cette relativité surgit de ce questionnement qui foisonne dès cet âge, les « pourquoi ? à quoi ça sert ? quelle utilité ? à quoi bon ?... » ; j’en avais bricolé une philosophie à ma sauce, dominée par le doute permanent : L’ « Aquoibonisme », qui serait le terreau dans lequel germeraient mes idées d’adoption. Un peu plus tard, avec mon ami Riri, dont l’indéfectible amitié perdure à ce jour, nous avons essayé de mettre en forme notre pratique existentielle en créant les « borrhismes » (néologisme tiré d’ aphorisme = affreux-orisme, d’où son contraire beau-risme). « Tout ce qui n’est pas beau n’est pas forcément laid ; la laideur est la pupille de la beauté. » Nous avons noirci des cahiers - hélas perdus ! – de sentences de cet acabit, de tentatives (inconscientes) d’écriture automatique, de perles surréalistes sans le savoir. Ce n’est que plus tard que j’ai avalé l’œuvre de Guy Debord comme un glouton, des portions de Régis Debray comme un gourmand, des morceaux de Kierkegaard comme un gourmet, avec une bouchée d’Erasme au dessert ; éclectisme oblige, tu comprendras comment ça te forge l’ouverture d’esprit, comment aussi tu vas mieux à l’essentiel tout en aiguisant ton appétit de connaissance. J’aurai le temps, j’espère, de te préparer une bibliothèque où tu retrouveras mes amours de jeunesse, Sartre, Genet, Camus, Vian, Huysmans, Artaud (j’aurais bien aimé te nommer Antonin !) Beckett, Greene, Joyce, Salinger, puis Kerouac, Bukowsky, des rencontres disparates et nécessaires, faites pendant et après mes études d’Anglais. J’ai eu le coup de foudre pour Alberto Moravia (que j’ai eu la chance de vraiment trouver sur ma route, je te raconterai), et un fort penchant pour la littérature italienne, Dino Buzzati, Cesare Pavese, Pirandello …jusqu’à des amitiés récentes mais pas pour autant fugitives, Philippe Delerm, Frédéric Beigbeder, Amélie Nothomb, Michel Houellebecq (un cas à part dont je te reparlerai), des perles moins prolixes mais d’une telle finesse, Bernard Giraudeau, Richard Bohringer. Je viens de lire son troisième bijou L’ultime conviction du désir, succession de phrases fulgurantes, de mots-météorites qui explosent en se percutant, pour renaître aussitôt en une lancinante mélopée sur l’Afrique… lui aussi, c’est un « Blanc d’Afrique », un grand ! Je les aime tous et d’autres encore, que je te ferai découvrir, si tu veux. Seras-tu un littéraire, toi aussi ? Te dire que je le souhaite serait un doux euphémisme ; te dire que je le veux serait de la manipulation ; te dire que je m’en moque serait un fieffé mensonge ! 7 janvier 2011 En musique, j’ai vite éprouvé de la passion pour le jazz, sûrement pas une influence du milieu familial, ton grand-père était plutôt violon-bal musette, ta grand-mère chansons d’amour, le grand Tino Rossi… normal pour leur génération. Mon coup de cœur pour le jazz ? Le lien fabuleux entre cette musique afro-américaine, découverte vers l’âge de 14 ans (Louis Armstrong, Duke Ellington, Sidney Bechet au début) et la France, la convergence d’une certaine littérature et cette musique, considérée par certains « comme une musique de sauvages », à travers la vie et l’œuvre d’un grand Monsieur : Boris Vian ; je reviendrai sur ce phénomène unique, cette icône qui n’est pas restée un simple amour de jeunesse : à lire et à écouter, encore et toujours. Ensuite à Toulouse, à la fac, grâce à une rencontre à Montauban avec Hugues Panassié, « le pape du jazz » en France, je deviens membre actif du Hot Club de France, et participe à l’organisation de concerts locaux : je n’étais pas peu fier de transporter Memphis Slim ou John Lee Hooker dans la Simca mille de mon père, ou d’emmener le groupe « Art Ensemble of Chicago » dans une gargote manouche : choc des cultures musicales, une ambiance de volupté et de tripes qui se nouent. Ma culture jazzistique s’enrichit de belles découvertes (Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Sony Rollins, Miles Davis, John Coltrane…) mais marque aussi la rupture avec H. Panassié, qui considérait que le jazz moderne n’était pas du jazz authentique, pauvre hérétique que je suis devenu. Fin d’études : un mémoire (petite thèse) sur l’évolution de cette musique mise en parallèle avec celle du mouvement social Noir aux USA, intitulé « Jazz it up ! ». J’en ai retrouvé le thème principal dans un ouvrage de Philippe Comolli, « Free jazz et Black power », au moment où je préparais la traduction de mon travail en français. La déception passée, je tourne vite la page. 8 janvier De la musique, j’en ai eu besoin très jeune ; de l’humour aussi. Vers l’âge de douze ans, je n’avais que la radio : les premières sonorités nous parvenaient d’outre atlantique, complétées par la gouaille de nos chansonniers (remplacés plus tard par des humoristes – de Pierre Dac à Desproges, puis Coluche et ses héritiers) Si la station« rire et chansons » avait existé, elle aurait été ma favorite ! J’y écoute en France celui que je relis ici, le complice Pierre Desproges. Et de vieilles cassettes des « Grosses têtes », avec le meilleur des Martin, Yanne, Kersauson, les enfants gouailleurs et créatifs de Pierre Dac, Francis Blanche. Bref, après les années yé-yé, le vrai rock nous a investis, de Bo Didley, Jerry Lee Lewis à Bob Dylan, Presley, Brown, suivis de la vague multiforme des mauvais adaptateurs, en France comme l’exécrable Dick Rivers, de meilleurs interprètes, Eddy, Johnny, et de la déferlante anglo-saxonne, The Beatles, The Rolling Stones, The Doors, The Animals, Status Quo… Il y a de nos jours de bons musiciens qui sont la synthèse de tout cela ; je ne parle pas de ceux qui s’adonnent au rap, mélange de rythme répétitif et de paroles assommantes de connerie, mais des créatifs, Thomas Dutronc, digne héritier de son père, avec en plus cette magnifique tonalité de jazz manouche, les Chédid…on en parlera peut-être. En parallèle avec blues, jazz et rock, il y a eu - et il y aura toujours - celui qui a irrigué ma génération d’un flot de chansons où se conjuguent poésie et humour, satire sociale et un amour libertaire de la vie : Georges Brassens, le grand Jo. Je te le ferai découvrir car c’est, contrairement à la majorité, un immortel, celui pour qui j’éprouve toujours un indéfectible respect, mâtiné d’amitié, un vrai copain d’abord. Toi, tu es ma « petite marguerite » tombée du ciel en fleurs, et sûrement pas du bréviaire d’un curé ! 9 janvier J’ai rechargé la batterie de la caméra, et j’arrive à filmer ton premier sourire, pas encore vraiment volontaire, mais tellement touchant avec une petite fossette à droite de la lèvre supérieure. Sinon, depuis le jour de ta naissance, des tas de photos qui se ressemblent un peu forcément, vu ta position allongée, mais nous les aimons toutes. J’ai toujours eu une prédilection pour la photographie ; je me souviens encore de mon premier Kodak, genre boîte carrée, et du premier Leica offert par mon père – il avait du boire ce jour là… j’ironise, parce qu’il n’était pas un papa-cadeau. Ensuite mon premier labo photo, noir et blanc bien sûr, à Sassandra, mon premier poste de coopérant en Côte d’Ivoire, en 1972, la découverte de cette Afrique que je pressentais, intuition bizarre, comme une terre de révélation, premier positif de tous mes négatifs, début de cette longue piste qui m’a dirigé vers Madagascar, fin de périple, début d’une vie nouvelle, grâce à vous, ta maman et toi , ma renaissance. Des images par milliers, comme des repères, un substrat d’émotions qui me hantent encore, la pêche, la chasse, la brousse, où même le travail se transforme en loisir. Je te raconterai justement comment j’ai eu la chance de mêler profession et plaisir et d’échapper ainsi à la routine. Jeune professeur, j’ai eu l’opportunité d’effectuer mes obligations militaires au titre de la Coopération Française dès 1972: deux ans de militaire sans uniforme ni caserne, mais avec le pécule du soldat ; ensuite, la possibilité de poursuivre avec un contrat à titre civil que j’ai interrompu… en 1995. Prof débutant en Côte d’Ivoire, certifié au Maroc, attaché linguistique en Guinée Conakry, inspecteur primaire au Cameroun, que je quitte pour effectuer un bref séjour en métropole, pour enfin repartir comme directeur d’Alliance à Korhogo en terre ivoirienne ! La boucle est bouclée, selon l’expression consacrée, pour ce passage en terre africaine, continent magique qui n’a pas pu échapper à la démesure de ses nombreux gouvernants vaniteux et cupides. L’exemple de la RCI aujourd’hui est flagrant : de vitrine, de pays phare de l’Afrique de l’Ouest, guidée par un Sage Africain, Monsieur Houphouët-Boigny, elle s’est transformée en champ de bataille pour les partisans de la bêtise et de la violence gratuite d’un usurpateur nommé Gbagbo. Face à ce spectacle de déchéance qui dure depuis dix ans, l’indignation, la colère, ne peuvent rien pour ce peuple qui souffre à cause de ce triste sire dont la mauvaise foi se conjugue avec l’ego vaniteux d’un incompétent, sans parler de son égérie, sa femme Simone, l’immonde créatrice de commandos xénophobes et sanguinaires. Beau, merveilleux pays que je pleure, je suis obligé de te quitter en 2002, laissant aux rebelles la « case » (=maison) destinée à ma retraite, abandonnant des amis que je ne reverrai jamais plus, triste de toi pour toujours. J’ai encore beaucoup de lignes à t’écrire sur l’Afrique… et sur la France, moins chaleureuses, vraisemblablement. Je vais te donner l’exemple d’une salle des professeurs, à la rentrée scolaire, souvenir griffonné pendant la récréation où je restais dans ma salle de classe… Hantise de la salle des professeurs, un matin d’hiver à sept heures et demi, où on déboule après trente minutes de voiture, à travers le brouillard obscur de la vallée de la Garonne, au milieu de zombies encartablés-attachécasés, le dos courbé par la lourde tâche pédagogique qui les menace, face à la violence muette de ces panneaux de syndicats qui incitent à la prochaine grève – cellequ’onsaitpaspourquoi maisqu’onconnait déjà la date… comment ne pas se sentir différent, dis-moi ? Les fameuses rencontres « parents-professeur » où s’affrontent dans une indicible non-communication des parents persuadés d’avoir enfantés des petits génies et celui qui ne peut s’empêcher de comparer la tare de ses disciples à celle de leurs géniteurs. La fête de fin d’année où on célèbre pêle-mêle les départs à la retraite, retraçant dans un discours triste, le morne parcours d’une longue carrière - trente sept ans dans le même établissement, mesurez l’héroïsme ! Les départs tout court, un voyage de trente kilomètres pour une mutation dans un lycée, toujours perçue avec une pointe de jalousie, ou, plus rare, vers un dom-tom où on regarde le condamné-à-bouger comme irrémédiablement perdu, le tout arrosé de mousseux acidulé servi dans des gobelets en plastique. Prof, beau métier ? Oui, à condition de peaufiner la notion … ou d’avoir la vocation. Ce qui, à la réflexion, a été mon cas. 20 janvier Je t’ai abandonné (seulement dans notre aventure écrite) pour des raisons un peu tristes. Mon ami Grégoire Blanc est décédé sans crier gare. Son épouse Elianne me l’annoncé, hier matin, alors que la veille il se remettait d’un petit malaise cardiaque. Il est parti, ce frangin de trente ans, et toi tu arrives ; je ne peux m’empêcher d’associer sa mort à ta naissance : sans lui et sa femme, tu ne serais pas parmi nous, car c’est grâce à eux que je suis venu à Tamatave. Encore un exemple de ces tropismes de la vie. Je pense aussitôt au Hasard et à la nécessité, ce livre de jacques Monod (1970) que je n’ai pas lu : le titre à lui seul a sa charge sémantique, et je ne comprendrais sûrement pas ce traité de philosophie de la biologie ! Mais j’aime la polyphonie/polysémie des mots : c’est en lisant que tu découvriras cette symphonie qui change de registre et de sens selon l’auteur. Un autre exemple pour le mot « hasard », cette phrase de Bernard Giraudeau : « j’aime le hasard comme la lumière » (« les Dames de nage »), on est loin de la définition, mais quelle beauté, quelle fluidité… tu partiras à la rencontre de ce navigateur précoce, qui lui aussi a adoré l’Afrique ; tu trouveras la poésie à la croisée des océans. 24 janvier Ton premier babil engendre notre première conversation, faite de gueu, areu, et autre onomatopées, qui sont pour moi un vrai discours, le tout associé à la gestuelle d’un farouche combattant : tu gesticules comme un forcené pour appuyer ton expression, tu grimaces et tu souris ; une fois de plus, je te bade ! 25 janvier Encore une « première » : tu essaies de sucer ton pouce… mais tu n’y arrives pas, car, d’un geste maladroit, ton poing encore fermé cherche ta bouche, ton index tendu n’atteint qu’un œil…effort vain pour le moment. Il va falloir que je relise Freud… ou Dolto. Maman a mis du rap sur sa chaîne, je pars vite dans le jardin regarder mon hibiscus ; je suis carrément allergique à cette pseudo musique. Le « ravinala », appelé « l’arbre du voyageur », pousse peu à peu ; dommage, nous allons bientôt déménager pour une maison plus spacieuse. Consolation : là-bas il y a des cocotiers ; maman me fera du « poulet coco », un délicieux plat malgache, que j’ai déjà goûté dans mon périple africain, avec le fameux « poulet bicyclette » ! Je ne peux pas manger du riz tous les jours, comme ta mère, mais j’apprécie la cuisine locale, avec des saveurs mêlées de piment et de gingembre, leurs fragrances humées avec délectation, avec des couleurs d’ambre et de lumière : ainsi naît l’appétit. Tu vas sûrement t’étonner, en me lisant, en me découvrant, d’une manière quelque peu abrupte, de t’entretenir de sujets aussi variés, du futile à l’essentiel. Je te répondrai simplement que mon seul objectif est de te dire « la » vérité, « ma » vérité, bien sûr. Je te parlerai de moi, pas forcément en bien, du monde dans lequel je t’impose de vivre, que l’homme, devenu un être civilisé, essaye d’améliorer en faisant exactement le contraire, de la beauté des choses, qui peuvent être cruellement repoussantes, de ce que je voudrais que tu sois, mais que je ne t’imposerai jamais. Un point essentiel à noter : j’ai toujours vécu « sans ratures », je n’ai jamais fait de brouillon avant l’action, je crois que j’ai réfléchi… après, mais sans regretter quoique ce soit, sans spéculer sur d’éventuels possibles, sans rêver d’imaginaires passés : fils, vis au présent, aujourd’hui, fais tien le carpe diem, valeur sûre par rapport à un passé clos et à un avenir à peine palpable. Un de mes messages récurrents, tu verras, pour simplifier : la vie a été, est, sera, belle ; elle est brève, aussi, donc à déguster avec volupté chaque jour, chaque heure… sans indigestion, sans être jamais rassasié. Tu n’as encore que deux mois et trois semaines (précision suisse), tu as déjà un comportement d’Epicurien (concept plus strict qu’on le pense), entre joie et larmes, tu distilles chaque instant de ta jeune existence, bonheur que je partage avec toi, futur sybarite, que ta mère pressent, sans l’exprimer, mais son regard ne ment pas. Son regard : elle ne voit plus que toi ; je ne compte plus, j’ai droit à une attention polie, presque déférente, tu me fais ombrage ; j’aurais presque le droit d’être jaloux : tu as droit à tous les bisous, les câlins, je ramasse les miettes ! Juste pour te rendre compte de cette confusion des sentiments, dont ma première approche fut celle décrite par Stefan Zweig : tu imagines l’impact d’un petit bout d’homme comme toi dans une vie de couple ? Je t’aime, élément perturbateur, tu es mon intrus préféré, tu es, tu comprendras plus tard pourquoi, ma résurrection. Il est vrai que je prends un réel plaisir à t’écrire, à nous décrire, à conjuguer mon passé à ton avenir, te sentir, te ressentir ; tu seras, sans doute, ma dernière émotion. 30 janvier Dimanche après midi, tu vas avec ta maman chez son frère, faire le « balawas » dominical : on papote en famille, on tchatche, on parle de tout et surtout de rien, une vieille tradition, à mon avis pas seulement malgache. Seul à la maison, je me chope un vieux coup de blues, de spleen, de - en français - nostalgie, non, déprime non plus, vague à l’âme, non, vraiment blues me colle davantage à la peau, c’est plus jazz, c’est plus moi. Alors ? Accouche, papa ! D’abord, je bois un coup de rouge ! Je pense à Grégoire, je pense à sa mort récente et, merde, je pense à la mienne : pas envie de partir, pas encore, je veux rester avec toi, avec vous, pas une question d’âge mais de volonté, de désir farouche d’assister à la croissance de mon petit bout d’homme, à la concrétisation de ce que je pressens en toi. Hier soir, des amis sont passés, un couple dont la femme est croyante, pour elle tu es « un don de Dieu, fils du Christ », je lui réponds que, comme je suis un mécréant, un agnostique, tu es notre enfant, notre chair, sans lien avec eux, puisque leur est une légende, une création humaine. Tu te feras une opinion, puisque ta maman est croyante, mieux (façon de parler !) elle est plutôt côté témoins de Jéhovah, une secte, ne te laisse pas embobiner, sois vigilant !… Avertissement ou conseil que je renouvellerai sans cesse : conserve à jamais ta liberté de penser et de t’exprimer comme bon te semble, comme le chante l’anglais Sting (soixante ans) que j’écoute depuis l’adolescence : « Be yourself, no matter what they say !» dans An Englishman in New-York. Je passe au divertissement de masse : la télé ; rien de plus abrutissant, rien de plus nécessaire, ici en particulier, à dix mille kilomètres d’où je suis né. Quand tu liras ces lignes, je ne sais pas ce que sera le monde audio-visuel, tu compareras. En ce début de deuxième décennie du XXI siècle, je vais te résumer : on prend simplement les téléspectateurs pour des abrutis cérébraux, des simplets qui gobent tout, on résume l’information à du gavage d’oies (la tradition gasconne, c’est autre chose), bref, nous n’avons pas le choix : j’éteins la télé. J’oublierai le Journal Télévisé pendant quelque temps. Après, c’est le dilemme entre un film qui est déjà passé moult fois, un reportage fabriqué de toutes pièces ou l’entretien avec une personnalité politique tellement visqueuse que l’écran en devient gluant… 5 février Surprise du jour, alors que nous jouons avec toi, ton premier rire, par deux fois ! Je saute sur la caméra pour garder ce moment d’exception : tu décides de ne pas recommencer… 6 février Avec ta maman, nous avons décidé de marquer, au cours de ta première année, ton anniversaire mensuel. Aujourd’hui, tu as donc trois mois. Nous ne partagerons pas notre joie fugace d’hier : des sourires, mais pas de d’éclats de rire, dommage, ça m’avait collé des frissons d’émotion ! Depuis fin janvier, des tas d’évènements se produisent, en se bousculant, sur notre terre (Salut les Terriens ! merci M. Ardisson pour son l’émission éponyme qui nous rafraîchit) : une révolution aboutie en Tunisie, avec l’éviction du président Ben Ali (tu reliras l’Histoire) après une vingtaine d’années de pouvoir familial sordide, une révolution, pour le moment avortée, en Egypte, le dictateur Moubarak devrait quitter à terme un pouvoir trentenaire de peur et de sévices infligés au peuple par une police corrompue. Peut-être vont-elles susciter d’autres révolutions dans d’autres pays arabes… ? Je le souhaite vivement. Je ne peux te conseiller que de lire et relire l’Histoire, ses répétitions et ses rebondissements, tu comprendras mieux ce monde dans lequel tu essaieras de t’épanouir, tout en te questionnant (d’où la nécessité de la philo) et en buvant goulûment d’autres expériences à travers tes lectures-plaisir. Tu tenteras de comprendre, comme moi, comment des démocraties occidentales ou américaines, ont pu soutenir ces ordures (je ne vois pas d’autre mot) pendant si longtemps, ajoutant la lâcheté à l’hypocrisie, mais sans jamais oublier leurs intérêts propres (sales ?). Tu te poseras aussi des questions sur la gestion du pays où tu vivras, sur la sublime incompétence de ses dirigeants, sur leur égoïste cupidité, leur stupide vanité : tout cela participe aussi à l’inanité de certains moments incontournables de ta vie. Après la rage, le bonheur. Je pense souvent à mon Afrique qui a été, est, et sera encore longtemps, le souffre-douleur de ces tyrans gloutons qui ne lâchent jamais le pouvoir : la notion de démocratie, au sens grec du terme, te paraîtra ainsi bien précaire. Mais je souhaite aussi et surtout que tu puisses, tout comme ton papa, trouver la beauté qui se cache sous les immondices, la vie bafouée par la mort, la richesse spirituelle occultée par la pauvreté matérielle. Je suis toujours subjugué par ces images de visages africains hilares au milieu d’un tourbillon d’atrocités, le vrai visage de l’Afrique, ou plutôt, son masque. (Je voulais insérer un article que j’ai écrit sur le sujet, mais je ne le trouve plus : mon côté bordélique que tu ne me reprocheras pas, car tu seras pareil !) Je reviens sur une phrase de Bernard G., relevée dans le roman déjà cité, page 246 : « Ce qu’on écrit est déjà écrit. Nous sommes des chairs fermées, crispées sur nos amours, nos souffrances, nous écrivons à l’enfant que nous sommes, qui crie dans le noir et à qui personne ne répond. » Tu verras, au fil de tes lectures, tu rencontreras dans des passages fulgurants, comme celui-ci, l’expression limpide de ce que tu ressens de façon imprécise lorsque se dévide l’écheveau tumultueux de tes pensées, bijou offert dans son écrin de soie. Précisément, cet enfant à qui j’écris, c’est moi à travers toi, et toi seul, je pense, pourra répondre à ce cri de détresse, à ce hurlement de bonheur ; cet amalgame imprécis de confusion des sentiments te troublera peut-être un jour.
Posted on: Tue, 03 Sep 2013 14:41:11 +0000

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