Victor HUGO (1802-1885) Les pauvres gens Il est nuit. La - TopicsExpress



          

Victor HUGO (1802-1885) Les pauvres gens Il est nuit. La cabane est pauvre, mais bien close. Le logis est plein dombre et lon sent quelque chose Qui rayonne à travers ce crépuscule obscur. Des filets de pêcheur sont accrochés au mur. Au fond, dans lencoignure où quelque humble vaisselle Aux planches dun bahut vaguement étincelle, On distingue un grand lit aux longs rideaux tombants. Tout près, un matelas sétend sur de vieux bancs, Et cinq petits enfants, nid dâmes, y sommeillent La haute cheminée où quelques flammes veillent Rougit le plafond sombre, et, le front sur le lit, Une femme à genoux prie, et songe, et pâlit. Cest la mère. Elle est seule. Et dehors, blanc décume, Au ciel, aux vents, aux rocs, à la nuit, à la brume, Le sinistre océan jette son noir sanglot. II Lhomme est en mer. Depuis lenfance matelot, Il livre au hasard sombre une rude bataille. Pluie ou bourrasque, il faut quil sorte, il faut quil aille, Car les petits enfants ont faim. Il part le soir Quand leau profonde monte aux marches du musoir. Il gouverne à lui seul sa barque à quatre voiles. La femme est au logis, cousant les vieilles toiles, Remmaillant les filets, préparant lhameçon, Surveillant lâtre où bout la soupe de poisson, Puis priant Dieu sitôt que les cinq enfants dorment. Lui, seul, battu des flots qui toujours se reforment, l sen va dans labîme et sen va dans la nuit. Dur labeur ! tout est noir, tout est froid ; rien ne luit. Dans les brisants, parmi les lames en démence, Lendroit bon à la pêche, et, sur la mer immense, Le lieu mobile, obscur, capricieux, changeant, Où se plaît le poisson aux nageoires dargent, Ce nest quun point ; cest grand deux fois comme la chambre. Or, la nuit, dans londée et la brume, en décembre, Pour rencontrer ce point sur le désert mouvant, Comme il faut calculer la marée et le vent ! Comme il faut combiner sûrement les manoeuvres ! Les flots le long du bord glissent, vertes couleuvres ; Le gouffre roule et tord ses plis démesurés, Et fait râler dhorreur les agrès effarés. Lui, songe à sa Jeannie au sein des mers glacées, Et Jeannie en pleurant lappelle ; et leurs pensées Se croisent dans la nuit, divins oiseaux du coeur. III Elle prie, et la mauve au cri rauque et moqueur Limportune, et, parmi les écueils en décombres, Locéan lépouvante, et toutes sortes dombres Passent dans son esprit : la mer, les matelots Emportés à travers la colère des flots ; Et dans sa gaine, ainsi que le sang dans lartère, La froide horloge bat, jetant dans le mystère, Goutte à goutte, le temps, saisons, printemps, hivers ; Et chaque battement, dans lénorme univers, Ouvre aux âmes, essaims dautours et de colombes, Dun côté les berceaux et de lautre les tombes. Elle songe, elle rêve. - Et tant de pauvreté ! Ses petits vont pieds nus lhiver comme lété. Pas de pain de froment. On mange du pain dorge. - Ô Dieu ! le vent rugit comme un soufflet de forge, La côte fait le bruit dune enclume, on croit voir Les constellations fuir dans louragan noir Comme les tourbillons détincelles de lâtre. Cest lheure où, gai danseur, minuit rit et folâtre Sous le loup de satin quilluminent ses yeux, Et cest lheure où minuit, brigand mystérieux, Voilé dombre et de pluie et le front dans la bise, Prend un pauvre marin frissonnant, et le brise Aux rochers monstrueux apparus brusquement. Horreur ! lhomme, dont londe éteint le hurlement, Sent fondre et senfoncer le bâtiment qui plonge ; Il sent souvrir sous lui lombre et labîme, et songe Au vieil anneau de fer du quai plein de soleil ! Ces mornes visions troublent son coeur, pareil A la nuit. Elle tremble et pleure. IV Ô pauvres femmes De pêcheurs ! cest affreux de se dire : - Mes âmes, Père, amant, frère, fils, tout ce que jai de cher, Cest là, dans ce chaos ! mon coeur, mon sang, ma chair ! - Ciel ! être en proie aux flots, cest être en proie aux bêtes. Oh ! songer que leau joue avec toutes ces têtes, Depuis le mousse enfant jusquau mari patron, Et que le vent hagard, soufflant dans son clairon, Dénoue au-dessus deux sa longue et folle tresse, Et que peut-être ils sont à cette heure en détresse, Et quon ne sait jamais au juste ce quils font, Et que, pour tenir tête à cette mer sans fond, A tous ces gouffres dombre où ne luit nulle étoile, Es nont quun bout de planche avec un bout de toile ! Souci lugubre ! on court à travers les galets, Le flot monte, on lui parle, on crie : Oh ! rends-nous-les ! Mais, hélas ! que veut-on que dise à la pensée Toujours sombre, la mer toujours bouleversée ! Jeannie est bien plus triste encor. Son homme est seul ! Seul dans cette âpre nuit ! seul sous ce noir linceul ! Pas daide. Ses enfants sont trop petits. - Ô mère ! Tu dis : Sils étaient grands ! - leur père est seul ! Chimère ! Plus tard, quand ils seront près du père et partis, Tu diras en pleurant : Oh! sils étaient petits ! V Elle prend sa lanterne et sa cape. - Cest lheure Daller voir sil revient, si la mer est meilleure, Sil fait jour, si la flamme est au mât du signal. Allons ! - Et la voilà qui part. Lair matinal Ne souffle pas encor. Rien. Pas de ligne blanche Dans lespace où le flot des ténèbres sépanche. Il pleut. Rien nest plus noir que la pluie au matin ; On dirait que le jour tremble et doute, incertain, Et quainsi que lenfant, laube pleure de naître. Elle va. Lon ne voit luire aucune fenêtre. Tout à coup, a ses yeux qui cherchent le chemin, Avec je ne sais quoi de lugubre et dhumain Une sombre masure apparaît, décrépite ; Ni lumière, ni feu ; la porte au vent palpite ; Sur les murs vermoulus branle un toit hasardeux ; La bise sur ce toit tord des chaumes hideux, Jaunes, sales, pareils aux grosses eaux dun fleuve. Tiens ! je ne pensais plus à cette pauvre veuve, Dit-elle ; mon mari, lautre jour, la trouva Malade et seule ; il faut voit comment elle va. Elle frappe à la porte, elle écoute ; personne Ne répond. Et Jeannie au vent de mer frissonne. Malade ! Et ses enfants ! comme cest mal nourri ! Elle nen a que deux, mais elle est sans mari. Puis, elle frappe encore. Hé ! voisine ! Elle appelle. Et la maison se tait toujours. Ah ! Dieu ! dit-elle, Comme elle dort, quil faut lappeler si longtemps! La porte, cette fois, comme si, par instants, Les objets étaient pris dune pitié suprême, Morne, tourna dans lombre et souvrit delle-même. VI Elle entra. Sa lanterne éclaira le dedans Du noir logis muet au bord des flots grondants. Leau tombait du plafond comme des trous dun crible. Au fond était couchée une forme terrible ; Une femme immobile et renversée, ayant Les pieds nus, le regard obscur, lair effrayant ; Un cadavre ; - autrefois, mère joyeuse et forte ; - Le spectre échevelé de la misère morte ; Ce qui reste du pauvre après un long combat. Elle laissait, parmi la paille du grabat, Son bras livide et froid et sa main déjà verte Pendre, et lhorreur sortait de cette bouche ouverte Doù lâme en senfuyant, sinistre, avait jeté Ce grand cri de la mort quentend léternité ! Près du lit où gisait la mère de famille, Deux tout petits enfants, le garçon et la fille, Dans le même berceau souriaient endormis. La mère, se sentant mourir, leur avait mis Sa mante sur les pieds et sur le corps sa robe, Afin que, dans cette ombre où la mort nous dérobe, Ils ne sentissent pas la tiédeur qui décroît, Et pour quils eussent chaud pendant quelle aurait froid. VII Comme ils dorment tous deux dans le berceau qui tremble ! Leur haleine est paisible et leur front calme. Il semble Que rien néveillerait ces orphelins dormant, Pas même le clairon du dernier jugement ; Car, étant innocents, ils nont pas peur du juge. Et la pluie au dehors gronde comme un déluge. Du vieux toit crevassé, doù la rafale sort, Une goutte parfois tombe sur ce front mort, Glisse sur cette joue et devient une larme. La vague sonne ainsi quune cloche dalarme. La morte écoute lombre avec stupidité. Car le corps, quand lesprit radieux la quitté, A lair de chercher lâme et de rappeler lange ; Il semble quon entend ce dialogue étrange Entre la bouche pâle et loeil triste et hagard : - Quas-tu fait de ton souffle ? - Et toi, de ton regard ? Hélas! aimez, vivez, cueillez les primevères, Dansez, riez, brûlez vos coeurs, videz vos verres. Comme au sombre océan arrive tout ruisseau, Le sort donne pour but au festin, au berceau, Aux mères adorant lenfance épanouie, Aux baisers de la chair dont lâme est éblouie, Aux chansons, au sourire, à lamour frais et beau, Le refroidissement lugubre du tombeau ! VIII Quest-ce donc que Jeannie a fait chez cette morte ? Sous sa cape aux longs plis quest-ce donc quelle emporte ? Quest-ce donc que Jeannie emporte en sen allant ? Pourquoi son coeur bat-il ? Pourquoi son pas tremblant Se hâte-t-il ainsi ? Doù vient quen la ruelle Elle court, sans oser regarder derrière elle ? Quest-ce donc quelle cache avec un air troublé Dans lombre, sur son lit ? Qua-t-elle donc volé ? IX Quand elle fut rentrée au logis, la falaise Blanchissait; près du lit elle prit une chaise Et sassit toute pâle ; on eût dit quelle avait Un remords, et son front tomba sur le chevet, Et, par instants, à mots entrecoupés, sa bouche Parlait pendant quau loin grondait la mer farouche. Mon pauvre homme ! ah ! mon Dieu ! que va-t-il dire ? Il a Déjà tant de souci ! Quest-ce que jai fait là ? Cinq enfants sur les bras ! ce père qui travaille ! Il navait pas assez de peine ; il faut que jaille Lui donner celle-là de plus. - Cest lui ? - Non. Rien. - Jai mal fait. - Sil me bat, je dirai : Tu fais bien. - Est-ce lui ? - Non. - Tant mieux. - La porte bouge comme Si lon entrait. - Mais non. - Voilà-t-il pas, pauvre homme, Que jai peur de le voir rentrer, moi, maintenant ! Puis elle demeura pensive et frissonnant, Senfonçant par degrés dans son angoisse intime, Perdue en son souci comme dans un abîme, Nentendant même plus les bruits extérieurs, Les cormorans qui vont comme de noirs crieurs, Et londe et la marée et le vent en colère. La porte tout à coup souvrit, bruyante et claire, Et fit dans la cabane entrer un rayon blanc ; Et le pêcheur, traînant son filet ruisselant, Joyeux, parut au seuil, et dit : Cest la marine ! X Cest toi ! cria Jeannie, et, contre sa poitrine, Elle prit son mari comme on prend un amant, Et lui baisa sa veste avec emportement Tandis que le marin disait : Me voici, femme ! Et montrait sur son front quéclairait lâtre en flamme Son coeur bon et content que Jeannie éclairait, Je suis volé, dit-il ; la mer cest la forêt. - Quel temps a-t-il fait ? - Dur. - Et la pêche ? - Mauvaise. Mais, vois-tu, je t 1 embrasse, et me voilà bien aise. Je nai rien pris du tout. Jai troué mon filet. Le diable était caché dans le vent qui soufflait. Quelle nuit ! Un moment, dans tout ce tintamarre, Jai cru que le bateau se couchait, et lamarre A cassé. Quas-tu fait, toi, pendant ce temps-là ? Jeannie eut un frisson dans lombre et se troubla. Moi ? dit-elle. Ah ! mon Dieu ! rien, comme à lordinaire, Jai cousu. Jécoutais la mer comme un tonnerre, Javais peur. - Oui, lhiver est dur, mais cest égal. Alors, tremblante ainsi que ceux qui font le mal, Elle dit : A propos, notre voisine est morte. Cest hier quelle a dû mourir, enfin, nimporte, Dans la soirée, après que vous fûtes partis. Elle laisse ses deux enfants, qui sont petits. Lun sappelle Guillaume et lautre Madeleine ; Lun qui ne marche pas, lautre qui parle à peine. La pauvre bonne femme était dans le besoin. Lhomme prit un air grave, et, jetant dans un coin Son bonnet de forçat mouillé par la tempête : Diable ! diable ! dit-il, en se grattant la tête, Nous avions cinq enfants, cela va faire sept. Déjà, dans la saison mauvaise, on se passait De souper quelquefois. Comment allons-nous faire ? Bah ! tant pis ! ce nest pas ma faute, Cest laffaire Du bon Dieu. Ce sont là des accidents profonds. Pourquoi donc a-t-il pris leur mère à ces chiffons ? Cest gros comme le poing. Ces choses-là sont rudes. Il faut pour les comprendre avoir fait ses études. Si petits ! on ne peut leur dire : Travaillez. Femme, va les chercher. Sils se sont réveillés, Ils doivent avoir peur tout seuls avec la morte. Cest la mère, vois-tu, qui frappe à notre porte ; Ouvrons aux deux enfants. Nous les mêlerons tous, Cela nous grimpera le soir sur les genoux. Ils vivront, ils seront frère et soeur des cinq autres. Quand il verra quil faut nourrir avec les nôtres Cette petite fille et ce petit garçon, Le bon Dieu nous fera prendre plus de poisson. Moi, je boirai de leau, je ferai double tâche, Cest dit. Va les chercher. Mais quas-tu ? Ça te fâche ? Dordinaire, tu cours plus vite que cela. - Tiens, dit-elle en ouvrant les rideaux, lès voilà!
Posted on: Sun, 27 Oct 2013 11:59:34 +0000

Trending Topics



Recently Viewed Topics




© 2015