12_ * * * Je me suis toujours évertuée à penser que mamie - TopicsExpress



          

12_ * * * Je me suis toujours évertuée à penser que mamie n’était pas née comme les personnes normales : elle n’avait pas été conçue de la manière qu’on nous apprend, le jour où on pose la question obligatoire à laquelle aucun parent ne peut échapper : « comment on fait les bébés ? ». Tu vas peut-être me prendre pour une folle en apprenant ça, mais pour moi, elle était née dans un moule à cake. On avait mis plein de bonnes choses dans une pâte à gâteau, des choses douces et délicieuses, comme des bonbons, du chocolat, des œufs, du sucre… mais surtout, beaucoup de levure pour lui donner le rebondi de ses joues dodues, de son ventre rond et de ses énormes fesses. Elle avait gonflé et doré sur une grille, thermostat 6, et puis on l’avait sortie du four, on l’avait mise sur la fenêtre pour la faire refroidir et on l’avait démoulée : il n’y avait pas d’autres possibilités. Le fait qu’elle passe ses journées aux fourneaux avait certainement beaucoup contribué à faire germer cette idée farfelue dans mon esprit. * * * Sur la route, maman nous met les petites histoires de Marlène Jobert, avec du Chopin et du Bach. Bêbête met ses écouteurs, parce qu’elle dit que c’est vraiment « gnangnan » ces histoires. Lorsqu’un jour, j’ai pris l’idée de lui demander de me passer un écouteur, les bourdonnements que j’y ai entendus étaient si forts qu’ils ont sonné dans ma tête pendant plusieurs minutes. De toutes manière, elle va devenir sourde Bêbête. Nous arrivons chez mamie. Ça fait un an qu’ils ont déménagé dans cette maison, et c’est la première fois qu’on y va. La voilà qui nous accueille en faisant de grands signes de bras. Elle est toujours aussi fofolle quand elle a du monde chez elle. Elle pousse de grands cris et sautille sur place, comme une puce qui gambade sur le dos d’un chien. Nous garons la voiture à côté de la grosse camionnette bleue de Papi-No : Papi-No, c’est un peu Bob le bricoleur. Il sait tout réparer, et peut vous monter un meuble Ikea sans la notice. Non en fait, il n’achète même pas de meubles à Ikea : il les fabrique lui-même. On n’a pas le temps de sortir de la voiture que mamie arrive comme une bourrasque sur nous. Elle me fait la bise, en me donnant de grands coups de joues – je comprends pourquoi Bêbête a hésité avant de tendre la joue vers elle – puis après ces effusions, elle nous entraîne vers le jardin qui conduit à l’entrée située de l’autre côté. - Bienvenue dans mon humble demeure ! dit-elle en ouvrant les bras dans l’entrebâillement de la porte, manquant de faire tomber le gros Gus perché sur le rebord de la fenêtre. Gus, il est tellement gros qu’on ne distingue même plus ses pattes arrières. On se demande comment il fait pour se déplacer ce gros matou. A l’intérieur, on retrouve papi, le bras dans le plâtre. Connaissant ma mamie, je parie que c’est elle qui l’a noirci de dessins. - Qu’est-ce que t’as eu papi ? je demande. Tout le monde a l’air gêné, et il se passe beaucoup de temps avant que j’aie droit à une réponse. Papi me dit qu’il a eu un accident au travail. Pourtant, à voir l’expression dans ses yeux, on dirait qu’il n’a pas l’air vraiment convaincu par ses propos. Je me retourne vers mamie, laquelle détourne immédiatement le regard, comme si elle était gênée. - Bon, on va à l’étage ? propose-t-elle. Maman lui emboîte le pas. - Et Sarah, elle est toujours à New York ? Ma tante Sarah est très grande, encore plus grande que Bêbête, ce qui fait qu’elle a le droit d’aller à New York toute seule. Ça fait longtemps que je ne l’ai pas vue, parce qu’un moment, elle a été sélectionnée pour participer à l’élection des miss de sa région… elle a passé plein de concours, et a parfois remporté des trophées, mais du coup, ça lui a pris pas mal de temps en plus de ses études, alors ça fait un moment qu’on vient chez mamie sans pouvoir la voir. - Oh euh oui oui ! répond mamie du tac au tac, c’est vraiment bête d’ailleurs… vous la manquez de peu, elle rentre Lundi… je vous aurais bien proposé de rester une nuit de plus… - Oui mais l’école, le boulot… fait maman. - Oui oui je sais bien… je sais bien… Mamie ne monte pas les escaliers, elle les enjambe. Hop ! Hop ! Elle est en haut en moins de temps qu’on puisse le dire. Derrière, on souffle pour la suivre. Papi ferme la marche. - La chambre de Sarah ! La sœur de maman est restée une vraie princesse en dépit de son âge. Toute sa chambre est peinte en rose, avec des froufrous et des dentelles de partout. Un grand lit à baldaquins domine au centre de la pièce, et contre le mur du fond, il y a une coiffeuse dont le miroir est tapissé d’une multitude de photos souvenirs. Je n’ai pas le temps de m’avancer pour voir les photos que mamie me pousse doucement dans le dos pour me conduire vers une autre pièce. Un détail m’échappe : une porte bleue dans le fond, fermée. On a fait le tour de toutes les pièces de l’étage, sauf celle-ci. Je m’y dirige en demandant : - Mamie, c’est quoi cette porte ? Et alors que je commence à tirer sur la poignée, mamie se précipite et me bouscule presque pour m’empêcher de l’ouvrir. - Non non, fait-elle en tournant la clé dans la serrure avant de la ranger dans sa poche, Heureusement que je te vois coquine ! Si Sylvain apprenait qu’on a pénétré dans sa chambre, je te dis pas ! La curiosité a atteint ses limites. D’un tapotement discret de la main sur le bras de maman, je lui signifie que j’ai quelque chose à lui dire. Elle comprend et baisse la tête vers moi. Je chuchote à son oreille : - C’est qui Sylvain déjà ? Maman met du temps à me répondre, comme toujours lorsque j’aborde ce sujet fâcheux. Elle me fait signe de tendre l’oreille et chuchote à son tour : - On en discutera quand on rentrera. Promets-moi de ne plus toucher à cette porte, chérie.
Posted on: Thu, 12 Sep 2013 01:25:30 +0000

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