GASTON MASPERO La création, le déluge ; histoire fabuleuse de - TopicsExpress



          

GASTON MASPERO La création, le déluge ; histoire fabuleuse de la Chaldée. Les premiers rois historiques. En se fondant, les races qui peuplaient la Chaldée perdirent la mémoire de leurs migrations : elles transplantèrent le lieu de leur naissance au pays même quelles croyaient avoir occupé de toute éternité. « Au temps où ce qui est en haut ne sappelait pas encore ciel, au temps où ce qui est en bas ne sappelait pas encore terre », Apsou, labîme sans limites, et Moummou Tiâmat, le chaos de la mer, sunirent[53] et procréèrent Lakhmou et Lakhamou, des êtres fantastiques, semblables à ceux dont nous apercevons la silhouette sur les monuments, à « des guerriers au corps doiseau du désert, des hommes avec des faces de corbeau », des taureaux à tête humaine, des chiens à quatre corps et à queue de poisson[54]. Le ciel et la terre naquirent ensuite, Anshar et Kishar, puis longtemps après, les maîtres du ciel, de la terre et de leau, Anou, Bel, Èa, qui à leur tour engendrèrent les dieux moindres du sol, du firmament et des astres. Cependant Tiâmat, voyant son domaine se restreindre de plus en plus sous leffort des divinités plus jeunes, suscita contre elles les bataillons de ses monstres : elle leur fabriqua des armes terribles, les plaça sous les ordres de son mari Kingou, et les lança à lassaut du ciel. Les immortels eurent dabord le dessous : Anou, puis Èa, envoyés à la rescousse par Anshar, pâlirent à laspect des ennemis et nosèrent pas les attaquer. Mardouk, choisi enfin par ses pairs pour être leur champion, provoqua Tiâmat en combat singulier ; il lassaillit avec lorage et la tempête, il lemmailla dans un filet, puis il la perça de sa lance et il la démembra. Il la fendît en deux « comme un poisson quon sèche », et il suspendit lune des moitiés bien haut, si bien quelle forma le ciel, tandis quil déploya lautre moitié sous ses pieds pour en créer la terre. Il assigna alors leurs places définitives aux astres, traça les routes du soleil, de la lune et des planètes, institua lannée, les mois et les jours ; après quoi il ordonna à son père Èa de lui trancher la tête, pour que lhomme naquît vivant de son sang mêlé au limon. Les hommes étaient au début assez misérables : « ils vivaient sans règle à la manière des animaux. Mais, dans la première année, apparut, sortant de la mer Rouge, à lendroit où elle confine à la Babylonie, un animal doué de raison, nommé Oannés[55]. Il avait tout le corps dun poisson, mais, par-dessus sa tête de poisson, une autre tête qui était celle dun homme, ainsi que des pieds dhomme qui sortaient de sa queue de poisson : il avait la voix humaine, et son image se conserve encore aujourdhui. Cet animal passait la journée au milieu des hommes, sans prendre aucune nourriture ; il leur enseignait la pratique des lettres, des sciences et des arts de toute sorte, les règles de la fondation des villes et de la construction des temples, les principes des lois et la géométrie, leur montrait les semailles et les moissons ; en un mot, il donnait aux hommes tout ce qui contribue à ladoucissement de la vie. Depuis ce temps, rien dexcellent na été inventé. Au coucher du soleil, ce monstrueux Oannés se plongeait de nouveau dans la mer et passait la nuit sous les flots : car il était amphibie. Il écrivit sur lorigine des choses et de la civilisation un livre quil remit aux hommes[56] ». Un long intervalle sécoula entre cette manifestation du dieu mystérieux et la constitution dune dynastie mythique. « Le premier roi fut Alôros, de Babylone, Chaldéen, duquel on ne conte rien, si ce nest quil fut choisi de la divinité même pour être pasteur du peuple. Il régna dix sares, ce qui fait trente-six mille ans, car le sare est de trois mille six cents ans, le nére de six cents ans, le sôsse de soixante ans. Alôros étant mort, son fils Alaparos commanda trois sares durant ; après quoi, Amillaros[57], de la ville de Pantibiblia[58], régna treize sares. Cest sous lui que sortit de la mer Érythrée le second Annêdôtos, très rapproché dOannés par sa forme semi-divine, moitié homme, moitié poisson. Après lui, Amménon, aussi de Pantibiblia, Chaldéen, commanda lespace de douze sares : sous lui parut, dit-on, lOannés mystique. Ensuite Amélagaros, de Pantibiblia, commanda dix-huit sares. Ensuite Davos, pasteur, de Pantibiblia, régna dix sares : sous lui sortît encore de la mer Érythrée le quatrième Annêdôtos, qui avait la même figure que les autres, mélangée dhomme et de poisson. Après lui régna Évèdoranchos, de Pantibiblia, pendant dix-huit sares ; de son temps sortit encore de la mer un autre monstre, nommé Anôdaphos. » Ces divers monstres développèrent point par point ce quOannés avait exposé sommairement. Puis régnèrent Amempsinos de Larancha[59], Chaldéen, pendant dix sares, et Obartès[60], aussi de Larancha, Chaldéen, pendant huit sares. Enfin, Obartès étant mort, son fils Xisouthros[61] tint le sceptre pendant dix-huit sares. Cest sous lui quarriva le grand déluge, de sorte que lon compte en tout dix rois, et que la durée de leur pouvoir monte ensemble à cent vingt sares[62]. Les écrivains classiques se sont moqués du chiffre fabuleux dannées que les Chaldéens assignaient à leurs premiers rois[63]. Il semble en effet que du commencement du monde au déluge on admettait un intervalle de six cent quatre-vingt-onze mille deux cents ans, dont deux cent cinquante-neuf mille deux cents sétaient terminés à lavènement dAlôros, et quatre cent trente-deux mille étaient répartis généreusement entre lui et ses successeurs immédiats[64]. Aussi quelques historiens modernes se sont-ils accordés à revêtir ces dix rois dun caractère astronomique et à reconnaître en eux la personnification de dix des signes du zodiaque[65]. La durée de quatre cent trente-deux mille ans attribuée à lensemble de leurs règnes, soit quarante-trois mille deux cents ans pour chacun deux, a été calculée évidemment de manière à entrer dans une période astronomique de douze fois quarante-trois mille deux cents ans dont lexistence paraît prouvée, bien que lorigine et la raison en soient inconnues. Les temps qui précédent le déluge étaient comme une période dessai pendant laquelle lhumanité encore barbare eut besoin des secours den haut pour surmonter les difficultés qui lassaillaient. Ils sont remplis par six manifestations civilisatrices de la divinité, qui sans doute répondaient au nombre de livres sacrés dans lesquels les prêtres voyaient lexpression la plus complète de la loi révélée[66]. Cependant les hommes étaient devenus méchants, et Bel, dans sa rancune de leur ingratitude, résolut de les détruire. Il en manda avis à Xisouthros : « Homme de Shourippak, fils dOubaratoutou, bâtis un vaisseau, abandonne tes biens, sauve ta vie, jette tes biens loin de toi, sauve ta vie, et place dans ce vaisseau la semence de vie de tous les êtres pour les conserver ». Il lui commanda denfouir les livres, ceux qui contenaient le commencement, le milieu et la fin, dans la ville de Sippara, et de partir sitôt achevés ses préparatifs. Comme Xisouthros lui demandait : « Où aller ? » il répondit : « Vers les dieux », et ajouta quil fallait prier pour qu’il arrivât du bien aux hommes. Xisouthros obéit et se construisit un navire enduit de bitume. « Tout ce que je possédais jen emplis ce navire ; tout ce que je possédais dargent, je len emplis ; tout ce que je possédais dor, je len emplis ; tout ce que je possédais de la semence de vie de toute espèce, je len emplis. Je fis entrer dans le vaisseau ma famille et mes serviteurs mâles et femelles ; les animaux domestiques des champs, les animaux sauvages des champs je les fis entrer. » Cependant Shamash lui avait donné un signe : « lorsquau soir, le dieu de la pluie fera tomber une pluie abondante, entre dans le vaisseau et ferme ta porte ». Le signe se produisit : « un soir, le dieu de la pluie fit tomber une pluie abondante. Aussitôt je craignis la venue du jour, je craignis la lumière du jour, jentrai dans mon navire et je fermai ma porte ; puis, pour guider le vaisseau, je le confiai, avec tous les êtres quil renfermait, au pilote Bousour-bel. « Sitôt que le matin parut, un noir nuage séleva des fondements du ciel. Adad tonnait au milieu du nuage, Nébo et Mardouk savançaient en tête, comme deux porteurs de trône, sur les montagnes et sur les plaines ; Nergal déchaîna les tourbillons ; Ninip bondit et commença lattaque ; les Génies levèrent leurs torches et balayèrent la terre de leurs éclairs ; la tempête dAdad escalada le ciel, changea la clarté du jour en ténèbres et inonda la terre ainsi quun lac… Le frère ne vit plus son frère, les hommes ne se reconnurent plus ; les dieux mêmes craignirent le déluge au ciel, et, cherchant un refuge, ils montèrent jusquau firmament dAnou ; comme des chiens, ils hurlèrent sur le rebord, et Ishtar cria ainsi quune femme en travail, et les dieux ainsi que les esprits pleurèrent avec elle… Six jours et six nuits, le vent, la tempête et louragan régnèrent en maître. A laube du septième jour, la pluie sinterrompit et la tempête, qui avait mené bataille comme une armée puissante, sapaisa. La mer baissa, le vent et la tempête prirent fin. Je parcourus des yeux la mer en pleurant, car lhumanité entière était retournée au limon, et lon ne distinguait plus ni champs, ni bois. Jouvris la fenêtre, et, quand la lumière frappa mon visage,je maffaissai, je maccroupis, je pleurai, et les larmes ruisselèrent sur ma face. » Larche qui abritait ainsi les destinées de la race humaine sétait échouée au pays de Nizir, sur le sommet des monts Gordyæens. Après six jours dattente, « je mis dehors une colombe, et la lâchai. La colombe partit, voltigea çà et là, et, ne trouvant point de place où se reposer, elle revint. Je mis dehors une hirondelle, et la lâchai. Lhirondelle partit, voltigea çà et là, et, ne trouvant point de place où se reposer, elle revînt. Je mis dehors un corbeau, et le lâchai. Le corbeau partît, et il vit que les eaux baissaient, il revint au vaisseau, battant des ailes et croassant, puis il séloigna et ne revint plus. Alors je lâchai dehors les animaux aux quatre vents. Je versai une libation, je bâtis un autel sur le pic de la montagne. Lodeur du sacrifice monta jusquaux dieux ils accoururent : « comme des mouches » et ils se réjouirent, Bel excepté qui, furieux de voir que tous les hommes navaient pas péri, voulait massacrer les survivants. Les prières de Xisouthros calmèrent enfin sa colère : il consentit à laisser vivre ce que larche avait sauvé de lhumanité et à ne jamais renouveler le déluge. « Quand sa résolution fut prise, Bel entra au milieu du vaisseau, il saisit ma main et me conduisit dehors ; il conduisit ma femme dehors et il la mit à côté de moi. » La légende ajoutait que Bel avait alors rendu cet oracle : « Jusquici Xisouthros a été un homme, désormais sa femme et lui seront honorés à légal de nous dieux », et il nous enleva et il nous mena dans les régions lointaines à lembouchure des fleuves. « Lorsque Xisouthros fut disparu, ceux qui étaient restés à bord, ne le voyant pas rentrer, débarquèrent et se mirent en quête de lui, lappelant par son nom. Il ne se montra pas lui-même, mais une voix vint du ciel qui leur ordonna dêtre pieux envers les dieux : car lui, en récompense de sa piété, il allait habiter avec les dieux, et sa femme, sa fille et le pilote partageaient le même honneur. Il leur dit de retourner à Babylone ; quil leur était réservé à eux, partis de Sippara, de déterrer les livres et de les remettre aux hommes ; enfin, que la terre où ils se trouvaient était la terre dArménie. Après avoir entendu ces paroles, ils sacrifièrent aux dieux et sen allèrent à pied à Babylone. Une partie de cette arche qui sétait arrêtée en Arménie subsiste encore dans les monts Gordyæens dArménie quelques pèlerins raclent lasphalte qui la recouvre et sen servent comme damulette pour détourner les maléfices[67]. Arrivés à Babylone, les compagnons de Xisouthros déterrèrent les livres de Sippara, écrivirent beaucoup de livres, construisirent des temples et fondèrent de nouveau Babylone.[68] » La race quils engendrèrent fut une race monstrueuse. La légende chaldéenne connaissait le nom des géants rebelles Étana ou Titan, Ner et dautres également redoutables[69]. « On raconte que les premiers hommes, enflés de leur force et de leur grandeur, méprisèrent les dieux et se crurent supérieurs à eux : ils élevèrent donc une tour très haute, à lendroit où est maintenant Babylone. Déjà elle approchait du ciel, quand les vents, accourus au secours des dieux, renversèrent la construction sur les ouvriers : les ruines en sont appelées Babel. Jusqualors les hommes navaient eu quune seule langue : mais les dieux les forcèrent à parler désormais des idiomes différents.[70] » La même histoire sest introduite, à peu prés sous la même forme, dans les livres sacrés des Hébreux[71]. Une des versions mettait la Tour des Langues dans le voisinage dOurou, lune des plus anciennes, sinon la plus ancienne parmi les métropoles de la Chaldée méridionale[72] : mais la tradition le plus généralement accréditée la place non loin de Babylone ou dans Babylone même. Non que létymologie biblique Babel, de belel, confondre, soit conforme à lorthographe réelle du mot : Babel, Bab-ilou, signifie simplement « la porte du dieu Ilou ». Quant à la tour elle-même, les Chaldéens lidentifiaient avec la ziggourat de Borsippa, qui, au témoignage du roi Nabuchodonosor, était inachevée de temps immémorial[73]. Elle se composait de sept terrasses superposées, consacrées chacune à un dieu diffèrent et peintes de la couleur propre à son dieu. Chaque terrasse formait un carré parfait et était en retraite sur la terrasse inférieure, si bien que lédifice affectait laspect dune vaste pyramide à gradins, très large à la base, très étroite au sommet. Le tout reposait sur un soubassement rectangulaire qui portait à huit le nombre des étages superposés. Les faces de lédifice, et non les angles, étaient orientées daprès les quatre points cardinaux, contrairement à lusage babylonien[74]. Aussitôt après le déluge et la confusion des langues, la première dynastie humaine commença à régner. Au dire de Bérose, elle était chaldéenne et comptait quatre-vingt-six rois, qui avaient exercé le pouvoir pendant trente-quatre mille quatre-vingts ans : les deux premiers dentre eux, Évêkhous et Khomasbêlos, étaient restés sur le trône deux mille quatre cents et deux mille sept cents ans. Daprès le Syncelle, elle ne se composait que de six monarques : Évêkhous, Khomasbêlos, Pôros, Nékhoubas, Nabios, Oniballos et Zinziros, et navait régné que deux cent vingt-cinq ans[75]. Il ne faut chercher à ces noms aucune valeur historique, ni essayer de ramener à la vraisemblance les chiffres qui les accompagnent. Les Chaldéens avaient rempli les époques primitives de leur histoire de fables épiques, dont la légende et les inscriptions nous ont gardé quelques débris. Au nord, selon les Hébreux, sévit « Nimrod, qui commença dêtre puissant sur la terre. Il fut un puissant chasseur devant lÉternel ; cest pourquoi lon dit jusquà ce jour : Comme Nimrod, le puissant chasseur devant lÉternel. Et le commencement de son règne fut Babel, Érekh, Accad et Calnèh, au pays de Sennaar[76]. » Josèphe lui attribuait la construction de la Tour des Langues[77]. Les interprètes chrétiens lidentifiaient avec Bêlos[78]. La légende musulmane prétend quil jeta Abraham le Juif dans une fournaise ardente, et quil tenta de monter au ciel sur un aigle[79]. Aujourdhui encore, au pays de sa gloire, limagination populaire attache son nom à toutes les ruines importantes de la haute et de la basse Chaldée[80]. Cependant les monuments sont jusquà présent muets sur son compte ses successeurs sont inconnus ; la Bible ne dit pas combien de temps lui survécut son empire, ni même si son empire lui survécut. Presque tous les traits que la tradition hébraïque attribue à Nemrod, la chaldéenne les reportait sur Gilgamès, roi dOurouk, dont un poème composé au plus tard au XXIIIe siècle avant notre ère nous a conté les exploits. La protection de Shamash lui avait prêté pour confident et pour ami un être monstrueux, une sorte de satyre du nom dÉabani. Le premier de leurs exploits délivra Ourouk de la tyrannie quexerçait sur elle le roi dÉlam, Khoumbaba, mais leur triomphe même suscita contre eux des dangers mortels : la déesse Ishtar, émerveillée de leur bravoure et de la beauté du héros, tomba amoureuse de lui. Elle lui parla donc ainsi : « Viens, Gilgamès, et sois mon mari ; ton amour donne-le moi en guerdon, et tu seras mon mari et je serai ta femme… Alors te seront soumis rois, seigneurs et princes ; ils tapporteront les tributs des montagnes et des plaines. » Lamour de la déesse était meurtrier pour qui sy livrait, et ses amants en avaient fait la triste épreuve : Gilgamès refuse avec des paroles insultantes lhonneur périlleux quelle lui propose. Offensée dans son orgueil, elle dépêche contre lui un urus gigantesque qui dévasta le territoire dOurouk, mais « Éabani vainquit sa force, car Éabani perça son corps : il saisît le taureau céleste par la tête et il lui enfonça son arme dans la nuque. » Ishtar en conçut une rage nouvelle, et pour se venger elle couvrit de lèpre de la tête aux pieds celui qui la dédaignait. Il ny avait quun moyen de guérison, aller au pays où jaillit la fontaine de Jouvence et où pousse larbre de vie : Gilgamès et son ami tentèrent laventure, mais Éabani périt en route sous la griffe dun tigre, et Gilgamès résolut daller demander à son ancêtre Xisouthros les moyens de le rappeler à la vie. Un songe lui révèle la route périlleuse quil doit suivre. Après avoir parcouru le pays de Mâshou, dont lentrée est gardée par les hommes-scorpions qui président au Lever comme au Coucher du Soleil, il atteint le bord de lOcéan, construit un vaisseau et sembarque avec le pilote Aradéa. Une traversée dun mois et demi les conduit près dune île située au milieu des marais, où demeure le vieux roi divinisé : ils laperçoivent à distance, endormi auprès de sa femme, mais ils ne peuvent franchir le bras de mer qui les sépare du paradis. Xisouthros séveille à leur voix, leur raconte comment sa piété la sauvé du déluge[81], et enseigne à Gilgamès les cérémonies expiatoires qui lui assureront une place perpétuelle parmi les dieux. Tels étaient les récits merveilleux dont les poètes chaldéens avaient embelli les débuts de leur histoire nationale[82]. Les peuples de la Chaldée se divisaient de toute antiquité en deux groupes principaux de principautés indépendantes Shoumir au sud, Accad au nord. Parmi les cités du sud, Ourou est celle dont lhistoire nous est le moins obscure. Située sur la rive droite de lEuphrate, non loin de lancienne embouchure, elle était lentrepôt principal du commerce maritime de ces premiers temps : ses vaisseaux naviguaient au loin, sur le golfe Persique et jusque dans la mer des Indes[83]. Elle sétalait au milieu dune plaine basse, coupée çà et là de collines sablonneuses. Au centre se dressait un temple à trois étages, construit en briques revêtues de bitume et consacré au dieu local, Sin ; tout autour des murs règne une ceinture de tombeaux, que les voyageurs ont largement exploités au profit de la science[84]. Au sud, et plus rapprochées encore de la mer, florissaient Éridou, la ville du dieu Èa[85], et Bab-sahmêti, le port méridional de la Chaldée[86] ; au nord, on rencontrait Ourouk[87], Larsam, Gishkhou[88] et Lagash ou Zirpourla[89]. Ces villes formaient lune des deux divisions principales du pays, celle quon désignait au protocole des rois sous le nom de Shoumir[90]. Un peu plus loin dans la plaine, à lendroit où le Tigre et lEuphrate ne sont plus séparés que par un isthme de largeur médiocre, un autre groupe de cités avait constitué dés lorigine le domaine dAccad. Cétait Nippour, sur la droite du Shatt-en-Nil[91], presque à mi-chemin entre Babylone et Ourouk ; Barsip, la seconde Babylone[92], et surtout Babylone. Babylone consistait de deux parties, situées chacune sur une rive de lEuphrate, Kadimirra, la porte de Dieu, et Dintirra, le site de larbre de vie[93]. Kouti à lest[94], puis la ville double de Sippar et enfin la mystérieuse Agadê[95], complétaient cet ensemble, qui reçut plus tard le nom de Kardouniash[96]. Plus loin encore, Harran entre le Balikh et lEuphrate, et Assur sur le Tigre, servaient comme davant-garde aux populations babyloniennes contre les peuples descendus de lArarat et du Taurus. Chacune de ces cités paraît avoir eu ses rois particuliers et ses dynasties locales, qui, tantôt étaient vassales des rois voisins, tantôt les rangeaient sous leur domination. En face delles, sur la rive orientale du Tigre, un État puissant sélevait contre lequel elles eurent à se défendre de toute antiquité. LÉlam[97] commence aux bords du fleuve par une riche terre dalluvions, aussi fertile que la Chaldée elle-même. Le froment et lorge y rendaient cent et parfois deux cents pour un[98] ; le palmier et le dattier y croissaient abondamment, surtout dans le voisinage des villes ; dautres espèces darbres, lacacia, le peuplier, le saule, étaient répandues à la surface du pays[99]. Bientôt cependant le sol sélève gradin à gradin vers le plateau de Médie ; le climat se refroidit de plus en plus, le sol devient moins productif. Des montagnes coulent nombre de rivières, dont les plus grosses, lOuknou (Khoaspès), le Pasitigris, lOulaï (Eulæos), sont aussi larges que le Tigre et lEuphrate dans leur partie inférieure. Ce territoire était habité pour la meilleure part par des peuples de race sémitique, apparentés aux Sémites de la Chaldée, partie aussi par des tribus de race et de langue encore mal définies. Au confluent de deux des bras du Khoaspès, sur la lisière de là région basse, à huit ou dix lieues des montagnes, les rois dÉlam avaient bâti Suse[100], leur capitale. La forteresse et le palais s’étageaient sur les penchants dun monticule qui dominait au loin la plaine : à ses pieds, et dans la direction de lOrient, sétendait la ville, construite de briques séchées au soleil[101]. Plus haut sur le fleuve, on rencontrait Madaktou, la Badaca des auteurs classiques ; puis, cétaient de grandes cités murées, Naditou, Khamanou, qui sarrogent, pour la plupart, le titre de villes royales[102]. La Susiane était en effet une sorte d’empire féodal, divisé en petits États, les Habardip[103], les Houssi[104], les Nimê, indépendants lun de lautre, mais souvent réunis sous lautorité dun même prince, qui résidait de préférence à Suse. Elle était le siège dune civilisation florissante, antérieure peut-être à celle de la Chaldée. Le peu que nous savons de sa religion par les documents dépoque postérieure nous transporte dans un monde nouveau, plein de noms et de figures étranges. Au sommet de la hiérarchie divine trônaient, ce semble, un dieu et une déesse suprêmes, nommés à Suse Shoushinak et Nakhounté : la statue de Nakhounté, inaccessible aux profanes, se dissimulait au fond dun bois sacré, dont Assourbanabal la tira au VIIe siècle avant notre ère. Viennent ensuite six dieux de premier ordre, rangés en deux triades et dont le plus connu, Houm, Oumman, est peut-être le Memnon des Grecs[105]. Pour le reste, la civilisation susienne paraît avoir présenté des analogies frappantes avec la civilisation chaldéenne ; Élamites et Chaldéens avaient à peu prés les mêmes moeurs, les mêmes usages militaires, les mêmes aptitudes industrielles et commerciales. Leurs rapports se perdent dans la nuit des temps. Nous avons vu plus haut quun des premiers exploits de Gilgamès fut de délivrer Ourouk de la domination élamite. La vie entière des deux peuples ne fut quune série dentreprises pour sasservir et pour secouer le joug lun de lautre : tantôt la Chaldée lemportait sur lÉlam et tantôt lÉlam sur la Chaldée, sans que nul dentre eux réussît à maintenir son autorité de façon durable. Lhistoire positive des pays du Bas-Euphrate commence par nous montrer les petits royaumes sumériens en lutte lun contre lautre, chacun deux essayant, à un moment donné, détablir sa suprématie sur la contrée entière, mais sans y réussir. Trois surtout semblent avoir joué un rôle important dans ces luttes, ceux de Kish, de Lagash et de Ghishkhou. Vers 2900, ces deux derniers, las de se battre sans cesse pour des questions de frontières, soumirent leur querelle au roi de Kish, Mésilim, et lui, après avoir consulté les dieux, il marqua par des stèles[106] et par un canal profond la limite de leurs domaines. Quelques générations plus tard, entre 2750 et 2700, Oush, vicaire de Ghishkhou, reprit soudain loffensive et se rendit maître dun canton de Gouêdin, qui était situé probablement sur la rive orientale du Shatt-el-Ha : il fut défait bientôt, et son successeur Enakalli contraint de restituer à Énannadou de Lagash le territoire contesté. Énannadou paraît ne pas sen être tenu là. Il exerça son hégémonie sur tout le pays de Shoumir et sur une portion de lÉlam ; lui mort, Ourloumma, fils dEnakalli, attaqua son frère Énannadou 1er qui lavait remplacé. La lutte se termina, aprés des vicissitudes diverses, par la victoire complète des gens de Lagash. Pendant trois générations au moins, sous Énannadou II, Enlitarzi et Lougalbanda, Ghishkhou demeura la vassale de sa rivale, tant quenfin la fortune changea de camp une fois encore : Lougalzaggizi, vicaire de Ghishkhou et roi dOurouk, vainquit Ouroukagina et affaiblit Lagash pour longtemps[107]. Après avoir imposé son autorité aux régions du Sud et fixé sa résidence à Ourouk, il porta ses armées du Golfe Persique au lac de Van. Shoumir triomphait avec lui, mais sa puissance ne dura pas, et bientôt les Sémites groupés autour dAgadé la renversèrent vers 2680. Leur chef, celui qui réalisa vraiment lunité politique de la Chaldée, était un certain Sharroukîn, dont lhistoire nous est peu connue encore. Ses deux premiers successeurs, Manishtoushou et Ouroumoush, maintinrent la suprématie dAgadé sur la Chaldée et sur lÉlam ; mais Ouroumoush ayant péri dans une révolution de palais, fut remplacé sur le trône par un homme nouveau, Shargânisbarrî, dont les prouesses firent oublier celles de ses prédécesseurs. Il était fils dun certain Dâtienlîl, qui nappartenait pas à la famille royale, et son origine obscure servit plus tard de thème à tout un cycle de légendes populaires. Une statue, quon lui éleva à lépoque assyrienne, portait linscription suivante : « Ma mère était de basse extraction, et je ne connus pas mon père ; le frère de mon père vivait dans les montagnes. Ma ville fut Azoupirânou, qui est située sur les bords de lEuphrate. Ma mère, la vassale, my conçut ; elle me mit secrètement au monde ; elle me déposa dans une corbeille de joncs, dont elle ferma le tissu avec du bitume, et elle me lança ainsi au fleuve, dont leau ne pénétra pas jusquà moi. La rivière memmena jusque vers Akki, le tireur deau. Akki, louvrier tireur deau, dans la bonté de son coeur, me recueillit ; Akki, louvrier tireur deau, méleva comme son propre fils ; Akki, louvrier tireur deau, métablit comme jardinier ; dans ma profession de jardinier, lshtar me regarda avec amour, et, durant [quarante]quatre années, je détins le pouvoir royal ». Cest lhistoire populaire des fondateurs de religion ou dempire : lhistoire de Moise confié aux eaux et recueilli par la fille de Pharaon, lhistoire de Cyrus et de Romulus exposés et nourris par un berger jusquà ladolescence. Shargânisbarrî réunit sous ses lois la Babylonie entière, Ourouk, Ghishkhou, Lagash, Nippour, puis il se jeta sur lÉlam et il le conquit. Il parcourut ensuite en vainqueur le pays des Goutim et celui des Khatti, lAdiabène et la Syrie septentrionale. La tradition voulait que ses expéditions neussent exigé que trois années, au bout desquelles il serait rentré dans ses États et il aurait employé pacifiquement ses butins à y restaurer les vieux temples ou bien à en bâtir de nouveaux. Sur la fin de ses jours, il se serait remis en campagne et il aurait pénétré au Magan, dans lArabie orientale plutôt quau Sinaï, où il se serait heurté aux établissements égyptiens ; mais, rappelé par la révolte des Chaldéens et bloqué longuement dans Agadé, il aurait réussi à se dégager et à regagner lascendant[108]. Son fils Naramsin, qui lui succéda vers 2400, hérita de sa puissance et sut la maintenir intacte. Il eut, lui aussi, à châtier lÉlam, enleva la ville dApirak aux bords de lEuphrate, tua le roi Rishadad, et emmena le peuple en captivité. Lun des rares monuments qui nous soient parvenus de lui nous le montre en lutte contre les montagnards du Zagros : tandis quil abat leur chef, ses soldats escaladent les pentes derrière lui, balayant tout sous leur effort[109]. Une autre de ses campagnes fut dirigée contre le Magan : il y défit le roi Manoudannou et il en apporta des blocs de diorite dans lesquels il se tailla des statues[110]. Il fut un constructeur assidu, et il travailla aux principaux temples de la Chaldée, à ceux de Nipour, de Sippar, dAgadé. Les fragments que nous possédons de ses constructions originales montrent une rare perfection. Les reliefs sont fins, délicats, et ils semblent trahir une influence de lart égyptien, ce qui na rien détonnant si lon songe que la guerre le mit en contact avec lÉgypte memphite. Il semble toutefois que son empire ne lui survécut pas longtemps : Agadé disparut une soixantaine dannées après lui, et la suprématie repassa du Nord au Sud, des Sémites aux Sumériens. Après une période dindécision, qui fut assez courte, Ourou où passa au premier rang un peu avant lan 2300. Elle avait eu jadis ses vicaires, qui relevaient du souverain du moment : elle est maintenant souveraine à son tour, et elle a ses rois, dont le plus illustre est pour nous le fondateur même de la dynastie, Ourengour. Son domaine comprenait Shoumir, Akkad, la meilleure partie de lÉlam : Suse, en effet, était demeurée sous lautorité des Mésopotamiens depuis Naramsin, et ses chefs Kariboushashoushinak, Khoutrantepti, Khalroukhouratir, les deux Idadou, navaient que le titre de vicaires[111]. Les débris des édifices construits par Ourengour à Larsam, à Ourouk, à Nippour, à Sippar, aussi bien que dans la capitale même, sont des ziggourat de proportions gigantesques, dont les quatre angles étaient orientés sur les quatre points cardinaux du ciel. Les débris du plus grand dentre eux, celui dOurouk, forment un monticule denviron soixante-dix mètres de côté et trente-cinq mètres de hauteur ; plus de trente millions de briques ont dû entrer dans la maçonnerie[112]. Les autres, bien que de moindres prétentions, présentent encore des dimensions considérables : leur nombre et leur grandeur suffisent, en labsence de tout autre document, à nous donner une idée magnifique de ce quétait le prince qui les devisa. Doungi, qui succéda à Ourengour, fut peut-être plus puissant encore que nétait son père : nous savons quil pilla Babylone pour enrichir les dieux dOurouk et dEridou[113], et quil commandait à Lagash comme à lÉlam. Lagash sétait relevée assez lentement de son désastre, et elle était devenue comme la métropole des antiques populations sumériennes, mais ses vicaires ne jouaient dans la politique du temps quun rôle secondaire. Le plus prospère dentre eux se recommande à notre attention, surtout comme constructeur : il rebâtit à grand luxe les temples et, pour se procurer les matériaux, il envoya chercher les bois, les métaux, le diorite et le granit aux régions les plus lointaines, dans lAmanos, dans le Liban, au Magân. Ses dépouilles ornent aujourdhui nos galeries du Louvre, inscriptions sur pierre, cylindres, barils de terre cuite, bas-reliefs, statues. De ces statues, les unes sont debout, tandis que les autres le représentent assis, tenant sur ses genoux le plan des édifices quil avait dessinés. Les têtes quon a retrouvées à leurs côtés, et qui, malheureusement, ne leur appartiennent pas, sont bien étudiées et dune expression très fière. Les corps nont pas lélégance et la finesse quon admire chez les statues égyptiennes antérieures ou contemporaines, mais ils sont modelés avec une franchise et avec tine vigueur merveilleuses. Somme toute, ces monuments témoignent dun art un peu provincial daccent, si on les compare aux monuments de Naramsin, mais puissant et fort la Chaldée, en ce qui concerne la sculpture, pouvait presque rivaliser avec l’Égypte[114]. Ses successeurs ne la maintinrent pas à ce degré de perfection, et leur ville, épuisée par leffort quelle avait déployé, tomba dans une décadence irrémédiable sous la domination des rois dOurou. Ceux-ci ne surent pas perpétuer lunité du royaume, et quarante ans après la mort de Doungi, Ourou tomba au second rang. Elle garda pourtant assez de prestige pour quon la considérât longtemps encore pour la métropole de la contrée. Nul ne pouvait passer pour le maître légitime de Shoumir et dAccad sil ne lavait rangée sous sa loi ; pendant plusieurs siècles, il ny eut roitelet ambitieux qui ne combattît pour lacquérir et sy introniser. Vers 2187, ce furent les princes dIshîn, Ishbioura, Gimililishou, Idindagân, Ismidagân ; mais ils furent dépossédés vers 2100 par Goungounoum de Larsam, dont le descendant le plus puissant fut Siniddinam. La série de ces princes est mal déduite sur bien des points, et il est vraisemblable que le progrès de la découverte nous obligera à la bouleverser plus dune fois encore, avant que nous arrivions à la déterminer avec certitude. Cependant lÉlam supportait avec impatience le joug des Chaldéens, et ses vicaires aspiraient au moment où, libérés enfin du joug étranger, ils domineraient à leur tour sur leurs anciens maîtres. Vers 2000, Koutournakhoûnté, roi de Suse, envahit la Mésopotamie et la parcourut triomphalement dun bout à lautre ; Babylone elle-même dut plier le genou devant lui. Il emmena comme trophées les statues des divinités ennemies, entre autres celles de la déesse Nanâ, la patronne dOurouk, quil déposa dans un des temples de Suse. Poussa-t-il jusquà la Méditerranée, ainsi que Sharginasharrî et Naramsin ? On lignore ; mais la Chaldée entière ne fut plus, après sa retraite, quune dépendance de lÉlam.
Posted on: Thu, 31 Oct 2013 14:49:46 +0000

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