"Il est banal, en effet, de constater que depuis plusieurs - TopicsExpress



          

"Il est banal, en effet, de constater que depuis plusieurs décades de nombreux chercheurs européens ont, en gros, réhabilité les civilisations africaines, mexicaines ou péruviennes. On a pu s’étonner de la passion investie par les intellectuels colonisés pour défendre l’existence d’une culture nationale. Mais ceux qui condamnent cette passion exacerbée oublient singulièrement que leur psychisme, leur moi s’abritent commodément derrière une culture française ou allemande qui a fait ses preuves et que personne ne conteste. Je concède que sur le plan de l’existence le fait qu’il ait existé une civilisation aztèque ne change pas grand-chose au régime alimentaire du paysan mexicain d’aujourd’hui. Je concède que toutes les preuves qui pourraient être données de l’existence d’une prodigieuse civilisation songhaï ne changent pas le fait que les Songhaïs d’aujourd’hui sont sous-alimentés, analphabètes, jetés entre ciel et eau, la tête vide, les yeux vides. Mais, on l’a dit à plusieurs reprises, cette recherche passionnée d’une culture nationale en deçà de l’ère coloniale tire sa légitimité du souci que partagent les intellectuels colonisés de prendre du recul par rapport à la culture occidentale dans laquelle ils risquent de s’enliser. Parce qu’ils se rendent compte qu’ils sont en train de se perdre, donc d’être perdus pour leur peuple, ces hommes, la rage au cœur et le cerveau fou, s’acharnent à reprendre contact avec la sève la plus ancienne, la plus antécoloniale de leur peuple. Allons plus loin, peut-être que ces passions et que cette rage sont entretenues ou du moins orientées par le secret espoir de découvrir au-delà de cette misère actuelle, de ce mépris pour soi-même, de cette démission et de ce reniement, une ère très belle et très resplendissante qui nous réhabilite, à la fois vis-à-vis de nous-mêmes et vis-à-vis des autres. Je dis que je suis décidé à aller loin. Inconsciemment peut-être les intellectuels colonisés, ne pouvant faire l’amour avec l’histoire présente de leur peuple opprimé, ne pouvant s’émerveiller de l’histoire de leurs barbaries actuelles, ont-ils décidé d’aller plus loin, de descendre plus bas et c’est, n’en doutons point, dans une allégresse exceptionnelle qu’ils ont découvert que le passé n’était point de honte mais de dignité, de gloire et de solennité. La revendication d’une culture nationale passée ne réhabilite pas seulement, ne fait pas que justifier une culture nationale future. Sur le plan de l’équilibre psychoaffectif elle provoque chez le colonisé une mutation d’une importance fondamentale. On n’a peut-être pas suffisamment montré que le colonialisme ne se contente pas d’imposer sa loi au présent et à l’avenir du pays dominé. Le colonialisme ne se satisfait pas d’enserrer le peuple dans ses mailles, de vider le cerveau colonisé de toute forme et de tout contenu. Par une sorte de perversion de la logique, il s’oriente vers le passé du peuple opprimé, le distord, le défigure, l’anéantit. Cette entreprise de dévalorisation de l’histoire d’avant la colonisation prend aujourd’hui sa signification dialectique. " Frantz Fanon - Les Damnés de la Terre.
Posted on: Wed, 09 Oct 2013 18:58:32 +0000

Trending Topics



Recently Viewed Topics




© 2015