Peut-on lire darija sans lArabe littéraire ? Fatna Bent - TopicsExpress



          

Peut-on lire darija sans lArabe littéraire ? Fatna Bent Al-Houssaine, chante l’amour révolté Texte de la chanson : Jâyya jâyya Jâyya men daouar Jâyya jâyya machmoum nouar Jâyya qasdâni Tâliali lahnani ‘Arfatni zahwani Jâyya men douar Jâyya jâyya machmoum naouar Jâyya laghzâla ‘Ayyounha qattâla Labsa darbala Jâyya men douar Jayya jayya Machmoum naouar Sghira u bnayya ‘Alabsa sabniyya Bghaouha ‘anayya Lakhdoud man la’kar Fihoum soukkar Akif ndir tanasbour Na’tti ‘anayya U dâri mabniyya Ya ounzid chwayya Goulu lbâhha Bghatou u bghaha Awi rah dâha. Un texte anodin traitant d’une relation amoureuse banale. Une maîtresse rejoignant son amant prêt à tout donner pour elle. Et l’amant chante son arrivée. Une histoire classique du désir amoureux qui ne se plie pas aux règles sociales et n’attend pas la bénédiction des parents de la jeune fille (Dites à son père - elle m’aime et je l’aime – dites-lui que je l’ai emmenée). Telle fut ma première lecture dans une écoute nonchalante, bercée par la voix tendrement rauque de Fatna Bent El-Houssaine. Une lecture au premier degré, commandée par les tripes, aveuglée par le bonheur de se retrouver et bercée par les visions de jeunes filles en fleurs du bled. Une relecture plus attentive ouvre d’autres perspectives et donne au texte une autre dimension et plus de profondeur. Un désir mutuel ? La silhouette de la jeune fille se profilant à l’horizon, suggère de prime abord une histoire de rapt. Commun dans les campagnes marocaines jusqu’au milieu du XXe siècle, ce phénomène n’avait rien d’étrange. Les tribus en étaient à ce point coutumières qu’elles avaient conclu des accords entre elles pour la restitution et l’échange des victimes, la plupart du temps des femmes. On est loin cependant de ce cas de figure, revenons au texte. Elle arrive, elle arrive, jâyya, jâyya, martèle sans arrêt le refrain de la chanson repris en chœur, comme pour convaincre l’auditeur que la fille porte, à elle seule, la responsabilité de son arrivée. La réalité devrait être plus nuancée. Le sens véritable du mot, penche plutôt pour un va-et-vient des deux parties, antérieur même à l’arrivée clamée dans la chanson. Un questionnement poussé révèle le désir exacerbé du mâle que ses supplications répétées viennent conforter. La démarche de la somptueuse femelle bien mise en perspective par l’éloge de ses traits, produit l’illusion qu’elle est bien l’initiatrice de cette marche vers le péché. L’homme n’avait dès lors d’alternative que succomber. L’homme est pourtant partenaire à part entière de la fugue, et en est peut être même l’instigateur. Jâyya, jâyya sonne comme une fatalité et rend par son rythme et sa musique le va-et-vient en question, l’engagement réciproque. Un va-et-vient donnant à penser aux nombreux rendez-vous qui eurent lieu avant l’arrivée de la bien-aimée. Une complicité convenue se fait jour entre des amants familiers déjà depuis belle lurette. Sollicité, l’arabe littéraire dévoile aisément ce que le parler populaire ne dit que forcé. Il a un mot qui a exactement ce sens : Jayâ’ani : À force de venir à moi il m’a fait encore plus aller à lui ; à force de me faire signe, de me sourire, il m’a rendu plus fou encore de lui. Le parler courant, autrement dit l’idéologie populaire, en bonne gardienne des moeurs, contracte le vocable en question, jayyâni, comme pour masquer l’insistance mâle. Et par ricochet pour mieux mettre en relief la femme pécheresse et lui faire endosser la charge de violation de l’interdit. La femme incarne alors la tentatrice qui se pavane insolemment dans ses atours. La femelle en chaleur est donc bien là ! Mais dans le feu de l’action, le désir ne laisse pas de répit aux amants pour prendre conscience de l’interdit. Le corps a ses raisons que la raison n’a pas. La raison du corps Complicité entre des amants, car c’est bien d’amants qu’il s’agit, à preuve les déclarations d’amour clamant le faste du corps de la bien-aimée. Il est qualifié de machmûm nuâr, bouquet de fleurs des champs en dialectal. Nuâr est synonyme de zhar ou fleurs d’oranger si communes à Marrakech et dans les riads des notables ruraux, et fleur aussi en général, mais fleur blanche, rayonnante, brillante telle une étoile. Le mot est par ailleurs synonyme de Vénus (az-zahra). Il n’y a pas d’expression plus noble pour exprimer l’amour voué à une femme. La passion du corps n’amoindrit pas nécessairement la passion de l’âme. L’islam est ici bien présent pour lequel le sublime n’est entaché en rien par l’attachement au plaisir légitime. L’amour, dans le cas présent, ne se préoccupe guère d’être désavoué, il se pense au-dessus de tout soupçon. On a souvent qualifié le Prophète Mohammed de Nûr, et le calife ‘Othman fut surnommé Dhû Nourrayn (Celui aux deux lumières) précisément parce qu’il avait épousé successivement deux des filles du prophète. La femme est bien ici une icône. Mais revenons au désir. Une senteur florale insistante, machmûm désigne le musc. Nous sommes bien dans un corps à corps avec l’intrusion des odeurs. Regardons de plus près jâyya qui trahit entre autres une présence de sang, sans doute le souvenir de la défloraison toute récente. Une défloraison printanière avec les corps enlacés dans un champ de fleurs et d’herbes hautes où la sueur ne manque pas de densifier les senteurs. Signalons au passage que la fille est très jeune, Sghîra u bnayya, une gamine pour ainsi dire. Mais la loi, rappelons-le, permettait le mariage des filles de neuf ans. Sommes-nous en présence de fantasmes ou de réalité ? Ceux qui connaissent la chaleur des plaines atlantiques et la force du désir, savent combien les mirages tournent la tête et la prêtent au délire. Ils savent aussi que la frontière est très mouvante entre la réalité et le rêve, celui-ci en emplissant la tête finit par se substituer à celle-là. Le désert où le paradis a été conçu, est peuplé de mirages. L’invoquer n’est pas tout à fait hasardeux pour un univers où la soif règne. Jâyya, le mot clé dans cette histoire, réfère aussi au boire. Il s’agit bien d’étancher la soif des amants. Langage du désert, langage du mirage, la femme est un fantôme qui hante les rêves de l’homme. Eve et Adam, ou l’éternelle chanson Ce fantôme l’a hanté depuis toujours, inaugurant du même coup l’univers du péché. Nous sommes ici en présence d’une femme amoureuse ou révoltée, assumant librement sa féminité et sa sensualité et en faisant don à l’homme de son choix. Dans le couple d’amants, l’homme, pour sa part, déploie des trésors d’ingéniosité pour gagner les faveurs de sa compagne. Pourtant le chant s’ouvre sur une femme surgissant esseulée à l’horizon, et allant de son propre gré rejoindre un homme. La vue, comme on l’imagine à l’horizon, l’isole et en fait une victime désignée. Nous sommes bien devant l’éternelle histoire d’Adam et d’Eve. Dans les campagnes, lieu de l’action ici, ce chant lève certes le voile sur une réalité méconnue, riche en rebondissements et en sensualité, sur un vécu battant en brèche les stéréotypes de la femme voilée et violée. Mais le problème va au-delà de l’univers rural. Depuis toujours, la légende est là pour nous éclairer à ce sujet. Adam a bien dû faire preuve de son talent de prestidigitateur pour faire entrer Eve au paradis. Elle qui n’appartient pas à la première vague de création, a accédé à l’humain en clandestine grâce à son homme qui la voit émerger de ses côtes. Adam a payé cher son geste qui lui valut le renvoi de l’Eden et la relégation sur terre. C’est ainsi que sont récompensés les amants qui ne se plient pas aux interdits. Et c’est bien ainsi qu’on peut lire ce chant, cette ode à la femme, à sa beauté, à sa magnificence. Elle surgit de loin, fruit interdit et convoité, et elle nous entraîne dans le désir malgré sa mémoire chargée d’interdits. C’est ainsi que Jâyya paraît lisible, une sorte de montage après coup, une Eve cachée qu’on exhibe au bon moment. Une Eve aimante et téméraire qui assume son destin en se donnant corps et âme à Adam. Celui-ci n’a pas toujours été à sa hauteur. Le chant est bien celui d’un homme qui met en vue sa maîtresse mais la fragilise du même coup. Elle, toute heureuse du faste dont il entoure son corps emprunte la voix de Chikha Fatna qui fait résonner le verbe et assume la portée de son chant. Justement, Fatna, jeune fille, a fugué, fuyant le cadre étroit du foyer familial et une sœur peu amène envers elle. Jâyya men douâr marque bien une étape où elle a choisi de vivre libre loin des contraintes familiales. Le chant est la raison première de ce choix. Jâyya ne naît pas du vide, le texte porté par une belle voix, dont on saisit mieux les ressorts de la teinte douloureuse, se nourrit du contexte de révolte, de désir, de souffrance. La souffrance que nourrit la désillusion et plus encore l’exploitation. L’amant rêvé peut se révéler une pure illusion. Ce qui est une hypothèse largement envisageable pour une fille de petits paysans sans ressources pouvant succomber au brillant du métal que font miroiter les hobereaux du voisinage. La bergère et le hobereau Une autre lecture est alors possible et tout aussi probable comme le laisserait penser le texte. Jâyya qasdâni, Talia li Lahnâni, elle arrive vers moi, toute teinte de hénné, comme dit l’amant supposé ! La mignonne s’est faite belle pour l’homme de goût que laisse supposer l’expression zahwâni. C’est-à-dire celui qui aime le beau, mais pour aller plus dans le détail révélateur, celui qui raffole des plantes fraîches à la couleur variant du jaune au rouge, tel qu’en fait étalage le palmier aux dattes mûres. On est bien en droit ici de penser au henné dont la couleur ocre attise le désir, mais il s’agit surtout de la belle plante qui habite notre homme, de la plantureuse gamine au meilleur de ses printemps. Mais ces penchants esthétiques n’épuisent pas le vocable en question. Zahwâni porte aussi une charge de péché, de mensonge et de despotisme, ce dernier trait en est même une caractéristique déterminante. Autant d’éléments qui le rapprochent du personnage de Don Juan. Par ce qualificatif, le hobereau pointe son nez, et le langage du désir amoureux se double du langage moins plaisant du pouvoir. Une autre lecteur du texte se profile. La force de l’argent et le brillant de la puissance s’en mêlent. La séduction de la hayba bat son plein, les va-et-vient des amoureux transis comme préalables de l’arrivée de la belle, incombent dès lors aux émissaires du maître de la grande Maison. C’est donc d’une autre histoire qu’il est question, aux péripéties différentes et qui peut être aussi un préalable à la vie amoureuse d’une chanteuse populaire. La lecture de Jâyya Jâyya, à peine entamée, en est un précieux témoin. Ce très beau chant en hommage à la splendeur féminine pose non seulement des questions liées aux rapports de genre mais aussi à la langue et à la communication. Deux langues ou une seule ? Écrit (disons formulé pour ne pas choquer les adorateurs de l’oral) et chanté en dialectal, le chant ne livre pas tous ses secrets. Il faut un détour « savant » par l’arabe littéraire, celui des initiés pour découvrir les vrais enjeux. Chemin faisant, on prend conscience que ces « deux langues » autour desquelles on fait grand tapage, se nourrissent mutuellement. Isolées l’une de l’autre, elles perdraient de leur vérité et de leur richesse. Détachés de leur origine, les mots s’appauvrissent et trahissent leur sens premier. Le chant dont il est question ainsi que beaucoup d’autres, ne naissaient ni du hasard ni dans des milieux ignorants. Le milieu caïdal particulièrement, celui où prospérait la ‘aita d’antan, regorgeait de fouqaha qui n’étaient pas insensibles au chant. Il en ressort au moins que celle-ci, présente en force dans le monde rural, ne peut être réduite à une production culturelle d’analphabètes. Une lecture dialectale du texte qui nous préoccupe, l’eût en grande partie castré et privé de profondeur. Les détracteurs de l’arabe littéraire en ignorent souvent le contenu et l’apport. Dans le cas qui nous préoccupe, il s’impose pour mieux comprendre le social dont on le croit isolé.
Posted on: Mon, 02 Dec 2013 08:50:29 +0000

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