Quest-ce que la sociologie politique ? 7 1. La notion de - TopicsExpress



          

Quest-ce que la sociologie politique ? 7 1. La notion de politique I. Le politique nest pas lEtat II. Le politique nest pas le pouvoir III. Pourquoi définir le politique ? 2. Lanalyse sociologique du systeme politique I. Lunite de la société globale II. Lunité de la démarche sociologique La sociologie politique est la fille incestueuse de lhistoire et du droit. Cette origine malheureuse la marque encore profondément et entrave son développement. La double tradition, historique et juridique, domine toujours notre discipline et empêche de la rattacher à la sociologie, où elle trouve pourtant sa place naturelle. Lanalyse des faits politiques a dabord été menée dans une perspective historique. Et plus précisément dans le cadre de la petite histoire, celle des grands hommes. Lhistoire anecdotique, événementielle, a persisté dans le domaine politique bien après quelle fut abandonnée par les historiens eux-mêmes. Lécole des Annales de Marc Bloch et de Lucien Febvre sest imposée depuis les années 1930 à la Sorbonne. La vision globale des phénomènes historiques, rattachés à leur contexte géographique, économique et social, a réduit la narration des batailles et des crises à leur juste mesure. Mais cet effort considérable de lécole historique française est resté longtemps cantonné aux facultés de lettres. Ailleurs, on enseignait toujours lévénement politique, détaché de ses fondements. Et encore, lorsquon lenseignait ! Car la science politique nétait rattachée à aucun cadre institutionnel. LÉcole libre des sciences politiques, rue Saint-Guillaume, étudiait les phénomènes politiques. Le pluriel sciences politiques était cependant révélateur. La politique était le carrefour dun ensemble de disciplines diverses qui y étaient enseignées :histoire politique et diplomatique, géographie humaine, droit constitutionnel, etc. Les Instituts détudes politiques et la Fondation nationale des sciences politiques, qui en ont pris le relais après 1945, sont restés fidèles à cette vision pluraliste : les sciences politiques additionnées permettent seules lappréhension de la politique. Quant à la sociologie, dernière venue des sciences humaines, elle ne se préoccupait guère des phénomènes politiques. Cherchant à se définir, elle hésitait entre une conception totalisante des phénomènes sociaux, illustrée par les travaux dun Gurvitch, et léparpillement en disciplines techniques limitées à létude de groupes particuliers ou restreints : sociologie de la famille, de la religion, du monde rural. Ce sont les facultés de droit qui, les premières, ont offert une place à lenseignement de la sociologie politique. Lenseignement du droit public, et particulièrement du droit constitutionnel, se concevait mal sil restait détaché de la vie politique. Deux grands publicistes, qui dominèrent la discipline du droit public au début de ce siècle, avaient été impressionnés par la richesse virtuelle de la contribution de la sociologie au droit public. Léon Duguit, disciple de Durkheim et de Lucien Lévy-Bruhl, en reprit les enseignements essentiels. Maurice Hauriou, influencé par Tarde et par Bergson, fit de son côté la part de la sociologie dans son oeuvre. Georges Scelle, Gabriel Lebras, Henri Lévy-Bruhl continuèrent cette tradition. Entre-temps, la science politique était développée aux Etats-Unis, soit dans les départements de sociologie, soit dans les départements de gouvernement des universités américaines. Maurice Duverger importa cet acquis scientifique en France et appliqua aux Partis politiques (1951) les méthodes danalyse dégagées aux Etats-Unis. La conception de lenseignement du droit constitutionnel allait se transformer par cet apport. La description des mécanismes institutionnels était désormais complétée par celle des partis politiques et des groupes de pression qui les animaient. Placée sous la tutelle et comme en annexe du droit constitutionnel, la sociologie politique se limitait à ce cadre. Ce rattachement enrichissait sans doute le droit, mais il appauvrissait par là même la sociologie politique. A la description des institutions normatives sajoutait celle des associations politiques. On restait dans le descriptif. Létape était indispensable, le progrès considérable. Il fallait pourtant dépasser cette phase néoinstitutionnelle dans la recherche et dans lenseignement. Car la politique est dabord une activité sociale. Le fait politique est un fait social. La sociologie politique est dabord une sociologie. La méconnaissance de ces évidences explique certaines des faiblesses théoriques et pratiques de la sociologie politique contemporaine. Cet enseignement damateurs reste trop souvent une science mondaine. Gaston Bachelard, dans quelques pages terribles 1, évoque les mondanités de la science du XVIIIe siècle. Les expériences de salon faisaient la joie de lhonnête homme et les mathématiques minaudées enchantaient M e du Châtelet. Il faut attendre la science ennuyeuse de Coulomb pour trouver les premières lois de lélectricité. Létat présent de la sociologie politique ressemble curieusement à cette description. Les subtils commentaires sur des sondages approximatifs ou la découverte émerveillée des modèles et systèmes cybernétiques inspirés de lordinateur permettent un discours brillant, mais très éloigné de la vraie science. Le caractère préscientifique de notre discipline doit nous inciter à cette rigueur ennuyeuse quévoque Bachelard. Sans trop dillusions, car la sociologie politique nest pas encore une discipline constituée, ni dans son objet, ni dans ses méthodes. Et une science ne sinvente pas. Ces quelques considérations doivent dicter notre attitude initiale à légard de la sociologie politique. Il faut dabord nous méfier du discours idéologique et naccepter aucune conclusion qui ne sinsère dans un cadre épistémologique et méthodologique rigoureux. Il faut ensuite affirmer la nécessité dune rupture scientifique avec la discipline, telle quelle est constituée aujourdhui. Cest à travers le refus du présent et du passé quil porte Bachelard le montre clairement que lon peut espérer progresser. Sans doute, il ne sagit pas de tout remettre en cause. Cet ouvrage dinitiation na pas lambition de constituer une aventure scientifique. Il sagit, plus modestement, de vérifier les bases épistémologiques de quelques-unes des innombrables théories qui encombrent le champ de la sociologie politique. Ce travail dinventaire critique nest pas aisé, car lidéologie se pare volontiers des couleurs chatoyantes de la technique la plus sophistiquée. Il reste indispensable et laisse prévoir, dans les années qui viennent, une rupture scientifique en sociologie politique. La science progresse ainsi. Les difficultés de lentreprise, nous les rencontrons dès labord, avec la définition de lobjet de notre discipline. Quest-ce que la sociologie politique ? Ladjectif politique est ambigu. Limprécision du concept permet toutes les interprétations et a suscité un grand débat. Le substantif sociologie, moins discuté, implique pourtant des conséquences fondamentales que lon oublie trop souvent. Commençons par le grand débat sur la notion de politique. Nous verrons ensuite comment on peut en concevoir lanalyse sociologique. 1. La notion de politique Littré donne huit définitions du mot politique. Le utilisé aussi bien dans un sens noble ( la politique pluridisciplinaire de luniversité de Paris I ) quavec une acception péjorative ( Moi, monsieur, je ne fais pas de politique! ). On parle indifféremment de la politique étrangère de la Ve République, de la politique dinvestissements dune entreprise, du monde politique ou de la finesse de telle analyse politique. Cest dire que le sens commun ne nous aide guère à délimiter le domaine de notre recherche. Mais cette incertitude générale rejaillit sur les tentatives de définition plus rigoureuse du politique. On peut les regrouper autour de deux notions : létat, le pouvoir. Nous verrons après ce premier survol quelle définition provisoire pourra nous aider. . I. Le politique nest pas lEtat Définir le politique par létat, cest rester dans le droit fil dAristote qui considère la polis comme la société principale, qui renferme en soi toutes les autres et se propose le plus grand avantage possible. Ce critère organique du politique a été singulièrement conforté par lapparition à lissue du Moyen Age, puis le renforcement au XIXe siècle, de lÉtat-nation. Personne ne conteste aujourdhui la prééminence de lEtat comme cadre de laction politique. La vie politique, tant interne quinternationale, est dominée par la concentration de tous les pouvoirs au niveau organisationnel quest lÉtat. Dans cette perspective, la sociologie politique est létude de létat et de ses institutions. La théorie de la souveraineté, qui en est inséparable, en précise les fondements philosophiques, moraux et juridiques. La Bigne de Villeneuve a du reste avancé, avant la guerre, le terme de statologie, plus précis pour lui que celui de science politique. On retrouve aujourdhui cette conception dans les écrits de Marcel Prélot. La définition du politique par LÉtat présente un avantage appréciable : la précision. On sait à quoi on a affaire. Létude est limitée à lappareil dÉtat. Sans doute faut-il fixer les contours de létat : est-ce lensemble des agents publics ? Mais en quoi lactivité des gardiens de musée est-elle politique ? Et la grève nest-elle jamais politique? Les problèmes de frontières ne sont pas simples, mais ils sont solubles. Ajoutons que la définition saisit lactivité politique en son essence. Tout le monde convient que lÉtat se trouve au coeur du politique. Pourquoi ne pas limiter le politique à lÉtat ? Cest que la précision et la simplicité de cette définition ne vont pas sans inconvénient. On présuppose ainsi la spécificité du phénomène de létat, ce qui interdit den rechercher ailleurs et par analogie les fondements. En quoi lautorité du président de la République est-elle semblable ou différente de celle dAl Capone ou de Jésus de Nazareth ? Les Nuer, qui vivent sans État, vivent-ils sans politique? Autant de questions quune problématique centrée sur lEtat rend difficiles à poser. A cet inconvénient théorique sajoute une considération dopportunité. Définir le politique par lÉtat, cest verser dans linstitutionnalisme. La science politique est réduite à létude dun ensemble de normes avec leur substrat social. On risque de fausser lanalyse en donnant la priorité au normatif et à lorganisationnel et dexpliquer les phénomènes sociaux par les normes qui les régissent, non linverse. Cest mettre la charrue devant les boeufs ou, du moins, préjuger la réponse à la question du rapport entre structure et superstructure, pour employer la terminologie marxiste. Il est curieux, dans ces conditions, de trouver certains marxistes aux côtés dAristote et de Marcel Prélot. Pourtant, les sociologues de lURSS et des démocraties populaires considèrent la science politique comme la doctrine de lÉtat et du droit. Le philosophe polonais Adam Schaff 2ajoute que la science politique ainsi définie est partie de la doctrine générale du développement social, conçu avant tout du point de vue des relations de propriété. En dautres termes, Schaff se livre à une double opération :en premier lieu, il isole lÉtat et le droit de lensemble social considéré; en second lieu, il rattache la doctrine de lÉtat et du droit aux forces économiques et sociales analysées. Nous trouvons ici la préoccupation dune liaison constante entre le tout et les parties, qui caractérise la démarche sociologique. Nous y reviendrons dans le troisième paragraphe. . II. Le politique nest pas le pouvoir . La majorité des auteurs contemporains ramènent le politique à la notion de pouvoir. Lasswell et Dahl aux États-Unis, Burdeau, Duverger ou Aron en France saccordent pour considérer que la politique est lexercice du pouvoir. Pour reprendre la formulation la plus récente, celle de Dahl 3, un système politique est une trame persistante de rapports humains qui implique une mesure significative de pouvoir, de domination ou dautorité . La définition sattache à un phénomène essentiel. Tout rapport politique touche sans doute, de près ou de loin, au phénomène du pouvoir. De plus, la notion de pouvoir se retrouve dans toutes les sociétés. Elle nest pas limitée à lorganisation étatique. Elle permet ainsi de comparer des phénomènes semblables, sinon identiques et de cerner, par exemple, lessence de lautorité dans la société esquimau et au Royaume-Uni, dans un parlement, un parti ou un syndicat. On rompt ainsi avec lanalyse formelle des institutions pour se saisir dun phénomène social : le pouvoir. On peut objecter que cette théorie ramène la politique à la lutte pour le pouvoir. La version subjective de cette notion est incarnée par Machiavel, pour qui le seul appétit de lhomme politique est le pouvoir. Dans une version objective, faisant abstraction de la motivation des acteurs, on constatera que toute politique se traduit en fait par une lutte pour le pouvoir. Or, la politique, nous le verrons, cest bien autre chose que le pouvoir. La lutte pour le pouvoir nest quun des aspects de la vie politique. Le pouvoir apparaît davantage comme un instrument que comme un fondement du politique. Une définition qui sattacherait exclusivement à létude du pouvoir risquerait de passer à côté dautres aspects essentiels de la vie politique. On a observé, en outre, que cette définition nécarte pas le danger de la description néoinstitutionnelle. Nombre dauteurs se sont contentés de décrire linstitutionnalisation du pouvoir et de proposer des typologies du pouvoir institutionnalisé. Certes, la description et la classification sont une étape essentielle dans la connaissance. Sans Linné, Darwin naurait jamais existé. Remarquons simplement, à ce stade, quune définition substantielle ne suffit pas à se prémunir des limitations inhérentes à la simple description. Lobjection majeure que lon peut opposer à cette définition du politique est son excessive compréhension. Si la sociologie politique doit analyser tous les phénomènes du pouvoir, elle se confond, à la limite, avec la sociologie générale. Quel groupe social ignore le phénomène du pouvoir ? Le pater familias, le chef dentreprise, le chef de train ou le professeur détiennent une parcelle de pouvoir, dautant plus précieuse quelle est plus réduite. Est-ce à dire que leurs rapports respectifs avec leurs enfants, leurs ouvriers, leurs voyageurs ou leurs étudiants sont politiques ? Dans la mesure où une définition doit dabord délimiter un champ de recherche, la définition du politique par le pouvoir reste insuffisante. Plusieurs auteurs ont senti les inconvénients dune définition trop large. Aristote lui-même, qui sattache à la polis, la caractérise par lautorité. Il combine, ce faisant, le critère de lÉtat avec le critère matériel du pouvoir. David Easton, que nous aurons loccasion de retrouver, estime que le politique est lallocation autoritaire de choses de valeur. Tout exercice de lautorité nest donc pas politique. Il doit encore servir cette fin politique quest la distribution des ressources et la répartition de la pénurie. On pourrait multiplier les définitions. Chaque auteur (ou presque) avance la sienne, tant le politique est insaisissable. Mais, au fond. . III. Pourquoi définir le politique ? . A quoi sert une définition? Cette interrogation préalable peut aider à préciser lutilité et la signification de la définition du politique. Suivons le raisonnement dun disciple de Durkheim, Marcel Mauss 4. Mauss se propose détudier un fait social, la prière. Il sagit, comme pour le politique, dun fait social incontestable, mais dont létendue et les limites exactes restent flottantes. La définition doit transformer cette impression indécise en une notion distincte. Cette définition ne peut être que provisoire. Elle ne saurait saisir demblée la substance même des faits, qui ne peut venir quau terme de la science. Elle est seulement destinée à engager la recherche, à déterminer la chose à étudier, sans anticiper sur les résultats de létude. Elle doit limiter le champ de lobservation. Mauss observe que la définition permet de rompre avec les prénotions, de préciser la nomenclature. Ainsi, des ethnographes, après avoir dit que la prière est inconnue dans telle ou telle société, citent des chants religieux et des textes rituels quils y ont observés. Une définition préalable épargne ces déplorables flottements et ces interminables débats entre auteurs qui sur le même sujet, ne parlent pas des mêmes choses. Puisque la définition vient au début de la recherche, cest-à-dire à un moment où les faits sont seulement connus du dehors elle ne peut être faite que daprès des signes extérieurs. Il faut trouver quelques caractères apparents, suffisamment sensibles qui permettent de reconnaître, presque à première vue, tout ce qui est prière. Ces caractères doivent être objectifs. Il ne faut se fier ni à nos impressions, ni à nos prénotions, ni à celles des milieux observés. Définir daprès des impressions revient à ne rien définir du tout, car rien nest plus mobile quune impression ; elle change dun individu à lautre, dun peuple à lautre. De même que le physicien définit la chaleur par la dilatation des corps et non par limpression du chaud, cest dans les choses elles-mêmes que nous irons chercher le caractère en fonction duquel la prière doit être exprimée… Lancienne physique faisait du chaud et du froid deux natures différentes ; un idéaliste, aujourdhui encore, se refusera à admettre quil y ait quelque parenté entre la prière et la grossière incantation magique . En quoi cette réflexion de Mauss peut-elle nous servir? Retenons dabord quil sagit de délimiter un champ détudes. Une bonne définition limite la recherche à certains objets. La notion de pouvoir reste, à cet égard, trop floue pour nous. En second lieu, la définition na pas à saisir la substance des faits. Peu importe que lÉtat soit le lieu privilégié de lactivité politique ;cela ne qualifie pas la notion dÉtat comme définition du politique pour autant. Enfin, il importe de rompre avec les prénotions et impressions, tant de lobservateur que des sujets observés. Ce nest pas parce que nous considérons telle activité comme politique quelle mérite dentrer dans le cadre de la définition. Il faut nous attacher, autant que possible, à des caractères objectifs, incontestables. Appliquons cette méthode à lobjet de notre étude. De même que Mauss constate lexistence, dans de nombreuses sociétés, dun rite quil appelle prière, nous pouvons constater, dans de nombreuses sociétés, la présence dun système politique, cest-à-dire dun ensemble de rôles sociaux organisés à des fins très diverses et qui maintiennent leur autorité par un certain degré de contrainte. Comment définir cet ensemble qui a une réalité objective, tangible, dans nombre de sociétés humaines? Ne cherchons pas à saisir lessentiel. Comme pour la prière, nous le trouverons à la fin de la science. La définition par lorganisation, la structure sociologique, ne suffit pas. Lappareil dÉtat est un moment dans lévolution des sociétés humaines. Existe-t-il vraiment partout aujourdhui ? Subsistera-t-il demain ? Les raisons pour lesquelles nous avons écarté la définition du politique par lÉtat subsistent. La définition par la fonction nest pas plus satisfaisante. On a observé que les fonctions politiques varient à linfini. Aucun domaine néchappe à lactivité politique, si personnel soit-il. Et lon ne peut pas davantage préciser des fonctions essentielles, présentes dans toute organisation politique. Même le maintien de lordre ou la distribution de la justice ne relèvent pas toujours du politique, comme la noté M. Weber. Reste la définition par le moyen. Le pouvoir, dit-on ? Mais ce critère est trop large, nous lavons vu. En outre, il est trop vague, trop subjectif. Définir le politique par le pouvoir, cest déplacer le problème sans le résoudre. Nous sommes loin des signes extérieurs de Mauss, des caractères apparents suffisamment sensibles, qui permettent de reconnaître, presque à première vue, tout ce qui est politique. Notre définition, nous lemprunterons à Weber : est politique un groupe de domination dont les ordres sont exécutés sur un territoire donné par une organisation administrative qui dispose de la menace et du recours à la violence physique 5. Malgré sa complexité apparente, cette définition répond aux exigences de simplicité et de sécurité posées par Mauss. Retenons de cette définition les notions de territoire, dorganisation administrative et de contrainte physique. Ce sont les moyens de laction politique selon Weber. Et ces moyens sont définis dune manière objective, qui ne souffre pas grande discussion. La définition de Weber limite le politique à lexercice de certaines formes de pouvoir :lÉtat, sans doute (quil définit plus précisément par le monopole de contrainte physique légitime sur un territoire donné), mais encore dautres formes dorganisation pré-étatique (la tribu, le clan) ou para-étatique (la corporation médiévale, la mafia). Certes, la définition passe à côté dune grande partie de lactivité politique. Une élection, un débat parlementaire, une loi sur lallocation-chômage ne font pas directement appel à la contrainte physique. Lessence du politique ne risque-t-elle pas déchapper à cette définition, alors quelle est appréhendée par les notions dÉtat ou de pouvoir ? Rappelons les termes de Mauss. Il ne sagit pas de saisir demblée la substance de notre matière, mais de la délimiter et dorganiser les hypothèses de travail à partir de la définition. Pour le moment, la définition de Weber nous convient. . 2. Lanalyse sociologique du systeme politique Le substantif sociologie politique utilisé par le décret du 10 juillet 1962 est lourd de portée. Que lon ait choisi cette expression, de préférence à celles de science politique ou de politologie, parfois avancées, rattache officiellement notre discipline à la sociologie. Effrayées sans doute par ce lien de parenté avec une discipline suspecte, certaines universités se sont empressées de supprimer ce cours, alors que dautres le débaptisaient pour laffubler dun titre plus anodin. La science na que faire de ces consécrations officielles et de ces querelles universitaires. En lespèce, il se trouve que le législateur ne sest pas trompé. Lanalyse des phénomènes politiques doit être sociologique si elle veut être compréhensive. Car létude du fait social relève de la sociologie. Ce truisme comporte des conséquences que lon ne perçoit pas toujours. Il implique lunité fondamentale de la société globale, dont le politique nest quun aspect. Il impose de même lunité de la démarche sociologique. . 1. Lunite de la société globale Lidée directrice de toute sociologie réside dans la notion dunité de la société. Plus précisément, la société est une totalité, cest-à-dire un ensemble déléments interdépendants. Tous les aspects de la vie sociale se tiennent. Le politique, léconomique, la religion ou les relations de travail sont les facettes diverses dune même société. Ils ne constituent pas en eux-mêmes des mondes clos, isolés les uns par rapport aux autres. Reprise récemment par le structuralisme comme par lanalyse systémique, cette notion dunité de lensemble social avait déjà été soulignée par Émile Durkheim à la fin du siècle dernier. Celui-ci fait remarquer, dans les Règles de la méthode sociologique, quun ensemble ne peut pas être réduit à la somme de ses éléments. On ne peut donc saisir la signification dun fait social isolé, ou replacé dans un contexte limité à telle ou telle activité sociale déterminée. Durkheim remarque que le biologiste ne peut pas appréhender la vie dans la cellule en partant seulement de ses composantes minérales, de même que loxygène et 1hydrogène envisagés séparément ne rendent pas compte des propriétés de leau. La structure propre à lensemble fait apparaître certaines relations, certains attributs, qui nexistent pas dans la somme des éléments pris isolément. Ceci est particulièrement vrai de la vie sociale, qui constitue un tout. Conséquence de cette constatation, tout phénomène dans un ordre dactivités a des répercussions immédiates dans lensemble de la société et vient donc perturber les relations dans les autres ordres dactivités. Il est impossible danalyser un aspect de la vie sociale sans tenir compte de tous les autres aspects. La sociologie politique ne peut ignorer ce qui se passe dans les domaines économiques, religieux, etc. Lanalyse dun élément le politique, par exemple isolé de lensemble quest la société globale, na aucune signification. Pas plus que létude du nombre deux, isolé de lensemble que constitue la série des nombres entiers. De cette idée découle le rattachement de la sociologie politique à la sociologie générale. La sociologie politique ne peut être quune branche de la sociologie générale, une spécialisation techniquement utile, mais accessoire. Elle reste soumise en ses fondements et en ses méthodes à la discipline mère. Une autre manière dexprimer cette idée fondamentale serait de dire quil y a un système politique, mais quil ny a pas de société politique. Nous découpons, aux fins danalyse, un secteur daction sociale dans la société globale, que nous constituons en système distinct grâce à la définition que nous avons adoptée. On distingue ainsi un système politique, un système économique, un système religieux, etc. Mais cette Opération reste intellectuelle. Elle est simplement destinée à faciliter la recherche en limitant son objet. Nul ne peut saisir à la fois toutes les données dun ensemble si complexe. Il faut en isoler certains éléments pour mieux les comprendre. Le but de cette opération est de définir un système social (...). Mais ce système intellectuel nest pas une société réelle, un ensemble dhommes groupés en une société donnée, distincte dautres sociétés. Il ny a donc pas, en ce sens, de société politique distincte de la société économique ou de la société religieuse. Lanalyse du secteur dactivité particulier doit toujours se référer à la totalité sociale. Dailleurs, chacun peut observer dans la vie courante cette interaction des systèmes sociaux. On est en même temps étudiant, consommateur, citoyen, fils dévoué, etc. Chaque agent est investi dune pluralité de rôles sociologiques, quil tient tour à tour. Ce faisant, il participe à divers systèmes sociaux. Or, ces rôles sociaux réagissent les uns sur les autres et ne peuvent être séparés que par artifice. De même que les rôles sont les facettes multiples de la personnalité sociale de 1individu, les systèmes sont les aspects divers de la société. On ne peut pas plus étudier le système en ignorant la société quon ne peut étudier le rôle en ignorant lindividu. Il faut donc dénoncer toute autonomisation de la sociologie politique. Étudier le politique en soi, expliquer le politique par le politique, sont des erreurs fréquentes et pourtant manifestes. Le premier devoir des sociologues est de rattacher le fait social à la totalité sociale. . II. Lunité de la démarche sociologique Corollaire méthodologique de laffirmation de 1unité de la société globale, lunité de la méthode sociologique nest pas moins évidente. En clair, cela veut dire que la sociologie politique est dabord une sociologie et quelle est donc soumise aux règles de la méthode sociologique. Laffirmation ne devrait pas souffrir grande discussion. On avait naguère cru voir dans la science politique une matière au carrefour de plusieurs disciplines, échappant par là même aux exigences de chacune delles. Art plus que science, létude de la politique aurait ainsi fait appel au talent des historiens comme des géographes, des démographes, des psychologues, des sociologues, des économistes, etc. Cette multitude de perspectives permettrait seule dembrasser la complexité des phénomènes politiques. Il nest pas contesté que lapport de toutes ces disciplines peut être utile, voire nécessaire, pour létude des faits politiques. Cest dailleurs vrai de létude de tout fait social. Par la nature même de son objet, qui est la société globale, la sociologie est appelée à sappuyer sur lensemble des contributions des autres sciences sociales. Ce nest pas une raison pour détacher la science politique de lensemble de la sociologie et lériger en domaine autonome, où la fantaisie de chaque chercheur pourrait se déployer librement. Une telle affirmation, pour être légitime, demanderait au minimum que lon établit loriginalité des phénomènes politiques par rapport à lensemble des faits sociaux. La preuve nen a jamais été apportée. Tout au contraire, les difficultés que nous avons rencontrées en essayant de définir le domaine du politique démontreraient, si besoin était, que les faits politiques ne se distinguent pas nettement de lensemble social. La plupart des auteurs contemporains se rangent à cet avis et considèrent les termes de science politique et de sociologie politique comme synonymes. Lorigine historique explique la dualité de la terminologie. Aux États-Unis, létude de la science politique relève des départements de sciences du gouvernement (government), alors que les départements de sociologie étudient la sociologie politique. Cette concurrence entre structures universitaires se traduit par une différence daccent dans létude du même objet. Cependant, la mise au goût du jour du lexique de certains auteurs ne doit pas dissimuler leur fidélité aux conceptions les plus communes de la discipline. Il faut affirmer, à l encontre du confusionnisme de la science carrefour, la rigueur qui impose de traiter les faits politiques comme des faits sociaux. Cest dire que nous ne considérons pas la science politique comme un lieu privilégié de rencontres mais comme une branche de la science sociologique et quà la diversité dapproches ou de traitement des phénomènes politiques nous préférons lunité de la démarche sociologique. Encore faut-il dire quelques mots de cette unité souvent controversée. Pour beaucoup, la sociologie générale semble sêtre diluée dans une série de sciences sociales particulières. Il est vrai que la sociologie s est diversifiée et spécialisée. Aux grandes synthèses générales dun Spencer auraient succédé des recherches minutieuses sur la sociologie rurale ou le système denseignement. Par ailleurs, on ne peut être que frappé par la diversité des théories du système social et leurs irréductibles oppositions . Sans discuter ici de cette irréductibilité pourtant discutable sous certains rapports, disons que lopposition des théories sociales cache à beaucoup lunité épistémologique qui a permis leur réalisation. Il est frappant de voir à quel point les plus grands auteurs engagent dans leurs oeuvres les mêmes principes épistémologiques. Marx, Durkheim et Weber, par exemple, que tout sépare Sur dautres plans, nous enseignent la même méthode sociologique. On ne peut donc pas dire que la sociologie générale sefface, mais plutôt quelle se développe en une série de sociologies particulières, issues de la discipline de base et devant respecter ses principes. La sociologie politique aspire à sintégrer à cet ensemble Elle est encore loin du but. Nous aurons souvent loccasion de constater que les préceptes les plus élémentaires ne sont pas respectés par la recherche politique. La sociologie politique, à proprement parler, balbutie encore. Le retard de notre discipline est flagrant. Cette remarque limite dès labord lambition de notre entreprise : prendre connaissance dune science en devenir, mais qui reste imparfaitement constituée. Dans cette incertitude, assurons au moins les fondements de notre démarche. Durkheim laffirmait déjà : Si lon veut suivre une voie méthodique, il faut établir les premières assises de la science sur un terrain ferme et non sur un sable mouvant. Il faut aborder le règne social par les endroits où il offre le plus prise à l investigation scientifique. Cest seulement ensuite quil sera possible de pousser plus loin la recherche, et, par des travaux dapproche progressifs, denserrer peu à peu cette réalité fuyante dont l esprit humain ne pourra jamais, peut-être, se saisir complètement 6. Notes 1. Gaston Bachelard, La Formation de lesprit scientifique, 4e éd., Paris, Vrin, p. 24 s. 2. Adam Schaff, La conception du matérialisme dialectique en science politique , in La Science politique contemporaine, UNESCO, 1950. 3. Dahl, Modern Political Analysis, 2e éd., 1970, p. 6. 4. Marcel Mauss, La Prière cité in Bourdieu et al., Le Métier de sociologue, Paris, Mouton-Bordas, 1968, p. 143 s. 5. Max Weber, Économies et Société, Paris, Plon, 1971, tome 1, p. 57. 6. Durkheim, Règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, 17e éd., p. 46. 7. Jean-Louis Cot, Jean Pierre Mounier, Pour une sociologie politique, Point Seuil, 1974, T. 1, p11-25.
Posted on: Fri, 29 Nov 2013 09:33:29 +0000

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