UNE TOPOLOGIE DE L’ETRE (Paru dansItinérance n° 6, - TopicsExpress



          

UNE TOPOLOGIE DE L’ETRE (Paru dansItinérance n° 6, janvier/février 1997) Suis-je de quelque part, ou ne suis-je qu’une monade éclatée d’un monde à la fois dispersé et commun ? Suis-je d’un point de ce monde, ou suis-je à moi seul l’image ou le reflet de la mappemonde ? Et qui est mon semblable ? Est-ce mon frère en chair ou mon frère en humanité ? Tout au long d’une splendide et mélancolique méditation sur la déchéance de l’idée d’humanité au XXème siècle, Alain Finkielkraut poursuitsa réflexion de toujours sur la désidentification forcenée de l’être : désidentification par le marché, désidentification par le mécanicisme technologique, désidentification par la victoire programmée de l’abstraction planétaire. Avec la même et saine colère qu’auparavant. Colère contre un cosmopolitisme qui a oublié sa définition véritable, soit « cette disposition à partager le monde avec d’autres hommes » dont parlait Hannah Arendt. Colère contre « l’implacable douceur » de la « réparation humanitaire » et son « secourisme narcissique ». Colère contre le préjugé qui veut nous faire croire que seul le déracinement est la condition d’un humanisme véritable. Alain Finkielkraut retourne chaque idée, chaque perception, chaque certitude, et en dissèque le non-dit et l’arbitraire. Ce qui pourra parfois le rendre injuste, mais ce qui le rend toujours nécessaire. Le cosmopolitisme, comme angélisme et comme formulation d’un humanisme qui ne pense qu’à l’humanité et qui en oublie la chair même de l’homme - d’où les atroces carnages que le XXème siècle a engendrés, au nom même de l’humanité. L’humanitaire, cet « âge de la bienfaisance », comme « prédilection pourles désolés anonymes[qui]ressortit davantage au principe de précaution qu’à l’élan fraternel ». Il faut du sang, et pas qu’un peu, pour que cette nouvelle philanthropie se mette en action, écrit Finkielkraut. La soif de déracinement et d’ubiquité comme oubli de l’épaisseur historique et désincarnation de l’idée d’humanité. Et de citer Jean Améry, cet expérimentateur, si l’on peut dire, de la déterritorialisation, puisqu’il passa sa vie en exilé : « avoir une terre à soi pour ne pas en avoir besoin ». D’un mot, Finkielkraut balaye l’optimisme du moment et sa croyance spontanée en la réalisation de l’idée d’humanité dans le Web : c’est la naissance de l’homme angélique, cybernaute qui « délaisse l’obscène matérialité des choses pour les délices sans fin d’un espace insubstantiel ». Et à tout prendre, Finkielkraut préfère l’attachement conscient au terroir - qui n’exclut en rien l’ouverture à l’autre, et qui le conditionne même sans doute - à la sotte dilution de l’esprit dans les rênes du rapport touristique et consumériste au monde. Car tout est là : nos vacations médiatisées à travers le monde, notre façon pantouflarde de convoquer celui-ci à la barre de notre portable ou de notre écran de télévision illustre ce rapport touristique au monde caractéristique du village planétaire en gestation. « Tourisme ou barbarie », telle serait la seule alternative clamée dans le discours de notre homme planétaire. Cette humanité est perdue, car elle n’a rien retenu des drames du siècle. Convaincue que la nation est fautive et restrictive, convaincue que les frontières font barrage à la diffusion de l’universel, elle ne voit plus que dans le déracinement et l’ubiquité médiatique la clef pour un humanisme enfin partagé par tous. Ce faisant, elle oublie de penser l’enracinement comme le préalable nécessaire à toute ouverture de soi à l’autre, et va se fracasser devant le mur de l’altérité non assumée. Car c’estbien toujours de l’énigme du rapport de soi à l’autre dont il est ici question, autrement dit d’un humanisme vivant, incarné, soit un humanisme radicalement antinomique avec celui que diffusent les images soft et aseptisées de la civilisation mondiale. L’humanisme de l’autre homme dont parle Lévinas, et dont Finkielkraut est tellement imprégné, ne colle pas avec cette figuration d’un individu sans visage et sans rides, sans texture et sans regards. Il ne suffit pas de cliquer avec une souris pour convoquer le monde à soi ; et si des images nous en parviennent, ça n’est pas le monde pour autant. C’est ce qu’il reste du monde après qu’il ait été passé par les filtres d’un lifting merveilleux et angélique. L’humanité perdue n’a rien d’un livre de fin de millénaire, ne nous y trompons pas. La beauté de cette méditation sur le XXème siècle ne doit pas être confondue avec une vague anxiété millénariste. Le XXème siècle n’est qu’un mot, ou un chiffre. Seule l’expérience terrible du malheur inédit de l’humanité depuis un siècle est l’objet du travail du philosophe. Alain Finkielkraut n’apporte aucune réponse à son constat si lucide. Mais il permet de formuler, de la manière la plus belle qui soit, l’éternité de nos questions. Esprit résolument libre, imperméable aux facilités du moment, il ne cherche que le moyen de découvrir d’autres modalités du passage à un humanisme enfin assumé et partagé. Rabat-joie, pessimiste, ringard. Mais nécessaire. Alain Finkielkraut, L’humanité perdue, Essai sur le XXème siècle, Seuil, 1996.
Posted on: Tue, 30 Jul 2013 16:53:03 +0000

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