Ils lèvent leurs mains haut vers le ciel et habitent ce temps - TopicsExpress



          

Ils lèvent leurs mains haut vers le ciel et habitent ce temps suspendu entre la vie et la mort. Ce geste, le dernier réalisé par Michael Brown, un adolescent noir de 18 ans, non armé, tué par un policier blanc à Ferguson (Missouri), est repris depuis le 9 août par les nombreux manifestants américains qui demandent justice. Souvent accompagné du slogan « Hands up, don’t shoot » (Mains en l’air, ne tirez pas), ce geste symbolique est une manière, pour la communauté afro-américaine, de s’approprier politiquement son image et de la contrôler. Théorisée par l’activiste Frederick Douglass en 1861, cette pensée est, à l’heure d’Internet, plus pertinente que jamais : elle repose sur l’idée que la photographie permet de raconter sa propre histoire et d’atteindre l’égalité des races. Dès le milieu du XIXe siècle, les Afro-Américains s’approprient la photographie « comme un révélateur de l’injustice », explique François Brunet, professeur d’art et de littérature des Etats-Unis à l’université Paris-Diderot. Elle permet de documenter les crimes, les discriminations et les lynchages. Un siècle plus tard, en 1955, dans l’Etat du Mississippi, la photographie du corps tuméfié et criblé de balles d’Emmett Till, un jeune Noir de 14 ans accusé d’avoir flirté avec une blanche, constitue un tournant dans le mouvement des droits civiques : les images viennent témoigner de la brutalité blanche et, plus tard, de la répression par les policiers. C’est le cas, en 1963, du cliché de Bill Hudson qui montre un manifestant attaqué par un chien. « A l’époque, le Comité de coordination non-violent des étudiants (SNCC) a recruté, entraîné et formé ses propres photographes activistes, elle a même créé une agence photographique », raconte Leigh Raiford, professeur au département des études afro-américaines de l’université de Californie à Berkeley. Certaines de ces images sont devenues des icônes : elles symbolisent la construction d’une histoire collective, d’une identité et d’une idéologie. « Les photographies peuvent révéler l’esprit d’un mouvement et, de cette façon, le diffuser », affirme Danny Lyon, photographe pour le SNCC dans les années 1960. Dès le XIXe siècle, la photographie permet en outre de construire une image positive de la communauté. De nombreux mouvements culturels et artistiques l’utilisent comme un « support de “défense et illustration”, au sens fort, de l’identité, de la grandeur et de la beauté des Afro-Américains », explique François Brunet. « Aux Etats-Unis, poursuit-il, l’esclavage, puis la ségrégation, ont fait du Noir un “homme invisible”, selon le titre du célèbre roman de Ralph Ellison (1952). Donner une visibilité “positive” à la communauté afro-américaine a donc été (et demeure aujourd’hui) un enjeu crucial. » « Mais longtemps, le problème a été la capacité de ces images à entrer dans la distribution de masse », remarque Jean Kempf, professeur de civilisation américaine à l’université Lyon-II. Aujourd’hui, la communauté afro-américaine est très présente sur Internet. « Les réseaux sociaux permettent aux gens de créer leur propre documentaire ainsi que les récits de leurs expériences », constate Barbara Krauthamer, professeur au département d’histoire de l’université du Massachusetts. La dénonciation des injustices reste au centre des images qui y sont véhiculées. Lorsqu’en 2012, Trayvon Martin, un adolescent noir, est assassiné par un volontaire effectuant des surveillances de voisinage, l’image de son sweat à capuche devient un signe de ralliement. « C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la notion d’“icône” est souvent insuffisante, souligne François Brunet. Ce qui compte, ce n’est pas seulement l’existence d’une image célèbre, c’est sa diffusion et son appropriation par des milliers de gens. » « Les communautés marginalisées ou discriminées sont particulièrement sensibles au contrôle de leur image, ajoute Jean Kempf. On peut dire que beaucoup de Noirs américains, de par le “corps qu’ils habitent”, sont toujours conscients de l’image qu’ils projettent ou que l’on projette d’eux. » Lorsque les médias ont évoqué la mort de Michael Brown, beaucoup ont publié la même photographie : l’adolescent, qui ne sourit pas, effectue un geste qui a été interprété, à tort, par beaucoup, comme un « signe de gang ». Des milliers d’Afro-Américains ont alors relayé le hashtag #iftheygunnedmedown accompagné de deux images. Si je suis abattu par la police, se demande un internaute, quelle image serait publiée ? Celle où je suis torse nu, avec un bandana, une chaîne et des dents dorées ou celle où je porte un uniforme de l’armée ? Aujourd’hui, à Ferguson comme ailleurs, une véritable guerre des images oppose les manifestants à leurs détracteurs : alors que certains tentent, dans leurs photos, de souligner le chaos des manifestations et les pillages, d’autres, amateurs ou photojournalistes, produisent des milliers de clichés racontant les arrestations et la militarisation de la police – c’est notamment le cas de l’impressionnante photographie de Scott Olson, qui montre des policiers surarmés face à un manifestant seul. « Mais si le SNCC a réussi dans les années 1960, c’est parce que derrière l’utilisation des images, il y avait un grand effort d’organisation », conclut Danny Lyon. Les images, seules, ne suffisent pas.
Posted on: Sun, 14 Sep 2014 10:18:47 +0000

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