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Le temps : En Syrie, l’Histoire assassinée Le temps : في سوريا...التاريخ يذبح lundi22 juillet 2013. Angélique Mounier-Kuhn ----------------------------------------------------- La guerre qui broie les vies humaines saccage aussi les trésors culturels de ce pays terre de civilisations. Lieux de culte bombardés, cités millénaires labourées par les fouilles sauvages, antiquités acheminées clandestinement à l’étranger, c’est la mémoire du monde qui est menacée. Ce jour d’avril dernier, ce fut comme si une trappe s’était dérobée sous les pieds de Maamoun Abdulkarim, le directeur général des Antiquités et des Musées en Syrie, et qu’il s’était effondré lui aussi, dans un gouffre existentiel. Le minaret de la Grande Mosquée d’Alep venait de s’écrouler. Dans son bureau de Damas, Maamoun Abdulkarim est accablé par les images de la destruction mises en ligne sur YouTube; en septembre 2012, déjà, il avait été tétanisé par celles montrant le souk d’Alep dévoré par les flammes. Trois mois plus tard, nul ne peut dire qui, des rebelles syriens ou des soldats loyaux à Bachar el-Assad, ont porté le coup de grâce à cette tour vertigineuse et carrée, seule rescapée d’un incendie qui avait ravagé la mosquée originelle, fondée sous les Omeyyades puis reconstruite au XIIe siècle par Saladin. Pour les premiers, le minaret a été anéanti par les bombardements des chars syriens; pour les seconds, il a été dynamité par des insurgés qui avaient réinvesti l’édifice fin février. Peut-être a-t-il inéluctablement succombé aux assauts croisés des uns et des autres, après des mois de combats acharnés dans son périmètre. «Ça a été un choc, une catastrophe totale, se remémore Maamoun Abdulkarim, joint à Damas par téléphone. J’ai été touché au cœur. Ce minaret, l’un des grands symboles de notre patrimoine, était resté debout au Moyen Age. Sa chute est une insulte à la civilisation moderne. Je me suis demandé: suis-je capable de continuer ma mission? Puis-je encore faire quelque chose pour ce peuple? Et qu’est-ce qui nous attend si je quitte ma tâche?» Ces questions ne cessent de le hanter. Comme elles taraudent au quotidien la plupart de ses compatriotes archéologues, restés au pays ou exilés, impuissants face à la dévastation du patrimoine syrien. Lieux de culte éventrés, fortifications bombardées, cités millénaires labourées par les fouilles sauvages, antiquités acheminées clandestinement à l’étranger pour y être revendues à des collectionneurs sans scrupule… Il est impossible, dans le chaos de la guerre, de dresser un état des lieux précis, a fortiori quand les inquiétudes portent sur des sites archéologiques excentrés et désertés par leurs gardiens comme à Mari, une cité de caractère syro-mésopotamien, construite au deuxième ou troisième millénaire avant notre ère, ou Doura Europos, une colonie macédonienne édifiée en 300-320 av. J.-C., toutes deux situées dans la vallée de l’Euphrate, à la frontière irakienne. Mais tout laisse supposer qu’un désastre est à l’œuvre. «La situation est gravissime, sans doute la plus grave de toute mon expérience. Elle l’est pour les six sites syriens inscrits au patrimoine mondial (ndlr: classés patrimoine en danger en juin dernier), et ceux qui ne le sont pas», confirme Francesco Bandarin, directeur général adjoint pour la Culture à l’Unesco. D’après le Département d’Etat américain, qui a réalisé une carte des lieux en danger, 97% du patrimoine syrien se trouve en zone de conflit ou de déplacement. Autant dire que l’intégralité est exposée. Michel Al-Maqdissi, qui a dirigé pendant onze ans le service des fouilles en Syrie avant de s’en expatrier, redoute «une destruction systématique. Les deux côtés veulent gagner la bataille par n’importe quel moyen. Tout le monde s’en fout des antiquités. Et l’Unesco, qui devrait crier jour et nuit, reste paralysée.» «J’entends cette frustration. Nous la partageons, répond Francesco Bandarin. Mais comment intervenir? Nous n’avons pas de force armée. Même les Nations unies ne sont pas présentes en Syrie.» Il y a tout juste une semaine, le bombardement du Krak des chevaliers, un autre fleuron du patrimoine syrien, a bouleversé Michel Al-Maqdissi. La citadelle construite par les croisés au XIIe siècle, et classée par l’Unesco, a été atteinte par des projectiles vraisemblablement largués d’avion ou d’hélicoptère. «Je stresse pour le Krak, dit l’archéologue. Il est le seul au monde à être dans cet état de conservation extraordinaire.» Occupé par l’opposition armée, ce chef-d’œuvre d’architecture militaire, dressé sur un promontoire dans la province de Homs, est le théâtre de heurts avec les partisans du régime depuis des mois. Au moins une de ses tours a été gravement endommagée. «Je lance un message à tout le monde: cet endroit ne peut pas servir de base à des militaires», adjure Maamoun Abdulkarim, sur un ton qui ne laisse guère de place à l’espoir. Directeur du département d’archéologie à l’Université de Damas, il a été nommé à la fin d’août 2012 à la tête de la Direction générale des antiquités et des musées (DGAM), lorsque son prédécesseur est parti au Ministère de la culture. Il est en quelque sorte le superviseur en chef du patrimoine syrien, une responsabilité qu’il partage avec 2500 fonctionnaires à travers le pays, aux moyens devenus dérisoires. «On m’a demandé d’élaborer une politique pour gérer la situation catastrophique», dit-il. Il a accepté, par «devoir scientifique». «Comme d’autres, poursuit-il, j’aurais pu décider de quitter le pays. Mais je suis resté, pour sauver ce qui peut être sauvé.» Maamoun Abdulkarim cultive une obsession: «neutraliser» l’archéologie. Et il s’astreint à ne commenter le conflit qu’à travers ce seul prisme, une gageure pour le détenteur d’une fonction officielle, renvoyant dos à dos assaillants et assaillis, pilleurs et profanateurs, armée et rebelles. «Que l’on soit pour le gouvernement ou contre, il faut laisser tout cela de côté. Moi, je suis kurde; dans mon équipe il y a des sunnites, des Alaouites. Nous travaillons tous ensemble. Si les musées syriens sont attaqués, c’est l’histoire qui est violée. Si nous abandonnons notre patrimoine culturel, nous serons 23 millions de Syriens à pleurer.» Pour qui n’a pas endossé le sacerdoce de ce professionnel de l’histoire, il peut paraître inconvenant, et peut-être même obscène, de se préoccuper du sort de vieilles pierres dans le contexte d’une guerre qui est déjà celle de tous les superlatifs. Depuis qu’elle s’est mise à l’ouvrage il y a vingt-huit mois, la grande faucheuse a happé plus de 100000 vies. Plus de quatre millions de Syriens ont été déracinés, provoquant la plus grave crise de réfugiés depuis le génocide au Rwanda, selon l’ONU. «Cela me fait de la peine que l’on évoque le patrimoine quand tant de gens meurent tous les jours sans que personne leur vienne en aide», commente Mohammad, un réfugié syrien à Genève. Le saccage du patrimoine, qui s’accomplit dans un relatif silence, est pourtant bien un drame. «Il est lui aussi un baromètre de la barbarie de cette guerre», insiste Josh Lyons, analyste satellite chez Human Rights Watch (HRW) à Genève, qui a lancé une enquête sur ce sujet. Sans doute faut-il même parler d’un crime de guerre. La Convention de coopération qui régit la protection des biens culturels dans les conflits armés (La Haye, 1954), signée par Damas, n’a pas le pouvoir de sanctionner. Mais l’article 8 du traité de Rome fondant la Cour pénale internationale (CPI) stipule, lui, que les auteurs de «la destruction et l’appropriation de biens, non justifiées par des nécessités militaires» ou «le fait d’attaquer ou de bombarder, par quelque moyen que ce soit, des villes, villages, habitations ou bâtiments qui ne sont pas défendus et qui ne sont pas des objectifs militaires» sont passibles de poursuites. Cette calamité ne se trame pas en marge de l’assourdissante tragédie humaine syrienne, mais elle en est consubstantielle. Comme la double hélice de l’ADN enserre le patrimoine génétique d’un être, les Syriens sont liés de toute éternité à leurs trésors. Dans l’anéantissement des vies présentes et la désintégration du passé, une même irréversibilité condamne le futur. C’est ce que tente de faire comprendre Sophie Cluzan, conservatrice au Musée du Louvre au département des antiquités orientales, arabisante, et spécialiste de la Syrie. Elle y a séjourné d’innombrables fois, depuis les années 1990, lorsque le pays a pris conscience qu’il tenait, dans l’inestimable profusion de ses antiquités, et pour peu qu’elle soit ingénieusement exploitée, un atout national et un moteur de développement économique de ses provinces. La France, en particulier, devait l’aider dans cette entreprise de valorisation. Un accord de coopération d’Etat à Etat, dont Sophie Cluzan a été l’une des chevilles ouvrière, a été signé en 2010. Cette année-là, Damas s’est enorgueilli d’avoir accueilli 7,5 millions de visiteurs (+50% sur un an). Dès les premières heures du soulèvement, le projet franco-syrien a tourné court; la manne touristique s’est tarie, et la centaine de missions archéologiques étrangères qui se rendaient chaque année sur les chantiers de fouilles a déserté la Syrie. «Les vies arrachées ne seront pas remplacées. Elles sont des suites de drames familiaux, d’horreurs personnelles, par dizaines de milliers. Mais il y aura un lendemain et celui-ci ne saura pas panser les blessures du peuple syrien si l’identité de ce dernier lui a été arrachée. Or, l’identité syrienne est bel et bien celle d’un patrimoine unique au monde», explique l’archéologue française. Il est sans équivalent, insiste-t-elle, «parce qu’il est le reflet de nombreuses civilisations mais surtout des émergences: sédentarité et maîtrise des modes de subsistance, écriture, urbanisme, Etat, alphabet, sans parler des religions. Nous avons puisé là nos propres avancées.» Maamoun Abdulkarim s’évertue à rappeler au monde occidental ce qu’il doit à la Syrie. Le 3 juillet, il a publié un «appel international pour défendre et sauvegarder le patrimoine syrien», semblable à un cri d’indignation et de désespoir: «La communauté internationale, le monde entier, doivent se souvenir que l’héritage archéologique de la Syrie fait partie du patrimoine culturel de l’humanité. Et que la perte de l’une des composantes de ce patrimoine est une perte pour l’humanité tout entière», y écrit-il. «Je me sens seul, dans ce silence international. Hier c’était l’Irak (ndlr: dont le patrimoine, infiniment riche lui aussi, a été dévasté par la guerre). Tout le monde doit jouer son rôle, hors de la politique. La Syrie a beaucoup donné à l’histoire de l’humanité», complète-t-il par téléphone. Parce que l’Histoire, d’une certaine manière, a tout donné à la Syrie, jusqu’au funeste avènement des El-Assad. En 16000 ans, une quarantaine de civilisations se sont succédé ou côtoyées sur ce territoire qui n’a pris sa forme actuelle qu’à la dislocation de l’Empire ottoman. Les Syriens ont appris à se l’approprier dans ses nouvelles frontières et n’ont jamais cessé de vivre dans l’imbrication des héritages, toutes ces traces du temps léguées par les Romains, les Byzantins, les Ottomans et d’autres avant eux. «Ce que distingue la Syrie de toute autre région, insiste Sophie Cluzan, c’est l’ampleur de la chronologie, qui va de l’origine de l’occupation humaine à notre époque contemporaine. S’y ajoute une ampleur quantitative et qualitative pour chacune des périodes. La qualité est primordiale, comme ces simples tablettes d’argile d’Ougarit (ndlr: capitale d’un royaume levantin remontant au IIe millénaire av. J.-C.). Elles contiennent les archives de l’humanité.» En Syrie, où Damas et Alep se disputent le titre de plus vieille ville au monde habitée sans discontinuer, les sites monuments et sites archéologiques se comptent par milliers. Beaucoup renferment encore des trésors inconnus, et parmi eux, peut-être, des découvertes majeures. De celles qui font que «l’histoire y est toujours en devenir», d’après Sophie Cluzan. Il y a quelques semaines, le coup de pioche d’un soldat de l’armée a mis à jour, à proximité de Palmyre, monumentale cité antique classée au patrimoine de l’Unesco, 1600 pièces datant de la reine Zénobie. Elles sont en bronze, simplement recouvertes d’argent, preuve qu’une crise économique a sévi à l’époque de leur fonte. Le butin a été envoyé à ­Damas. Mais combien d’autres disparaîtront à cause des fouilles clandestines, opérées par les populations locales en manque de ressources, sous la contrainte ou pas de groupes armés, militaires ou crapuleux? Le cas pour l’heure le mieux documenté d’Apamée, sur les rives de l’Oronte, au nord de Hama, où subsiste une exceptionnelle avenue bordée de colonnes romaines, est emblématique: intact avant la guerre, l’endroit, «surveillé» par les troupes de Bachar el-Assad, s’est transformé en une surface lunaire mitée de milliers d’excavations, comme le montrent des photos satellite. Ces atteintes sont irrémédiables, se désole Cheikhmous Ali, archéologue installé à Strasbourg, comme les fosses grossières qui profanent, sans que l’on sache encore dans quelles proportions, Mari ou Doura Europos. «On ne sait pas ce que les gens trouvent. Nous allons perdre beaucoup d’informations. Une fouille archéologique nécessite de la méthode. Elle est comme une scène de crime que les policiers découvriraient 2000 ans plus tard», dit-il. Le jeune homme, qui collabore à l’enquête lancée par HRW, achevait à Strasbourg sa thèse en archéologie du Proche-Orient ancien, lorsque les troubles ont éclaté en Syrie. Il n’y a pas remis les pieds. En France, il a cofondé l’Association pour la protection de l’archéologie syrienne (APSA), dont le site internet, conçu comme une base de données sans cesse actualisée, rassemble, à l’instar de ceux dédiés aux violations des droits de l’homme, tous les films et photos transmis par des journalistes-militants témoins sur le terrain de déprédations: telle maison ancienne à terre, dans le quartier de Midan, à la lisière des murs de la vieille ville de Damas, elle aussi classée par l’Unesco; telle mosquée de Deraa, l’un des tout premiers lieux de culte islamique, transformée en hôpital clandestin dès les prémices de la contestation et dont le toit et le minaret ont été partiellement détruits par des bombardements de l’armée; tel pont suspendu, legs du protectorat français, touché par des tirs à Deir ez-Zor. «Nous ne pouvons pas tout documenter. Beaucoup de choses nous échappent, dit Cheikhmous Ali. Mais il nous faut à tout prix trouver les moyens d’éviter la catastrophe irakienne.» Le souvenir du pillage du musée de Bagdad, perpétré en avril 2003 par des commandos irakiens alors qu’approchait l’armée américaine, hante les esprits. En Syrie, à l’exception de ceux des villes côtières, Tartous et Lattaquié, les 38 musées ont baissé le rideau. Dont les trois plus réputés, à Damas, où plus de 77000 objets culturels sont conservés, à Alep et à Deir ez-Zor. Dans la capitale, seul le jardin attenant est encore ouvert. Le bâtiment a été sécurisé par une porte de plusieurs tonnes. «Tous les musées syriens ont été vidés, nous avons consolidé les murs et les portes. Ils sont dans de bonnes conditions», indique Maamoun Abdulkarim. Y compris celui de Homs, abrité par l’ancien bâtiment de la municipalité. Selon lui, il aurait échappé au déluge de feu qui s’abat sans discontinuer sur le centre-ville depuis que l’armée a décidé d’y écraser la résistance. Un film amateur le montrait pourtant déjà perforé l’an passé, ouvert à tous les vents et apparemment mis à sac. Mais c’est Raqqa, ville du nord dont différentes factions rebelles et islamistes se disputent le contrôle, qui donne des sueurs froides au directeur de la DGAM: «Des groupes s’affrontent là-bas; j’ai peur pour le musée.» Sur le site de l’APSA, une vidéo datée de mars dernier, met en scène des hommes armés devant l’établissement. «Le musée est sous le contrôle de l’armée libre, précise une légende, ses collections n’ont pas été touchées.» En revanche, selon l’APSA, douze autres musées nationaux ont été endommagés ou dévalisés. Où se situe la vérité? Le patrimoine syrien est un enjeu de propagande, et la communauté de ses défenseurs n’échappe pas aux dissensions. Impossible aussi d’établir quelles quantités d’antiquités syriennes ont déjà atterri sur le marché noir international, et si elles financent, comme des sources le suggèrent, l’armement de certains groupes. En 2012, la DGAM dit avoir récupéré 4000 objets syriens, faux et originaux, qui s’apprêtaient à sortir du pays, contre quelques centaines les années précédentes. La même année, 18 tableaux mosaïques d’importance mineure ont été interceptés au Liban. Beyrouth est sur le point de les restituer à la Syrie. Puis en mai 2013, une journaliste du Sunday Times a confondu des contrebandiers, des Syriens et des Libanais. En se faisant passer pour une acheteuse, elle a permis aux autorités libanaises de mettre la main sur 73 objets d’époque romaine, bustes, monnaies et verreries, en provenance de Palmyre. «Il y a toujours eu des objets syriens acheminés au Liban. Les clients libanais et ceux des pays du Golfe sont très friands de ce genre d’antiquités. Pour l’instant, je n’ai pas eu vent de quoi que ce soit sortant de l’ordinaire», indique pour sa part Ali Aboutaam, propriétaire de Phoenix Ancient Art, une galerie d’antiquités à Genève. On avait coutume de dire à Palmyre, avant que le pays s’enfonce dans la guerre, que «les pierres volent la nuit», en référence aux bustes escamotés par hélicoptère, par le régime ou ses sbires. L’an passé, Interpol a appelé tous ses membres à redoubler de vigilance, mais ne communique pas d’information sur la réalité de ce commerce. L’Unesco, qui dit avoir sensibilisé les services de douanes de tous les pays voisins de la Syrie, redoute quant à elle un trafic à bien plus grande échelle que ne le laissent supposer les quelques prises médiatisées. Assiégé, bombardé, vandalisé et pillé, le patrimoine syrien, celui de notre humanité, se désagrège. Le moment viendra, avertit Michel Al-Maqdissi, «où tout le monde le regrettera. Ce jour-là, il sera trop tard.» apsa2011/index.php/fr/presse
Posted on: Thu, 25 Jul 2013 16:46:28 +0000

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