La polyphonie linguistique par Marion Carel Très utilisé en - TopicsExpress



          

La polyphonie linguistique par Marion Carel Très utilisé en linguistique moderne, le terme « polyphonie » renvoie à des phénomènes que l’on peut classer en deux familles : ceux qui concernent l’allusion, par un unique énoncé, à plusieurs contenus ; et ceux qui concernent la présence de plusieurs instances énonçantes à l’intérieur de l’énonciation. On trouvera un panorama de ces diverses approches dans Perrin et Colas-Blaise [1]. Dans la première de ces deux acceptions, la plus banale, le terme « polyphonie » renvoie au cas où un locuteur fait volontairement entendre plusieurs contenus, sans qu’il lui soit possible de nier les avoir évoqués : exprimés en même temps, ces contenus s’ajouteraient pour constituer le sens de l’énoncé. On peut distinguer ce que j’appellerai une « polyphonie sémantique », attachée au nom de Ducrot, et une « polyphonie intertextuelle », attachée à celui de Bakhtine. Un exemple de polyphonie sémantique est offert par la présupposition : (1) Pierre a cessé de dormir Le locuteur de (1) communique en effet à la fois que Pierre ne dort pas et que Pierre dormait auparavant. L’objet de sa prise de parole est le contenu [Pierre ne dort pas] (c’est lui qui est interrogé par la forme interrogative est-ce que Pierre a cessé de dormir ?) et à ce premier contenu s’ajoute un second, [Pierre dormait auparavant], que le locuteur accepte également même s’il n’est pas l’objet déclaré de sa prise de parole (ce second contenu n’est pas atteint par l’interrogation). Le premier contenu est qualifié de « posé », le second, de « présupposé » ; le locuteur fait entendre les deux. On distinguera la présupposition des phénomènes de sous-entendu, qui, à ma connaissance, ne sont jamais qualifiés de polyphoniques. Il y a certes une parenté entre l’exemple précédent et le suivant : (2) quelques étudiants sont venus à la journée organisée par le centre Puisque, de même que le premier exemple fait entendre de manière implicite que Pierre dormait auparavant, de même ce deuxième exemple fait entendre de manière implicite que quelques étudiants ne sont pas venus. Mais le contenu [quelques étudiants ne sont pas venus à la journée du centre] ne constitue pas pour autant un présupposé de (2) car il n’est pas clairement maintenu à l’interrogation – le locuteur de est-ce que quelques étudiants sont venus ? ne semble pas nécessairement le communiquer. Et surtout, alors que tout énoncé de la phrase Pierre a cessé de dormir communique le présupposé que Pierre dormait auparavant, par contre certains énoncés de quelques étudiants sont venus ne communiquent pas que quelques étudiants ne sont pas venus : (3) Quelques étudiants sont venus, peut-être même tous Un locuteur peut toujours nier avoir sous-entendu une proposition, ce qui n’est pas possible lorsque la proposition est présupposée. L’évocation intertextuelle partage avec la présupposition le fait de ne pas être reniable : (4) Je crée donc je suis. Le premier acte de vie est un acte créateur. (Romain Rolland, Le voyage intérieur) Le locuteur de je crée donc je suis ne peut contester l’allusion au Cogito de Descartes, et en cela son discours ressemble à Pierre a cessé de dormir. On notera cependant qu’il ne prend pas position vis-à-vis du Cogito. Il y fait allusion mais sans l’affirmer, ni le rejeter, ni le remplacer, ni même le transformer : le locuteur ne cherche aucune vérité première, apte à servir de fondement à la philosophie ; il ne prend pas position vis-à-vis de Descartes. Il se contente de faire résonner la formule de Descartes dans sa propre parole, comme pour placer son discours à côté de celui de Descartes, comme pour ajouter son propre discours à une sorte de Discours total, constitué de toutes les paroles (philosophiques) déjà tenues. Alors que le locuteur de Pierre a cessé de dormir communique que Pierre dormait auparavant, le locuteur de je crée donc je suis ne communique pas à proprement parler le contenu [je pense donc je suis]. Je parlerai de polyphonie intertextuelle. La polyphonie sémantique et la polyphonie intertextuelle partagent ainsi le fait d’être déclarées. Elles se distinguent par contre par la manière dont le contenu supplémentaire est évoqué et par la position du locuteur vis-à-vis de ce contenu. Lorsque la polyphonie est sémantique, l’allusion à plusieurs contenus est préfigurée dans la signification de la phrase énoncée et le locuteur prend position vis-à-vis de ces contenus ; lorsque la polyphonie est intertextuelle, l’allusion à plusieurs contenus découle de ce que l’assemblage de mots fait allusion à un assemblage passé, et le locuteur prend seulement position vis-à-vis du contenu compositionnel de l’assemblage nouveau. C’est la polyphonie sémantique qui m’intéressera par la suite et que je discuterai. Car les présupposés sont-ils vraiment source de polyphonie ? Constituent-ils effectivement, comme le propose Ducrot, des contenus indépendants des posés, ajoutés en arrière plan de ces derniers et communiqués comme eux par le locuteur [2] ? Ne faudrait-il pas mieux, comme le proposait Russell, fondre le posé et le présupposé dans un contenu unique [3] ? Ou même, comme le proposait Frege, exclure les présupposés de ce qui est communiqué et voir dans leur acceptation un simple préalable pour que le contenu posé ait une valeur de vérité [4] ? Dans un cas comme dans l’autre, on détruirait l’hypothèse que la présupposition est cause d’une polyphonie sémantique. Les formes linguistiques favorables à la description de Frege sont assez rares. On pensera à des exemples comme le suivant dont le groupe nominal la mousse présuppose le contenu [il y avait de la mousse], relatif à l’existence de la mousse : (5) On entra dans une vieille cabane. La mousse la rendait glissante. On parle alors d’emploi existentiel de l’article défini, par opposition à son emploi anaphorique que l’on trouve par exemple dans (6) : (6) On arriva à Dijon. La ville était déjà décorée pour Noël. (Le groupe nominal la ville a en effet pour seule fonction de faire référence à Dijon : le contenu existentiel [il y avait une ville], si jamais il est évoqué, est déjà communiqué par l’occurrence de Dijon dans la première phrase.) Les emplois existentiels de l’article défini, je l’annonçais, sont favorables à la description de Frege : l’existence de l’objet dont parle l’énoncé (la mousse) est bien un préalable pour que le groupe verbal (rendre glissant) s’applique à quelque chose et que l’énoncé global ait un sens, soit, en particulier, une valeur de vérité. Cependant, ces cas ne sauraient servir de modèle à la présupposition car les contenus présupposés n’ont pas toujours pour fonction de donner un sens au jugement posé. Dans le vers de Victor Hugo qui suit, la description d’un songe où Napoléon voit les conséquences de ses échecs, l’article défini est anaphorique et c’est l’adjectif horrible du groupe nominal sujet qui introduit un présupposé, à savoir le jugement incident [la vision était horrible] : (7) L’horrible vision s’éteignit (Hugo, Expiation) Or ce présupposé ne constitue pas un préalable pour que le jugement principal [la vision s’éteignit] ait un sens : il n’est pas nécessaire de supposer que la vision était horrible pour qu’il y ait un sens à dire qu’elle s’éteignit. Il ne s’agit pas d’une condition au bon emploi de la vision s’éteignit, mais bien d’un second contenu qui s’ajoute au contenu principal et est également communiqué par le vers de Hugo. Sauf peut-être lorsqu’ils sont de nature existentielle, les présupposés sont à intégrer au sens de l’énoncé. Sont-ils pour autant, comme le propose Ducrot, source de polyphonie ? Sont-ils effectivement disjoints du posé ou doivent-ils au contraire, comme le propose Russell, être fondus à ce dernier ? Commençons, à titre d’exemple, par revenir sur l’énoncé Pierre a cessé de dormir. Nous avons vu que cet énoncé présuppose que Pierre dormait et pose qu’il ne dort pas. La connaissance du sommeil passé de Pierre n’étant pas un préalable pour que le jugement [Pierre ne dort pas] ait une valeur de vérité, nous sommes dans un cas où l’énoncé communique son présupposé. La question est de déterminer si ce présupposé est indépendant du posé. Selon Ducrot, tel est le cas ; selon moi, non. Les énoncés dont les présupposés sont source de polyphonie, s’ils existent bien, sont, je crois, plus rares que ne le supposait Ducrot.
Posted on: Tue, 01 Oct 2013 22:30:54 +0000

Trending Topics



Recently Viewed Topics




© 2015