Le texte qui suit correspond à une analyse de La Ligne verte de - TopicsExpress



          

Le texte qui suit correspond à une analyse de La Ligne verte de Frank Darabont (avec Tom Hanks et Michael Clarke Duncan) dans laquelle je vais chercher à démontrer que ce film nest, contrairement à ce quon pourrait penser, ni contre la peine de mort, ni même passablement ambigu sur cette question, mais quil est bel et bien un film de propagande qui est fondamentalement pour. Jespère avoir éveillé un tant soit peu votre curiosité. Jai en effet été horrifié par le fait que ce film ait rencontré un immense succès en salles et quil soit toujours aujourdhui encensé de toutes parts pour son soi-disant message humaniste. Commençons demblée avec un bref résumé du film afin que tout le monde se souvienne à peu près de ce dont il retourne (le résumé de Wikipédia est à mon avis assez fidèle https://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=La_Ligne_verte_(film)&oldid=97139699 mais peut-être un peu long). Laction se déroule dans un pénitencier en Louisiane, au sud des États-Unis donc, au cours des années 30. Paul Edgecomb (Tom Hanks) est gardien-chef au bloc E, consacré à la détention des condamnés à la chaise électrique avant leur exécution. Un jour, un nouveau détenu arrive, John Coffey (Michael Clarke Duncan), géant qui impressionne tout le monde mais qui est en fait très doux et très aimable. Il est doté de pouvoirs de guérison quil emploie à plusieurs reprises au cours du film en absorbant ou avalant la maladie avant de la recracher sous forme de petites mouches ou particules noires. Parmi les autres gardiens on trouve Brutus, Dean et Harry, qui sappliquent comme Paul à permettre aux condamnés de passer les derniers instants de leur vie en paix. Il y a également Percy, nouveau gardien sadique contre lequel les autres ne peuvent rien faire car il est protégé par sa famille haut placée. William Wharton – qui se surnomme « Billy the Kid » – prisonnier retors et violent qui crache sur tout le monde. Édouard Delacroix, qui apprivoise une souris quil nomme Mister Jingles et que Percy, exécrable, écrase sauvagement. Heureusement, John Coffey redonne vie à la souris grâce à ses pouvoirs. A lieu une première exécution, celle dun détenu indien. Au terme de tractations insidieuses, Percy réussit à obtenir de son supérieur Paul quil mène lexécution suivante, celle de Delacroix – car ce quil veut, tout pervers quil est, cest voir la mort de près. Le jour venu, il sabstient de mouiller léponge qui, canalisant la décharge électrique, est censée permettre une mort rapide ; il rend ainsi, en toute connaissance de cause, le supplice de Delacroix long et douloureux. John ressent toute labominable douleur de son ancien comparse, à distance. Une amie de Paul souffre dune tumeur au cerveau. Il a lidée de lui amener John, dont il a déjà pu apprécier les pouvoirs surnaturels, afin quil la guérisse. Ce quil se produit après quil la – temporairement – fait sortir de prison. Mais John, contrairement à ce quil se passe dhabitude, ne parvient pas à recracher la maladie – celle-ci semble trop forte. Revenu dans sa cellule, il parvient néanmoins à empoigner Percy et lui transmet les moucherons. Percy, sonné, sécarte, marche quelques instants dans le couloir du bloc, sarrête, prend son pistolet et fait feu sur William Wharton, qui meurt sur le coup. Percy finit par recracher le mal mais il est définitivement atteint et on lenferme dans un asile de fous. Paul, après tous ces épisodes, apprend que John est innocent de ce dont on a laccusé – un double meurtre en réalité commis par William Wharton – au cours dun procès fallacieux, marqué dune haine et dun racisme outranciers. Mais il ne dispose daucun moyen de le prouver. Avec laccord des autres gardiens, il déclare à John quil peut laider à séchapper, car il ne veut pas avoir la mort dun innocent sur la conscience (ce quil ne pourrait justifier face à Dieu lors du jugement dernier), mais celui-ci refuse. Il se résout donc à lexécuter. Après cela Paul et les autres gardiens démissionnent. Ils ne supportent pas davoir mené une telle exécution. On retrouve, à lépoque contemporaine, un Paul anormalement âgé – il a 108 ans ; cest un effet secondaire dû à la guérison de John – et qui se demande quand viendra enfin lheure de sa mort. Cest à peu près tout. Le film dure trois heures et on en ressort abasourdi, les larmes aux yeux, parce quon a assisté à lexécution dun innocent qui vient couronner une longue torture visuelle et morale, avec de multiples mises à mort, mises en scène très crûment, dans un environnement particulièrement triste et pesant, malgré lhumanité dont tentent tant bien que mal de faire preuve Paul et ses camarades qui exercent malgré eux un métier pénible, par nature inflexible, inhumain, barbare. Cest un film contre la peine de mort, ça ne fait aucun doute. John Coffey nest-il pas le Bien en personne ? Un procès inégal, mené par des juges racistes, aucune preuve tangible, et le voilà sur la chaise électrique ? Alors même quil tentait de sauver, à laide de ses pouvoirs, les deux petites filles qui sont mortes dans ses bras. Ce procès, cette exécution, et donc la peine de mort en général, ce sont des pratiques dun autre temps, la barbarie incarnée à lœuvre, etc. Commençons par le commencement. Je vais tâcher de montrer en quoi ce film est – un brin – caricatural dans la dichotomie quil opère entre « le Bien » et « le Mal ». Je pense que tout un chacun laura remarqué. Le personnage de Percy, le gardien, est méchant, très méchant. Son souhait le plus ardent, cest dêtre aux premières loges lors dune exécution (youtube/watch?v=8if_FYOJqOY&list=PL8683083F1E441222 7:40), après quoi il a promis de partir travailler dans un autre établissement. Il ne cesse de faire des remarques haineuses, écrase la souris quaimait tant Delacroix, laisse léponge délibérément sèche, etc. Cest, de plus, loin dêtre un adversaire noble : non seulement, il semble tarder à demander sa mutation (comme sil voulait assister à lexécution de John), ignorant ainsi sa part du marché, mais il est aussi très lâche, en cela quil nintervient pas lors du combat contre Wharton, puis se pisse dessus quand celui-ci le menace, durant à peine quelques instants. En fait, sa haine semble être une réaction à cette lâcheté, un moyen de dissimuler celle-ci, ce qui le rend encore plus pathétique. Il en est de même pour le personnage de Wharton, qui est, dès sa première apparition, présenté comme un fou furieux retors. Nul moment de doute, nulle étincelle dhumanité ne parcourent ses deux personnages sur lensemble du film, qui dure tout de même trois heures, ce qui serait propice, je pense, à une certaine évolution. Ils sont méchants et resteront méchants ad vitam eternam. Linverse est également vrai. Les gardiens sont gentils et ils iront jusquau bout de leur logique de gentils en démissionnant. John Coffey, Jésus Christ de ses initiales, est bien une réincarnation du Messie, dans toute son innocence (il a peur du noir, comme un enfant), par ses guérisons miraculeuses (dont il ignore lorigine, comme sil était touché par la grâce, ce qui en fait un personnage prédisposé à faire le bien), et sa mort sur la croix. Une auréole semble lentourer quand il regarde Fred Astaire chanter « Im in heaven » et quil dit « Voilà, ça cest des anges. Des anges, comme au paradis » (youtube/watch?v=_s9PlO2dT84&list=PL8683083F1E441222 8:50). Ce qui est intéressant, cest que le film procède par inversion de ce à quoi on est censé sattendre. Dans le couloir de la mort, pire endroit imaginable sur Terre, tout est calme et paisible, grâce aux bons sentiments des gardiens, du moins jusquà larrivée du haïssable Percy. John est un colosse monstrueux qui fait peur à tout le monde, mais cest un être doux à lintérieur, un être timide, qui semble encore attaché à lenfance. Un gardien est surnommé « Brutal », mais cest quelquun de bien. Le film prétend donc aller au-delà des apparences, a contrario des idées reçues, démarche qui ne peut être considérée, aux yeux des spectateurs, que comme étant éminemment positive. Dailleurs, le mal est présent aussi bien chez les gardiens, avec Percy, que chez les prisonniers, avec Wharton. Il faut en tirer une leçon : le Mal sinsinue quels que soient les différences au sein de la société, quels que soient les camps ; mais heureusement, il en de même pour le Bien, qui triomphe des barrières. On est dans un univers confortable, où le Bien et le Mal sont aisément identifiables, où il semble que les préjugés seffacent (on peut émettre des doutes, tout de même, sur la totale absence de préjugés dans le film ; était-il envisageable que John soit blanc ? nest-il pas noir en vue de catalyser le sentiment de culpabilité du WASP moyen ? les noirs peuvent-ils être mauvais ? etc, mais là nest pas la question). Jai tendance à penser quil sagit de manipulation. Manipulation qui semble se déployer pleinement avec la figure de la souris. Que retient-on à la fin du film, que retient-on des années après lavoir vu ? La souris, la souris, encore et toujours la souris. Elle est si mignonne, cette souris. Si chou. Comme John, dont elle est parfaitement complémentaire (lorsquil la protège des remous surnaturels que provoque lexécution de Delacroix), elle est entièrement innocente. Si bien que tous les personnages du film vont être jugés en fonction de leur attitude vis-à-vis delle. Elle sert directement à canaliser les émotions du spectateur. Exemple parmi tant dautres dune manipulation que Darabont lui-même, selon un article du Guardian (theguardian/film/2000/feb/16/artsfeatures.awardsandprizes), reconnaît : « Every frame of every movie is an attempt by the artist to manipulate the perceptions or emotions of the viewer ». « Theres nothing wrong with honest sentiment ». Ainsi le film se complaît dans le sentimentalisme, essayant darracher le plus de larmes possibles à celui ou celle qui le regarde. Mais cela ne résout rien au problème que je cherche à mettre en avant. Si cest un film caricatural, manipulateur, en quoi serait-ce un film pour la peine de mort, alors que tout semble indiquer le contraire ? En réalité, les deux premières heures du film ne posent pas trop de problème. Cest après que ça coince. Il y a une scène en particulier qui est assez spéciale. Je résume : lépisode de lévasion temporaire de John, orchestrée par les (gentils) gardiens afin de guérir lamie de Paul, vient davoir lieu. Je rappelle quaprès avoir guéri la vieille femme, John na pas réussi à recracher les moucherons, qui signifient le mal ; il les a donc toujours en lui. On vient de libérer Percy de la camisole de force dans laquelle on lavait placé afin quil ne donne pas lalerte concernant la sortie nocturne dun prisonnier, avec laide de gardiens. Comme à son habitude, il se fait arrogant, et nul doute quant à son intention de révéler le traitement dont il a fait lobjet. Alors John intervient à sa manière (youtube/watch?v=kxrcDRkZAoI&list=PL8683083F1E441222 2:20 – 7:30). À travers les barreaux de sa cellule, il plaque violemment Percy contre lui, lui refile le mal en le lui faisant avaler. Cela étant fait, il le relâche. Percy est déboussolé. Il se déplace comme un pantin, avec difficulté. Il sarrête étrangement devant Wharton. Soudain il prend son pistolet et tire à plusieurs reprises. Puis il sécroule et recrache les moucherons qui disparaissent près du plafond. Il ne sen remettra pas et plus tard, on va lenfermer, avec ironie, dans létablissement dans lequel il était censé demander sa mutation, à savoir un asile de fous. Suis-je vraiment le seul à trouver cette scène absolument abjecte ? John a TUÉ, sans ambiguïté aucune, dabord Percy (dans un sens métaphorique, puisquil restera indéfiniment fou, le récit sarrêtant), puis Wharton par lintermédiaire de Percy. Le lien de cause à effet est on ne peut plus clair. Certains spectateurs (je lai constaté) croient quil ne sagit pas là dune exécution en bonne et due forme, aimeraient y voir un accident. Cette vision rassérénante ne saurait résister bien longtemps, tout simplement à cause de ce que dit John juste après son meurtre : « Jai puni les mauvais hommes. Je les ai puni lun après lautre ». Sérieusement ? Est-on là devant la réincarnation du Christ ? Cest donc ça, le Bien absolu, dans ce film ? « Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent », cétait trop difficile à assumer, jimagine ; après tout, Jésus Christ nest quun homme, on ne peut pas trop lui en demander. Tout ça est enrobé dans les pleurs des personnages, auxquels sajoutent lincrédulité de Paul, les effets pyrotechniques et le cri de Brutus (youtube/watch?v=kxrcDRkZAoI&list=PL8683083F1E441222 8:20) qui viennent ajouter un souffle épique à la scène, et bien sûr limmédiate mise à plat du crime de Wharton, afin quil soit bien entendu quil est méchant, méchant, et même, méchant, et donc quil était tout à fait légitime – et même nécessaire – quil meure. À ces artifices on peut même ajouter « lhumour » de la scène suivante, alors que Paul nie quil puisse y avoir un quelconque lien avec la guérison par John de la tumeur cérébrale (youtube/watch?v=_s9PlO2dT84&list=PL8683083F1E441222 1:50 – 2:03), et puis les bons mots censés donner le change en prétendant fournir un message humaniste (« Vous avez compris maintenant ? Et tous les jours cest comme ça, tous les jours, partout dans le monde entier » nous susurre John). On est clairement dans le raisonnement du bon vieil américain protestant conservateur, avec application en règle de la loi du talion (dans son interprétation la plus grossière, œil pour œil et dent pour dent). Vous maccorderez, jespère, que le film, désormais, semble assez ambigu. En tout cas, il semble compromis quil soit tout à fait contre la peine de mort. Mais tout de même, me direz-vous. Que dire de tous ces détails scabreux, de cette mise en scène angoissante, de cette lente montée de la tension ? Que dire de la mise à mort de « linnocence » même, en la personne de John ? Que dire surtout de cette scène, insoutenable, de lexécution de Delacroix par Percy, qui séternise et terrifie toute lassistance ? Comment interpréter le fait que tout le monde ou presque – la clique des gêneurs exceptée – ayant assisté au film y a vu une dénonciation pure et simple de la peine de mort ? En fait, la réponse nest pas difficile. Il y a bien, dans ce film, une dénonciation de la peine de mort. … Vous êtes perdus ? Vous trouvez que mon argumentaire est foireux et que vous perdez votre temps ? Cest normal. Je mexplique. Il y a une dénonciation de la peine de mort, mais pas nimporte quelle peine de mort. Regardons les faits. Laction se passe au Sud des États-Unis. Dans un endroit arriéré, dun point de vue non seulement spatial – le Vieux Sud – mais a fortiori temporel, en cela que laction se déroule dans les années 30 – le contraste avec lépoque contemporaine est dailleurs souligné par la mise en abyme du récit dans deux passages qui se déroulent alors que Paul est vieux. Les gens, sils ne se font pas justice eux-mêmes, avec force fourches et vieilles pétoires – la scène de la poursuite dans les champs tend à mon avis à nous présenter la population comme sauvage, mais cest très subjectif – font appel à des juges qui sont tout aussi racistes queux, comme ce pseudo-avocat que va voir Paul afin den apprendre plus sur John (youtube/watch?v=fZX9d_tKwgM&list=PL8683083F1E441222). Il est clair quaucune chance ne lui était laissée. Dès quon la retrouvé, le fusil du shérif, à la gueule par ailleurs assez antipathique, était placé contre son cou. Celui-ci lui crache même dessus (youtube/watch?v=B6Cpsz1zkYI&list=PL8683083F1E441222 3:40). Lors de la scène de lexécution de John, le sentiment qui domine le père des petites filles est également clairement exposé : il sagit de vengeance (youtube/watch?v=o860E6FeVBI&list=PL8683083F1E441222 3:00). Quest-ce qui se trouve ici dénoncé ? La peine de mort, quand elle est dictée par des sentiments négatifs, une pulsion négative, dans un cadre de parodie de justice. La peine de mort, quand elle concerne un innocent. Sans blague ? Ainsi donc la peine de mort est injuste quand il sagit dun innocent ? Mais jai tendance à exagérer : on peut déceler ici largument que la plupart des spectateurs auront à mon sens intégré, à savoir quil faut abolir la peine de mort parce quon ne peut jamais être sûr que la justice a bien analysé tous les éléments en détail, parce quil y a toujours un risque de condamner un innocent. Remarquez quil sagit là dun des arguments les plus faibles contre la peine de mort. Il ne désigne finalement pas la peine capitale en elle-même, mais les moyens dont dispose la justice. Cest ce qui reste quand on nest pas parvenu à convaincre son interlocuteur que la peine de mort est en elle-même une monstruosité. Léchec de cet argument est notamment mis en scène dans le film dAlan Parker, La vie de David Gale : pour les personnages qui défendent la peine de mort, il suffit daméliorer la justice, et de multiplier les étapes chargées de prévenir toute erreur judiciaire. On peut même compter sur les associations abolitionnistes qui viendront soutenir, en dernier ressort, la cause des innocents. Rappelons que dans Le dernier jour dun condamné, Victor Hugo ne nous mettait pas en présence dun homme innocent, mais bien dun homme coupable, représentant tous les condamnés possibles, car ce quil voulait, cétait dénoncer la peine en elle-même. Insistons encore : quen est-il de cette horrible scène de la mort de Delacroix, qui fait fuir y compris ceux qui étaient venus assister à lexécution, comme sil sagissait dun spectacle ? Là encore, la justice nest simplement pas à la hauteur, puisque cest PERCY qui sest occupé de toute lopération : sil a fait en sorte que Delacroix meure dans datroces souffrances, cest parce quil était poussé par des sentiments négatifs, parce quil voulait se venger de Delacroix qui sétait largement moqué de lui alors quil était dans une situation très délicate, alors que sa lâcheté était honteusement mise en évidence après que Wharton la bousculé (youtube/watch?v=_Gmrolo63_k&list=PL8683083F1E441222 5:00 – 7:00). Ce nest donc pas véritablement la « justice » (je mets le terme entre guillemets parce que ce mot commence à savérer délicat) qui est à lœuvre, qui est la cause de la torture de Delacroix. Si tout cétait passé selon cette « justice », Delacroix serait mort « en paix ». Ce qui est à lœuvre, cest la vengeance personnelle, la mise à mort non pas « réfléchie » mais sauvage, sans entraves, bref lanarchie – lanarchie fantasmée par laméricain conservateur moyen. Cest la société qui sécroule. Les hommes préhistoriques, qui se tapaient dessus sans raison, ou lAssemblée Nationale quand il est question de cumul des mandats. Je pense que vous voyez de quoi je parle. Les spectateurs de lexécution ne peuvent le supporter : ils senfuient. Quest-ce quon reproche ensuite à Percy ? Davoir laissé ses basses entrailles parler, de ne pas avoir été professionnel. Cest là que réside à mon avis toute la subtilité de la chose. Comment, à lheure actuelle, fonctionnerait un film de propagande visant à promouvoir la peine de mort ? Certainement pas de manière grossière, en présentant ostensiblement celle-ci comme étant nécessaire, car le film ne toucherait personne parmi ceux qui pensent être vigoureusement opposés à la peine capitale, qui ne feraient même pas leffort de le regarder. Il est évident que le film de propagande est un film de propagande par cela même quil emploie des moyens détournés pour insinuer à ladresse du spectateur son message essentiel. Les techniques de manipulation ont quelque peu évolué depuis les années trente et les régimes totalitaires. Aujourdhui, le spectateur occidental moyen, de par son éducation, saurait aisément reconnaître un film de ce genre. Mais La ligne verte prétend concéder que la peine de mort est mauvaise à cause du risque de condamner un innocent. Cette concession met en confiance le spectateur, qui, inconsciemment, avalisera peut-être le message plus profond du film. Comme je lai dit, il y a une première peine de mort, celle du Sud raciste dont la justice est inégale, celle de Percy et des paysans dominés par leurs pulsions vengeresses. Leur représentation est tellement caricaturale quon peine à croire quil puisse y avoir là une dénonciation qui constituerait le fondement du film. Cest trop facile. On voit rapidement que la porte est laissée grande ouverte à une deuxième peine de mort, celle qui constituerait lexact contraire de la première, en cela quelle serait « réfléchie », égalitaire, « humaine ». Il est bien entendu question de la peine de mort telle que les gardiens voudraient chercher à la pratiquer, eux qui ne cessent de sappliquer à faire preuve de la plus grande humanité à légard des détenus. Cest la peine de mort exercée par les forces du Bien. Celle qui se justifie sans le moindre problème devant les hommes et devant Dieu. John, ainsi, explique très clairement à Paul pourquoi il a tué Percy et surtout Wharton, et celui-ci finit par tomber daccord après avoir vu ce qua fait ce dernier aux deux petites filles. Il était juste de tuer Wharton car il avait tué. Cest aussi la peine de mort qui surmonte les instincts de vengeance, qui a été décidée et appliquée en gardant la tête froide et la pleine mesure de la situation. Cest surtout, dans largumentaire chrétien (non pas propre à tous les chrétiens, mais à ceux qui se contredisent eux-mêmes), la peine de mort qui permet au condamné de sacquitter définitivement de la dette quil avait envers la société, car son crime était trop grave pour se faire pardonner autrement, et de faire face à Dieu lors du jugement dernier lavé de ses fautes. La toute première exécution, celle de lIndien, est ainsi particulièrement révélatrice. Tout est très encadré, très professionnel (et en même temps, pas tellement : est-il vraisemblable que Paul sasseye ainsi dans la cellule, et se place de cette manière sur un pied dégalité avec le condamné ? mais on en déduit – inconsciemment – que cela témoigne de sa sympathie). Dean, le jeune gardien, sapplique à lui raser le crâne comme il faut. LIndien passe la main pour vérifier, ça a lair de pas trop mal lui convenir. « Vous ne croyez pas que si quelquun se repent du mal quil a fait, il peut retourner à lépoque où il a eu le plus grand bonheur de toute sa vie, pour léternité ? Ça serait pas ça, le paradis ? » demande-t-il. « Cest exactement que je le vois, oui », répond Paul, consolateur. Puis lIndien évoque ce que serait pour lui le paradis. Musique douce, nostalgie, séquence émotion. Tout est très calme. Brutus savance, désigne sa montre, il est lheure. Paul fait oui de la tête, lair de dire quil a compris quil faut y aller, mais cest un peu à contrecœur, parce quil est humaniste, et veut que tout se déroule le mieux possible pour lIndien, cest-à-dire sans précipitation. « Tout va bien se passer. Tu y arriveras », dit-il. Arriver à quoi ? À franchir létape de la mort, dont tout le monde saccorde à penser quelle est un peu délicate, cest vrai, mais après, ça va, car on est automatiquement au paradis, et tout est bien qui finit bien. Dailleurs lIndien lui aussi est très calme. En bon stoïcien quil est, il surmonte tout ça sans problème. La scène qui suit nest nullement effrayante, du moins elle ne cherche pas à lêtre. Le public ne crie pas dinjures et semble même attristé (une femme qui baisse les yeux) quon ait dû en arriver à une telle extrémité. Les gardiens semblent un peu tristes, eux aussi, mais restent très calmes, et regardent la mort en face. Même Percy ne fait pas de chahut – cest lune des rares fois au cours du film. Tout est mesuré et précis ; lheure est parfaitement respectée. La séquence est rapide – deux minutes – et comporte des ellipses, si bien quon ne voit pas le véritable moment, fatidique, de la mort de lIndien (youtube/watch?v=8if_FYOJqOY&list=PL8683083F1E441222 5:05 – 7:08). Il ny a pas de coup de tonnerre, de grand sursaut musical, de torture déchirante, et John ne ressent rien à distance. Bref : cest une exécution sobre, soignée, une belle exécution, un modèle dhumanité. Scène suivante, Brutus réprimande Percy (qui se moquait du mort) en ces termes : « Il a payé pour ses fautes. Il est en règle avec la maison maintenant. Alors respecte-le, le touche pas et fout-lui la paix ». Ces propos peuvent paraître un peu plus dérangeants que lors du visionnage du film. Cest quil ny a plus tout ce contexte de manipulation des sentiments qui nous faisait voir Percy comme étant extraordinairement méchant, et surtout, par contraste, Brutus comme étant fondamentalement quelquun de bon (comme si tout ce qui sopposait à un mal était nécessairement bon – mais le procédé fonctionne : on est amené, à partir du mal, à déterminer ce qui est ou plutôt serait bien). Quelquun dont on pouvait supporter et même soutenir le discours qui savère ici clairement en faveur de la peine de mort, en cela quil sagirait dune libération morale du condamné qui navait plus trente six mille moyens pour se faire pardonner. Avant son exécution, Delacroix, de la même manière, disait regretter ses actes, « mais [cétait] trop tard » et espérait « que Dieu ait pitié de [son] âme » – reconnaissant donc quil fallait en arriver à la peine de mort. Dautant que le suicide, cest pas bien : il faut que la société conserve limpression davoir retrouvé son équilibre, ce qui serait impossible si les gens se mettaient à se tuer eux-mêmes, privant la société dun juste retour des choses, dun juste retour de linitiative. La dichotomie entre le Bien et le Mal, tout à fait artificielle, est encore à lœuvre quand John tue Percy et Wharton. Le spectateur ne supportait plus ces personnages depuis longtemps déjà. Peut-être nose-t-on pas aller jusquà souhaiter leur mort (et encore, si la manipulation opère correctement, on est censé la souhaiter), mais la caricature aide quoi quil en soit à faire passer la pilule. Quen est-il de lexécution de John, dont on sait quil est innocent ? On a bien vu quil sagissait soi-disant de largument principal du film contre la peine de mort. Je pense quil nen est rien. Cette mort, dabord, participe encore et toujours de la manipulation du spectateur, quon cherche, encore et toujours, à faire pleurer ; après quoi celui-ci, sétant senti transporté, sera satisfait de ce quil aura vu, et ne saurait semployer à le remettre en cause. Son dégoût sera dirigé vers la peine de mort en tant quelle condamne des innocents. Mais dans le film, lexécution de John est pourtant représentée comme étant positive. Déjà parce quelle maintient la cohésion de la société et permet damener la paix – en calmant les personnes les plus « attardées », comme le père des petites filles. Ensuite parce que John voulait mourir, car il ne supportait plus dêtre lobjet de la haine de toute une communauté, et car il ne supportait plus la haine de lhumanité en général (toujours ces discours qui lenveloppent dune aura philosophique ou mystique, au choix, décidément bien illusoire). Sa mort est ainsi vue comme une libération, tout comme pour lIndien (et pour Delacroix). Les gardiens pleurent, puis démissionnent, histoire de bien mystifier le spectateur. Pourquoi nont pas abandonné ce travail plus tôt ? Ça leur convenait, jusque-là, semble-t-il. Non, il est bien question dinsister sur le fait que le film est soi-disant contre la peine de mort, sinon leffet désiré sécroule. De la même manière, on fera croire quil nest pas un film véritablement inspiré des enseignements de lÉglise protestante (en tant quinstitution), juste avant lexécution de John, quand celui-ci dit quil na pas besoin quun prêtre vienne prier, mais préférerait à la rigueur que Paul le fasse, comme si, finalement, ils était trop bons pour passer par linstitution, et revenaient en quelque sorte à une forme de « chrétienté originelle pure » susceptible dêtre acceptée sans trop de remous par tout le monde (leffet escompté serait nul pour un athée sil voyait John faire appel à un homme déglise). Quant à la toute fin du film... cest à ce moment-là que jai tendance à penser quen plus dêtre abject, celui-ci devient franchement mauvais. On voit Paul, des dizaines dannées plus tard, se lamenter sur son sort : à cause de John, il est doté dune longévité exceptionnelle, mais cela a fait quil a vu sa femme et tous ses amis mourir à tour de rôle... idem pour la souris, quon avait décidément pas assez vue à lécran, et qui semble navoir pour seule fonction que davoir à rappeler au spectateur quil faut sortir les mouchoirs, au cas où la niaiserie du vieil homme et les larmes de la vieille femme ne suffiraient pas (youtube/watch?v=iGfpa5jZmc0). Paul présente cette longévité comme étant sa malédiction. « Cest comme ça que je doit expier »... « quand la mort viendra enfin... à vrai dire, je lappelle de mes vœux ». Mince alors, cest vrai, cest chouette, la mort. Ce serait risible si ce nétait pas profondément triste (je ne parle bien sûr pas de ce qui se passe dans le film, mais de ce quil dit). Dernières répliques du chef-dœuvre : « sil a permis à une souris de vivre aussi longtemps, combien dannées va-t-il encore falloir que jattende ? Nous sommes tous promis à la mort. Tous, sans exception. Mais pour certains, parfois, la ligne verte semble bien longue... » (et gros plan sur la souris – on avait fini par sen douter, non ?). … Bon alors, résumons. Je ne ferais pas plus de commentaires sur la musique, qui semble à tout prix vouloir se discréditer, montrant sans ambages à quel point elle nest employée que pour mieux manipuler le spectateur. Manipulation qui nous présente un monde où tout est, au-delà des apparences quon prétend dépasser, soit une émanation du « Bien », soit une émanation du « Mal ». Le contraste est tel quon finit par ne plus prêter la moindre once dhumanité aux personnages présentés comme antipathiques. On les juge comme méchants qui ne peuvent en aucun cas sadoucir. Ce sont des personnages qui ont « choisi » demployer leur semblant de « liberté » – car aucun personnage nest libre dans ce film, il ny a que des pantins – à faire le Mal et exclusivement le Mal. Autrement dit, on est poussé à les juger précisément comme jugent les tribunaux du Vieux Sud et, de manière générale, tous les partisans de la peine de mort – mais bien sûr, embrumés par les larmes, on ne sen rend pas compte. Dun autre côté, il y a les gentils, qui ressortent toujours par contraste comme étant de vrais Saints, dont les paroles ont valeur dévangile. Que disent ces Saints (qui, au passage, ont toujours été saints) ? Quil faut punir, car les méchants sont méchants et resteront indéfiniment comme tels. Mais punir de manière réfléchie, et non pas pulsionnelle, car les pulsions, cest mal et cest stérile, ça risque de mettre en jeu la vie dun innocent, alors que la réflexion permet toujours de faire émerger pleinement la vérité et la « justice ». Si on condamne à mort, on ne doit pas pour autant oublier son « humanité » : car on fait ça pour permettre au condamné dexpier ses fautes envers la société avant de faire face à Dieu, et il faut laccompagner, avec tendresse, dans cette louable démarche. Que dit le film ? Dans un premier temps, que les préjugés comme le racisme, cest mal, alors même quil multiplie les clichés comme celui du « négro magique », qui ne peut pas faire le mal, car montrer un Noir qui fait le mal, cest faire preuve de racisme. Ensuite, que la peine de mort, cest mal, parce quon risque de condamner des innocents, alors même quil semble séchiner à vouloir insister sur la stupidité des tribunaux racistes, pour bien faire comprendre que les tribunaux doivent évoluer, si ce nest déjà fait dans la brillante société multiculturelle américaine dans laquelle les Blancs intelligents côtoient sans conflit les Indiens et les Noirs, mais ont compris que les Blancs, parfois, peuvent être méchants. Enfin, quil faut traiter « humainement » les condamnés à mort. Mais, loin de sarrêter là, laissant au spectateur le soin de décider de ce dont il retourne à propos de la peine de mort, comme on a pu le penser (television.telerama.fr/tele/films/la-ligne-verte,248112.php), le film va à mon avis beaucoup plus loin. Il dit, parfois dune manière qui serait ridicule si on faisait abstraction de la gravité du sujet, que lhomme est fondamentalement dépourvu de liberté, quil ne peut changer, que celui quon a jugé comme criminel ne peut se « repentir » sans passer par la peine capitale. Il présente comme étant la réincarnation du Christ, comme étant donc le Bien absolu, celui qui décide en toute connaissance de cause de punir ceux quil a jugés comme étant inguérissables, inaptes à réintégrer la société. Il dit alors que la peine adaptée, cest la mort, seule capable, dans une perspective chrétienne particulièrement contradictoire – et cest bien cette seule perspective particulière que je considère – de permettre tant aux victimes quà celui qui sest rendu coupable de trouver la paix. J. LHôte. P.S. : Jespère que le texte ne vous a pas paru trop prétentieux, jai du mal à juger. Si vous le trouvez, par le plus grand des hasards, assez bien écrit, vous pouvez le recopier, à condition sil vous plaît dindiquer sa provenance... Par ailleurs je tiens à préciser que je men suis tenu à lanalyse du film en lui-même, nayant pas lu le livre de Stephen King – mais en gardant à lesprit quune adaptation cinématographique peut considérablement modifier le propos original, sans pour autant modifier radicalement le récit dorigine. Par ailleurs je ne sais pas ce que pensait et ce que pense désormais Frank Darabont de la peine de mort, mais ça ne changerait rien, car je ne prétends juger que le film ; en fait il est tellement hallucinant que jespère que je me trompe à son propos, même si jen doute fort – nétant pas le seul à émettre de sérieux doutes –, parce que comme je lai dit dans mon introduction, je trouve sincèrement triste quil a rencontré un large succès, non pas tant auprès de la critique que du public, comme en témoigne par exemple la note quil obtient sur lIMDb (8,4) et les éloges dont il fait encore aujourdhui lobjet sur Youtube.
Posted on: Fri, 08 Nov 2013 20:36:04 +0000

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