Le vélo de mon père. Ah, ce premier vélo, comme il était - TopicsExpress



          

Le vélo de mon père. Ah, ce premier vélo, comme il était surprenant ! Sa chaîne était reliée à la roue arrière par deux pignons autour desquels elle décrivait une courbe bizarre qui permettait d’aller de l’avant, même quand on pédalait à l’envers. - C’est ma deuxième vitesse disait mon père avec sa grosse voix chantante des faubourgs marseillais qui plaisait tant aux jeunes Chambériennes dotées à cette époque de l’accent un peu trainant des Savoyards. C’est qu’il avait de l’allure Marius sur sa rossinante d’acier, si lourde que lui même, malgré des biceps de boxeur, s’y prenait à deux mains pour la soulever ! Il avait ficelé derrière sa selle une remorque métallique qui lui servait à nous transporter ma sœur et moi jusqu’à Saint Alban Leysse, un village situé à environ quatre kilomètres de la ville. Nous étions en pension dans deux orphelinats qui accueillaient aussi, à faible coût, des enfants issus de famille en difficultés. Or, en 1942, chez nous, ce n’était pas la joie. Ayant fait une septicémie après l’accouchement sous césarienne de mon frère, ma mère était bien trop faible pour s’occuper de nous et mon père, comme bien des hommes de cette génération, ne savait pas le faire. Ciel, que les retours du dimanche soir en pension par la route de Joppet nous paraissaient sinistres ! Immanquablement, au cours de cet itinéraire, le vélo de mon père contournait la fontaine des quatre sans culs qui éveillait en nous une sensation d’écrasement et de crainte. Ces quatre éléphants fichés dans une colonne au sommet de laquelle trônait un étrange bonhomme portant une épée à sa ceinture, et les longues trompes des pachydermes qui déversaient leur eau dans un bassin polygonal, faisaient fuser de nos lèvres des tas de questions. Mon père, tout en pédalant ferme, les clarifiait à la manière du méridional qu’il était, par des calembredaines qui, loin de les apaiser, attisaient encore plus nos frissons. A l’en croire, ces bêtes énormes si on les regardait d’un sale œil pouvaient nous asperger à grand jet, ou pire encore nous attraper au passage et nous jeter dans les airs. Inutile, je crois, de préciser que, lorsque la remorque passait à proximité de ce monument célèbre, nous fermions les yeux et attendions qu’il soit hors de vue pour les rouvrir. Les rues, en ce temps là, ignoraient les embouteillages. On croisait de loin en loin quelques camionnettes et voitures qui fonctionnaient au gazogène, les jeeps ou les camions gris-vert des troupes occupantes italiennes, des attelages chargés de sacs de charbon ou de cageots pleins de bouteilles et des bicyclettes qui n’étaient pas de la première jeunesse. Le vélo de mon père - bien qu’il fût lui aussi un vieux clou - suscitait l’étonnement des autres cyclistes. Devant la galerie, Marius aimait user de son rétropédalage qui le faisait aller de l’avant. C’était d’après lui un vélo allemand expérimental qui datait de la première guerre et qu’il avait récupéré dans les bordilles. Entendez par bordilles, les ordures en jargon provençal. Les rues pendant l’occupation sentaient le crottin de cheval et les champs qui longeaient la route de Saint Alban, au moins jusqu’à l’automne, étaient couverts de fleurs et de papillons. Mon regard à chaque fois étaient attiré par les belles taches rouges des coquelicots ou des oeillets de poète et aussi par le Nivolet et le Penet, deux montagnes avenantes qui nous offraient la contemplation de leurs vignobles, de leurs sapinières et de leurs rocs dressés tels des remparts, comme pour nous protéger. Même s’il faisait beau, même si les prairies étaient éclaboussées de lumière, les retours à la pension étaient tristes. A Saint Alban, mon père déposait d’abord ma sœur à l’orphelinat des filles, chez les religieuses gouvernées par une mère supérieure dont j’aimais l’avenant visage. Puis après être passé devant l’église, c’est toute pédale arrière qu’il grimpait la côte du lavoir, pour me larguer chez les furies, au sens étymologique du terme, qui avaient la charge des garçons. Là, je retrouvais Jean Villard, un savoyard pur sucre qui riait de mon accent du midi pas encore supplanté par les tonalités du patois local. Nous partagions le même pupitre en classe, les mêmes chagrins, les mêmes jeux, étions voisins de lit au dortoir et quand sa mère venait les voir, lui et son frère Eugène - leur père était prisonnier en Allemagne - j’avais, comme eux, droit à une part de gâteau. Nous avions 5 ans tous les deux. Ce fut mon premier ami. Nous en avons bientôt 78 aujourd’hui et, bien que j’aie longtemps couru le monde, c’est toujours chez lui que je reviens, quand j’ai le mal du pays. Dès que le vélo de mon père survenait pour nous ramener à la maison afin d’y passer le week-end, le voyage prenait des allures de conte de fées. Notre remorque brinquebalante se muait en carrosse, nous en petits princes, et mon père en une sorte de centaure pédaleur qui défiait les lois de la logique en moulinant dans les deux sens sans jamais reculer. Notre arrivée à Chambéry par la rue de Boigne nous paraissait triomphale et au loin le château des ducs de Savoie, avec toutes ses tours crénelées accentuait l’illusion que nous entrions dans un monde enchanté. Dieu, que notre ville était belle…
Posted on: Wed, 20 Nov 2013 18:10:23 +0000

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