Nuées (texte) : Quand mon esprit, lassé de réfléchir, se délite jusqu’à se muer en nappe spirituelle volatile, je monte irrésistiblement avec lui vers les nuées où, séparé de mon corps, je vogue alangui dans le confort vaporeux de l’eau et des rêves en suspension auxquels je me fonds dans une danse orchestrée par la maestria sans cesse renouvelée des vents délicieusement capricieux. Caressé par l’air amoureux, je me métamorphose alors au gré de leurs désirs en ces formes variées et infinies que l’homme devine dans les nuages quand l’imagination l’inspire. Je deviens blanche goélette bousculée par les flots bleus d’une mer gazeuse, vaisseau fantôme aux voiles gonflées comme des seins nourriciers où des oiseaux migrateurs haletants batifolent. En pénétrant mes flancs, ils arrachent de ma coque des bouts de moi qu’ils emportent avec eux jusqu’aux confins de leur royaume. Ainsi blessé, le bateau tangue et roule, ses mats fragiles se déforment et se brisent. Dans la tempête, les marins terrifiés crient leur peur muette du vide que des buses à l’affût rattrapent et confient aux corbeaux bavards. Enfin, le frêle esquif chavire et disparaît aussi vite qu’il était apparu. A sa place, émerge aussitôt un lion. Furieux d’avoir été dérangé dans son sommeil cosmique, l’animal déchaîné ouvre une gueule béante où des nefs immaculées se perdent. Il rugit sans qu’aucun bruit ne se fasse entendre. Sa colère est silencieuse, presque poétique, et n’effraie pas même le papillon voletant sous ses griffes soyeuses. Sa crinière battue par les bourrasques violentes ressemble à un soleil froid quasi-divin inspirant le respect. Ses crocs blancs mordent l’espace autour de lui. Mais, l’air n’apprécie que peu la morsure de ses hôtes fussent-ils royaux, alors, outragé dans son honneur, il se défend sans plus attendre, et, dans un mouvement imprévisible, transforme le fauve en visage féminin apaisant, celui d’une mère aimante, radieuse et belle comme le paradis. Ses cheveux bouclés volent en tous sens. Ses yeux s’ouvrent et se ferment sous l’impulsion d’un amour idéal. Son sourire est magnifique. Ses lèvres ténues chuchotent aux oreilles des hommes ces mots doux qu’ils ont oubliés, avant de disparaître dans un tourbillon dont jaillit en un instant une myriade d’enfants intrépides courant en tout sens… Et au fil de toutes ces transformations, je m’abandonne à un état de totale plénitude. J’accède avec les anges à des univers où toute matérialité est absente et où la sérénité de l’âme fait son nid. Là, transfiguré, toute humanité me quitte, et ne reste de ma personne qu’un éther désincarné proche du Nirvana bouddhique. Si vous désirez rejoindre à votre tour cette contrée d’harmonie, rien n’est plus simple : regardez le ciel un jour de beau temps, respirez profondément et attendez ; en quelques secondes, apparaîtra au-dessus de vous un nuage en forme de main ; quand cette main se tendra vers vous, saisissez-la sans crainte, elle vous conduira vers la nue où vous attend le Saint Bonheur.
Posted on: Thu, 21 Nov 2013 10:04:17 +0000