Tonton Ten Youssouf Gueye «J’étais à Oualata» - TopicsExpress



          

Tonton Ten Youssouf Gueye «J’étais à Oualata» - Tonton, si Allah nous prête vie et santé, et qu’un jour il fait que nous sortions d’ici libres, tu ne manqueras certainement pas d’écrire un livre sur nos conditions de détention à Oualata ? Ten Youssouf Gueye (c’était lui Tonton. Ainsi avait-il voulu que Bâ Mamadou Sidi et moi, l’appelions. Lui, nous appelait «mes neveux) sourit et me dit : - J’ai déjà en tête le titre du livre. Je peux te le révéler. Il sera intitulé : J’étais à Oualata. C’est alors seulement que je pus comprendre et donner une signification à certains gestes et comportements de Tonton Ten Youssouf Gueye qui avaient attiré mon attention mais que j’avais mis sur le compte de la curiosité. Il était exempté des travaux mais aimait souvent sortir avec les détenus lors des travaux. Il cherchait à toucher du doigt tous les travaux que les détenus effectuaient, même s’il en était dispensé. Un jour, il exigea même de transporter avec nous les bidons de soixante-dix litres d’eau du puits jusqu’au fort. Il y mit si bien des poings et des pieds que nous finîmes, malgré nous, par accéder à son désir. Et ses sorties n’étaient pas seulement celles d’un promeneur à la recherche de l’air pur. Il se livrait aussi à de véritables observations. Il scrutait les lieux, le paysage, la ville qu’on pouvait apercevoir. Il regardait longuement les murs du fort qu’il lui arrivait de tâter souvent. Quand il me confia qu’il avait bien l’intention, un jour, d’écrire sur notre détention, alors, toutes ces images me revinrent à l’esprit. Je compris que ces observations étaient plus que le fait d’un curieux. Elles m’apparurent comme le travail préparatoire de l’écrivain qui avait un livre en gestation. En fait Tonton Ten Youssouf Gueye observait pour filmer, mémoriser le milieu, l’environnement physique, le cadre du récit qu’il se proposait d’écrire. Quand il me communiqua le titre de son futur livre, je ne voulus point en demander davantage ; comblé que j’étais par la satisfaction d’avoir eu le privilège de partager un secret bien gardé : le titre d’un livre encore en gestation d’un écrivain talentueux. Je me réjouissais plutôt à l’idée que sous sa belle plume, toutes les péripéties de notre effroyable détention seraient immortalisées. Depuis que je lui fis savoir que son fils Ten Daouda Gueye était mon ami d’enfance, tonton Youssouf Gueye me prit en estime. Je dirais même qu’il m’adopta. Si tant est que, d’un détenu à un autre, dans les conditions qui étaient les nôtres, on puisse parler d’adoption. Je devinai – il me le confirmera plus tard – qu’à travers moi, ce qu’il voyait aussi, en permanence, c’est son cher Ten Daouda Gueye. Ce sentiment, qu’il avait de percevoir son fils à travers moi, créa entre nous des liens solides et continus. Il m’estimait. Je le respectais, l’admirais pour son immense culture. Ces liens privilégiés qui s’étaient tissés entre nous m’autorisaient à le côtoyer quand je le voulais. À le questionner sur n’importe quel sujet : culture, histoire, géographie, son expérience de diplomate, le métier d’écrivain, son oeuvre littéraire, etc. Il s’en réjouissait. Il aimait communiquer, parler, mais savait aussi beaucoup écouter. Quand on le questionnait, il répondait toujours avec enthousiasme et un sens pédagogique remarquable. Né en 1928 à Kaeïdi, tonton Youssouf Gueye était l’un des premiers cadres de la Mauritanie. Sorti de l’école normale William Ponty du Sénégal, après avoir enseigné en Mauritanie pendant plusieurs années, il entama une carrière de diplomate qui le conduira à Bruxelles et à New York. En tant que responsable de l’OTA (Office du Tourisme Africain), il effectuera un séjour à Paris dans les années 70. Il était profondément imbu de la culture occidentale autant que de sa culture africaine. Toutes deux cohabitaient en lui dans une parfaite harmonie. L’histoire du Fouta n’avait pas de secret pour lui. Il en parlait avec autant d’assurance et d’aisance, qu’il parlait de l’histoire de la France de Hugues Capet à Napoléon Bonaparte, en passant par Louis XVI. Pendant notre séjour à Oualata, il fit des conférences magistrales sur l’histoire du Fouta et de la France. Les lieutenants Dia Abdarrahmane et Kane Mamadou lui avaient demandé des exposés sur Napoléon Bonaparte. Il accepta. Ainsi, voyait-on, presque chaque jour, entre 13 heures et 15 heures, Dia Abdarrahmane et Kane Mamadou, munis de leur cahier et stylo, auprès de tonton Youssouf Gueye. Pendant plus d’un mois, il leur parla avec talent, de la vie et de l´oeuvre de l’un des plus illustres Français. Ces conférences étaient d’autant plus remarquables et admirables qu’il les faisait dans des conditions de détention pénibles, sans préparation, sans notes, sans documentation. Et pourtant, à l’entendre parler avec calme et une telle assurance, en égrenant des dates et des détails précis pour illustrer ses propos, on eut dit qu’il lisait des notes longuement et soigneusement préparées. Avant de passer à l’exposé suivant, il interrogeait toujours ses deux détenus-étudiants pour s’assurer que l’exposé précédent avait bien été assimilé. Ses deux détenus-étudiants étaient studieux. Cela l’enthousiasmait. Sa tâche s’en trouvait facilitée. Tonton Youssouf Gueye prenait aussi beaucoup soin de sa personne. Quand il en avait la possibilité, chaque matin, il se rasait la barbe et arrangeait sa moustache. Il veillait à son hygiène corporelle autant que les conditions de détention le lui permettaient. À l’intérieur de la salle, pendant que par petits groupes les détenus bavardaient, parlaient de tout et de rien, on voyait souvent le doyen seul, couché, plongé dans de profondes méditations. Quand, dans ces moments-là, on l’entendait marmonner, ou qu’on le voyait brusquement relever la tête et braquer son regard, qui pouvait être dur, dans la direction d’un groupe de détenus, avec un balancement désapprobateur de la tête, il n’y avait pas de doute à se faire : tonton Youssouf Gueye venait d’entendre une énormité proférée par quelqu’un. Son ouïe très fine lui permettait d’entendre involontairement beaucoup de choses dites loin de lui. Vos propos étaient captés par les oreilles de tonton quand vous croyiez qu’ils ne l’étaient que par votre vis-à-vis... Il avait aussi de l’humour. Et il ne se privait pas à l’occasion de s’en servir. Parmi les détenus de droit commun... il y avait un véritable mythomane. Tonton Ten Youssouf Gueye disait de lui : «Quand vous le voyez se remuer, ses narines s’élargir, sa tête tourner de gauche à droite, comprenez qu’il s’apprête à dire des mensonges. Mentir chez cet homme semble être un besoin physiologique ». Ten Youssouf Gueye pouvait aussi être taquin. Vers le mois de février 1988, un brigadier-chef nommé Lehbib fut muté au fort. Il paraissait seconder le régisseur l’adjudant Boubaly. Il traitait pratiquement tous les problèmes liés à nos conditions de détention, et aimait se donner des airs de quelqu’un de très important. Très vite nous oubliâmes son nom Lehbib, pour ne plus l’appeler que par le sobriquet de «Sareedu» que lui avait donné tonton Youssouf Gueye. «Sareedu» est la prononciation en pulaar de la quatorzième lettre de l’alphabet arabe qui se lit sâd. Littéralement traduit du pulaar, le terme «Sareedu» veut dire le sâd ventru. Le terme «Sareedu», qui évoque l’image du ventre, est utilisé dans les écoles coraniques traditionnelles du Fouta par les maîtres pour mieux faciliter la mémorisation de l’alphabet arabe par leurs petits élèves. Plusieurs lettres de cet alphabet se voyaient ainsi attribuées une terminaison en pulaar qui renvoie à une image bien précise. C’était là un procédé pédagogique pour faciliter l’assimilation de l’alphabet par les élèves. Le brigadier-chef «Sareedu» présentait plusieurs traits caractéristiques. Il était le seul parmi les gardes à avoir une pipe et une tabatière kilométriques dont la beauté attestait qu’elles étaient passées entre les mains d’artisans chevronnés. Court et trapu, ses oreilles se dressaient sur une tête de forme triangulaire. Il avait un gros ventre. Et c’est ce gros ventre qui inspira à tonton Youssouf Gueye le surnom de «Sareedu». Et à dire vrai, le ventre du brigadier-chef Lehbib ressemblait et évoquait la lettre «Sareedu». Ainsi était tonton Youssouf Gueye. Valeur intellectuelle sûre, homme de culture, l’auteur de «Rella Galo Thiongane ou les voies de l’honneur» nous aurait produit, si son projet de livre avait pu se concrétiser, l´oeuvre littéraire maîtresse de sa vie. À la fois témoin et acteur, il aurait sans aucun doute mis tout son talent d’écrivain, sa prodigieuse mémoire et son style suave à la rédaction de J’étais à Oualata : récit de notre détention. Nous aurions eu là, avec sa plume savoureuse, une brillante radioscopie de l’un des visages hideux et exécrables du racisme d’État en Mauritanie : le système carcéral raciste. Hélas ! il ne survécut pas aux terribles conditions de détention de Oualata. Il en mourut. Avec lui, J’étais à Oualata, dont la rédaction mentale était sans doute presque achevée. » Boye Alassane Harouna
Posted on: Wed, 04 Sep 2013 11:48:25 +0000

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