Projet de loi 21 - Médicaliser lécole: le risque existe bel et - TopicsExpress



          

Projet de loi 21 - Médicaliser lécole: le risque existe bel et bien 12 décembre 2011 | Julien Prudhomme - Historien des professions de santé, professeur associé au Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie de lUQAM | Éducation Photo : Agence France-Presse Franck Fife L’identification du «trouble mental» chez les élèves ouvrira un vaste marché privé de l’évaluation médicalisée, qui mettra le réseau scolaire à la remorque d’une redéfinition des besoins de l’enfant. Des débats techniques ennuyeux peuvent dissimuler de graves choix de société. Depuis 2002, lOffice des professions du Québec pilote par à-coups le difficile dossier de la réforme des «actes professionnels» dans le secteur de la santé. Lenjeu est de taille: déterminer qui fait quoi en santé. Quel rôle, quels pouvoirs pour les médecins, les infirmières, les psychologues, etc., avec tout ce que cela comporte de complexité et de luttes corporatistes. Malgré les obstacles, lOffice sen tire plutôt bien... jusquici. Ces jours-ci, il sattire le mécontentement dune vaste coalition dacteurs de léducation, qui refusent que lon étende aux enfants du milieu scolaire les manières de faire de la santé. Pourquoi? LAssemblée nationale a adopté en 2009 le projet de loi 21, qui constitue la dernière tranche de cette vaste réforme et doit réguler le partage des tâches dans le domaine de la santé mentale et des relations humaines. Pour être pleinement mise en oeuvre, cette loi attend la parution dun guide dinterprétation, dont une version quasi finale circule sous le manteau depuis peu. Or, ce guide prévoit que les troubles dapprentissage des enfants dâge scolaire seront considérés comme des «troubles mentaux» et que, à ce titre, leur évaluation passera des mains du monde scolaire à celles de professionnels qui, comme les psychologues, avaient la chance dêtre conviés à des tables de négociation consacrées à la santé. Contrairement à ce quont récemment suggéré lOffice des professions et lOrdre des psychologues, qui met tout son poids dans la bataille, ce glissement des problèmes scolaires vers la santé est une rupture importante, et elle ne va pas de soi. Cette rupture fait bel et bien craindre une médicalisation de lécole et de ses élèves, ainsi quune privatisation partielle menant à une perte de contrôle de lévaluation des besoins des enfants. Marché privé ouvert Réserver lévaluation des élèves à des thérapeutes de la santé, sous le label de «trouble mental» et dans le cadre dune loi sur la santé mentale, accélérera la tendance à la médicalisation de lenfance. «Médicaliser» signifie interpréter de plus en plus de problèmes, de plus en plus de cas, comme une maladie, dorigine individuelle et dont la solution passe par létiquetage et la thérapie; cela signifie aussi négliger toute autre interprétation du problème, pédagogique ou socioéconomique. Le guide de lOffice promeut dailleurs lemploi dun outil psychiatrique de classification, le DSM, jusquici peu utilisé en matière scolaire au Québec, mais dont leffet «médicalisant» est déjà largement documenté. Le guide se félicite aussi de voir se multiplier les acteurs de la santé aptes à étiqueter les enfants pour devenir la «voie daccès» aux services scolaires. Il est pourtant rare que des ordres professionnels applaudissent à une multiplication brutale et tous azimuts des praticiens autorisés, comme si cétait un gage de qualité. Dans les faits, lautorité détiqueter les élèves reviendra souvent à des thérapeutes, notamment en cabinet privé, qui ont peu à voir avec lécole et dont les visées, toujours honorables, ne sont pas pédagogiques. Désormais accessible à des milliers de nouveaux thérapeutes, lidentification du «trouble mental» chez les élèves ouvrira un vaste marché privé de lévaluation médicalisée, qui mettra le réseau scolaire à la remorque dune redéfinition des besoins de lenfant dont les principaux exclus seront les intervenants éducatifs eux-mêmes. Ce nest pas pour rien que la coalition des mécontents ne regroupe pas seulement des orthopédagogues, mais aussi les représentants des enseignants, des parents et des employeurs de léducation. Rôle des écoles Enfin, diverses études, portant sur des clientèles variées, montrent quen rendant des thérapeutes solidaires dune catégorie médicalisante large (comme le «trouble mental»), on les incite à étendre les contours de cette catégorie pour y englober toujours plus de cas. Cette tendance, compatible avec léthique et les bonnes intentions, vient du fait que les thérapeutes considèrent de leur devoir (et conforme à leur intérêt objectif) dappliquer létiquette à tous les cas «zone grise», reculant peu à peu les frontières de la catégorie. Un outil comme le DSM favorise ce glissement qui, à terme, entraîne lexplosion de clientèles infantiles toujours plus vastes et hétérogènes, mais quun langage médicalisant doit caser dans un moule toujours plus restreint. Personne, y compris les enfants et leurs parents, ne gagnera à voir le réseau scolaire devenir le spectateur passif de telles transformations. La réforme des champs de compétences professionnelles de la santé ne doit pas servir de prétexte pour libérer les forces aveugles dune médicalisation et dune privatisation de lévaluation des besoins, tout en privant les écoles de leur capacité dagir. Le rôle des lois professionnelles au Québec est le contrôle de qualité: les membres dordres professionnels, comme lOrdre des psychologues, obtiennent certains privilèges en échange de vérifications qui certifient la qualité de leur pratique. Ce gage de qualité, qui donne leur légitimité aux ordres professionnels, est important, mais sa portée réelle est limitée. Il ne donne pas aux ordres lautorité de déterminer seuls et en tout temps lexpertise appropriée pour un problème précis, surtout si cela implique des choix de société qui débordent leurs compétences. LOffice des professions a toujours mené à bien son mandat détablir des cadres juridiques qui favorisent les meilleures pratiques dans les métiers représentés à sa table, et cest pourquoi le Québec dispose aujourdhui dun système professionnel de bonne tenue. Lampleur de la réforme actuelle des professions de santé force toutefois les pouvoirs publics à se préoccuper aussi de leurs conséquences sur le contenu réel de la pratique, sur ses impacts sociaux et sur ce que les professions régulées doivent à la délibération démocratique. On peut espérer que lOffice saura sadapter à ce nouveau défi et relancer les discussions nécessaires entre tous les acteurs concernés, sans provoquer de crise politique. *** Julien Prudhomme - Historien des professions de santé, professeur associé au Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie de lUQAM Édition abonné La version longue de certains articles (environ 1 article sur 5) est réservée aux abonnés du Devoir. Ils sont signalés par le symbole suivant :
Posted on: Sun, 03 Nov 2013 21:10:23 +0000

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